Essai
Nouvelle parution
M. Blanchet-Douspis, L’Idéologie politique de Marguerite Yourcenar d’après son œuvre romanesque

M. Blanchet-Douspis, L’Idéologie politique de Marguerite Yourcenar d’après son œuvre romanesque

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Rodopi)

Mireille Blanchet-Douspis, L’Idéologie politique de Marguerite Yourcenar d’après son œuvre romanesque

Amsterdam : Rodopi , coll. "Faux Titre", 2014.

EAN  9789042037793.

234p.

Prix 50EUR

Présentation de l'éditeur :

Marguerite Yourcenar a répété qu’on ne comprenait bien l’histoire du présent qu’à la lumière du passé. Dans cette affirmation, il y a assurément une vérité difficilement réfutable. Cependant, ne juger que d’après le passé, n’est-ce pas poser a priori que le présent n’en est que la reproduction et que rien ne change jamais dans l’histoire de l’humanité universelle ? Cela revient à nier toute idée de progrès et d’évolution et à entériner le concept d’éternel retour. Cette notion qui n’est pas neutre du point de vue idéologique incite à scruter l’image que Yourcenar donne de l’histoire contemporaine avec un esprit critique, aussi bien en ce qui concerne le style que les choix opérés par la romancière. Une observation se dégage de l’étude des rapports sociaux et des questions morales, intellectuelles ou plus nettement politiques dans les romans de Yourcenar. Elle se rattache toujours à un courant de pensée traditionaliste, voire conservateur, caractéristique de l’idéologie politique de la droite européenne du XXe siècle.

Table des matières
Remerciements
Préface de Rémy Poignault
Table des abréviations
Introduction
Première partie: Appréhension des strates sociales d’après l’oeuvre romanesque
Perception des classes sociales
Le féminisme
Omniprésence de la mort
Deuxième partie: Idées et préférences politiques
La décadence
Le fascisme
Le despote éclairé
Troisième partie: De la politique à la morale
Rejet et négation de la politique
Le progrès: une chimère, la nature: unique vérité
Humanisme et mysticisme
Conclusion
Bibliographie
Index des noms
Index des noms de personnages

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Anamaria Lupan a fait parvenir à Fabula cette note de lecture à propos de ce livre :

Les perspectives enrichissantes sur la littérature ouvertes par le dialogue de la critique littéraire avec les sciences sociales (anthropologie, histoire, psychologie, sociologie, etc.) offrent aux lecteurs la chance de redécouvrir la complexité et la beauté des œuvres littéraires qui ont fait l’objet de nombreuses études. Tout en faisant appel à la fois à la littérature et aux outils conceptuels de l’histoire culturelle, Mireille Blanchet‑Douspis s’attache à lutter contre une idée reçue qui voudrait que les ouvrages de Yourcenar soient exclusivement tournés vers le passé. Elle se propose, dans L’idéologie politique de Marguerite Yourcenar d’après son œuvre romanesque, de montrer que cet imaginaire romanesque est ancré dans une forte actualité politique de son temps. L’objet de recherche est clairement défini dès le début de l’ouvrage : si, « dans tous les cas, l’idéologie apparaît comme une construction intellectuelle, à fort coefficient sinon subjectif du moins personnel [...] » (p. 16), et si « tant d’artistes contemporains de Yourcenar n’ont pas tu leurs convictions politiques et se sont même engagés ouvertement et durablement pour les défendre, comment se situait Marguerite Yourcenar ? » (p. 15). M. Blanchet‑Douspis veut réaliser le portrait idéologique de la romancière pour donner une nouvelle image au champ littéraire et culturel du xxsiècle et resituer dans l’histoire une écrivaine vue comme la figure du passé ou de l’atemporel par excellence. Cette démarche est soutenue par les idées caractéristiques du xxsiècle qui ont exercé sur Yourcenar une influence qui transparaît dans ses œuvres (le fascisme et Le Coup de grâce, la démocratie et Les Mémoires d’Hadrien, etc.). La structure du livre (Première partie : « Appréhension des strates sociales d’après l’œuvre romanesque », Deuxième partie : « Idées et préférences politiques », Troisième partie : « De la politique à la morale ») met en évidence le fait que Marguerite Yourcenar propose un trajet littéraire très riche, qui échappe à tout dogmatisme. Elle ne se laisse pas encadrer dans de catégories figées mais essaie à chaque fois d’explorer de nouvelles voies littéraires.

Le corpus de textes retenus se limite à des romans (Denier du rêve, Le Coup de grâce, Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir, Un Homme obscur) complété par Labyrinthe du monde et des essais de la fin des années 20 et des années 30. Le choix des textes étudiés souligne le fait qu’Yourcenar n’a pas une manière univoque ou monologique d’écrire. Elle est définie plutôt, comme l’a bien souligné Julie Hebert dans son ample étude[1], par la métamorphose de la voix et par la recherche continue de la perfection[2]. M. Blanchet‑Douspis essaie de replacer, de façon originale, la première académicienne dans le contexte d’une époque politique qui usait de catégories politiques marquées, à savoir « la gauche » et « la droite », sans imposer un certain regard sur l’écrivaine. L’universalisme et le moralisme, traits emblématiques de l’écriture de Yourcenar, ne sont pas niés ; ainsi, M. Blanchet‑Douspis montre‑t‑elle le chemin de la politique à la morale mis en place dans l’univers romanesque yourcenarien.

M. Blanchet‑Douspis interroge et problématise le rôle de la politique dans le monde imaginaire de Marguerite Yourcenar. Elle part de l’idée que l’écrivaine n’affirme pas ouvertement ses préférences et ses convictions politiques dans un univers dominé par l’engagement des intellectuels[3] et que, par conséquent, les idées politiques se retrouvent, en filigrane, dans les textes, dans l’univers imaginaire de Yourcenar. D’ailleurs, l’écrivaine soutient dans sa correspondance le fait qu’elle n’aime pas le genre de l’autobiographie[4] ou celui de la biographie ; à ces notions elle préfère la bibliographie. Le goût de la romancière pour le discours oblique permet d’analyser les éléments textuels qui structurent l’idéologie politique de son univers romanesque.

L’idéologie politique de Marguerite Yourcenar transparaît dans les thèmes de ses romans aussi bien que dans les convictions politiques de ses personnages. M. Blanchet‑Douspis accorde une grande importance à l’influence exercée par le milieu de l’enfance de Yourcenar sur son œuvre[5]. Aristocrate, elle a une bonne connaissance des évolutions sociales, mais dans ses romans elle fait preuve d’une incompréhension des rapports sociaux, « ce qui donne à ses récits l’apparence de société sans vie, dont les personnages se meuvent dans un monde immobile » (p. 26). M. Blanchet‑Douspis souligne, comme l’a fait Michèle Sarde dans sa biographie, Vous, Marguerite Yourcenar. La passion et ses masques[6], la relation étroite établie entre l’écrivaine et son père. Le modèle anti‑bourgeois emprunté par la fille de son père et les valeurs qui lui sont propres sont examinés : le cosmopolitisme, le dédain pour l’argent, le mépris pour les valeurs bourgeoises et l’affranchissement des codes sociaux de l’État bourgeois. Cette forme d’agir sur le plan politique, mise en place dans Le Labyrinthe du monde, « exprime une forme d’anarchisme, mais nettement de droite car il trahit de nombreux préjugés nobiliaires ». (p. 199)

Le mépris de l’argent transparaît aussi dans sa manière de se rapporter au féminisme. Même si Marguerite Yourcenar est favorable à l’extension des droits des femmes, elle n’accepte pas l’idée d’identifier les femmes aux hommes par le travail dans des usines ou dans des bureaux. Ses personnages féminins dignes de respect (Valentine, Plotine, Madeleine d’Ailly ou Jeanne) restent dans l’ombre de l’homme parce que les femmes participent à la réalisation d’un espace de bonheur et de tendresse. M. Blanchet‑Douspis voit dans l’attitude de Marguerite Yourcenar envers les femmes « une idéologie politique nettement conservatrice, hostile à l’esprit de la modernité ». (p. 213)

La modernité est niée de nouveau dans la manière d’envisager le progrès. Le passéisme remplace toute forme d’action. La décadence et la mort sont des sujets très présents dans l’univers imaginaire de Marguerite Yourcenar. Le Labyrinthe du monde présente la fin de l’Ancien Régime de l’aristocratie terrienne tandis que les essais de la fin des années 20 nous font percevoir « une idéologie traditionaliste typique de l’entre‑deux‑guerres : mythe de la décadence et de l’éternel retour, distinction raciale des groupes humaines, supériorité de l’homme blanc, bilan négatif de la démocratie [...] » (p. 93)

L’analyse des éléments de l’idéologie politique tels qu’ils apparaissent dans les romans est très fine et nuancée. Le Denier du rêve est lu en rapport avec le fascisme et M. Blanchet‑Douspis y voit la dénonciation d’un monde de solitude qui rappelle les opinions  « des écrivains de droite » (p. 109). Une autre facette du fascisme est décrite dans Le Coup de grâce où M. Blanchet‑Douspis voit une possible alternative offerte par le fascisme ; il pourrait proposer « une solution autre que le matérialisme bourgeois ou la révolution prolétarienne » (p. 120). La démocratie apparaît dans Les Mémoires d’Hadrien si on prend en considération le fait que le peuple choisit le meilleur représentant mais ce livre pose, d’autre part, la question de la colonisation.

Aucune option idéologique sur le plan politique n’est exprimée de manière tranchée dans l’univers romanesque de Marguerite Yourcenar. La volonté d’échapper aux dogmes et la continuelle recherche de la voix construisent un parcours qui va de la politique vers la morale. La troisième partie de l’ouvrage se concentre sur l’analyse de L’Œuvre au Noir et d’Un homme obscur. Changer le monde est impossible et la seule manière d’agir reste « de soulager la misère autour de soi » (p. 144). Marguerite Yourcenar nie le progrès (« [...] elle n’envisage guère les bénéfices du progrès pour la majorité des hommes et les porte un jugement qui paraît d’autant plus pessimiste qu’il n’ouvre aucune perspective meilleure pour l’avenir. » (p. 170)). Les philosophies orientales ont contribué à la primauté du spirituel dans l’univers yourcenarien. La nature est le nouvel objet d’intérêt pour l’écrivaine. Elle n’a pas pour Marguerite Yourcenar une importance économique, l’écrivaine ne lutte pas pour ses richesses, mais elle la protège parce qu’« [...] elle se sent une responsabilité envers l’humanité future comme toute humaniste [...] » (p. 174). L’intérêt pour la nature de Marguerite Yourcenar coïncide avec le mouvement « New Age » apparu aux États‑Unis dans les années 60 et qui prône la réconciliation de la raison et des courants irrationnels mise en scène dans Un homme obscur. Sans adhérer à un système de pensée, Marguerite Yourcenar inaugure une nouvelle image de l’humanisme vers la fin de sa vie, ce qui conduit M. Blanchet‑Douspis à s’interroger sur la position politique de l’écrivaine : « Marguerite Yourcenar est tentée de proposer un nouvel humanisme à la fin de sa vie, un humanisme qui intégrait la métaphysique orientale et la dimension sacrée des êtres et des choses ? Peut‑être. » (p. 194)

Enrichissant les approches sur l’univers romanesque yourcenarien, l’ouvrage de Mireille Blanchet‑Douspis nous fait découvrir le lien inhérent entre le champ littéraire et le cadre sociopolitique. Les préjugés du milieu de Marguerite Yourcenar transparaissent dans ses œuvres bien qu’elle affirme une aristocratie spirituelle qui ne prend pas en compte les frontières et les limites. L’ambition de l’écrivaine d’échapper à l’histoire (par le recours aux mythes et aux topoi passés) reste une illusion parce que l’époque où elle vit l’imprègne de ses goûts et de ses idées. La liberté reste celle de l’imagination parce que l’idéologie apparaît dans un deuxième temps, à savoir dans l’ordre du discours, comme dirait Michel Foucault.

 

[1] Julie Hebert, L'Essai chez Marguerite Yourcenar. Métamorphoses d'une forme ouverte, Paris, Honoré Champion Éditeur, coll. « Littérature de notre siècle », 2012, 612 p.

[2] Alain Bousquet, « Marguerite Yourcenar et la perfection », Livres de France, no 5, mai 1964.

[3] Michel Winock, Le siècle des intellectuels, nouvelle édition revue et augmentée, Paris : Éditions du Seuil, 1997.

[4] Lettres à ses amis et quelques autres, Édition établie, présentée et annotée part Michele Sarde et Joseph Brami, avec la collaboration d’ Élyane Dezon-Jones, Paris : Gallimard, 1955, p. 677 : « À propos, une idée m’est venue : c’est que le titre de la section elle-même, Essais et Autobiographie, choisi naguère par moi, est très malheureux. Il n’y a pas jusqu’ici d’autobiographie proprement dite dans Souvenirs Pieux et Archives du Nord, et il n’y en aura en somme guère plus dans Quoi ? l’Éternité, ou du moins ce n’est pas du tout la partie essentielle et visible de l’ouvrage. »

[5] Mireille Blanchet‑Douspis, op. cit., p. 206‑207 : « [...] si on admet que les premières années de la vie ont une importance prépondérante dans la formation de la personnalité, on trouvera parfaitement compréhensible, voire légitime que, toute sa vie, elle porte en elle la perte des valeurs ancestrales et soit sensibles a ce qui s’en rapproche le plus. »

[6] Michèle Sarde, Vous, Marguerite Yourcenar. La passion et ses masques, Paris : Robert Laffort, 1995.

 

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On peut lire sur nonfiction.fr un article sur cet ouvrage:

"Yourcenar était-elle conservatrice ?", par N. Di Meo.

  • Responsable :
    Mireille Blanchet-Douspis