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Romantisme, 2019-3 :

Romantisme, 2019-3 : "L'hypothèse indo-européenne"

Publié le par Université de Lausanne (Source : Éléonore Reverzy)

Dossier Romantisme : « L’hypothèse indo-européenne »

Arnaud MACÉ et Aurélien ARAMINI (Université Bourgogne Franche-Comté)

 

ARGUMENTAIRE

    Le déchiffrement du sanscrit et du « zend » au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle va entrainer une véritable révolution dans le monde des idées. Participant du vaste mouvement que Quinet qualifia de « renaissance orientale », la « renaissance indo-européenne » coïncide avec la découverte de l’Antiquité de l’Inde et de la Perse à travers l’étude philologique des monuments engloutis de leurs religions millénaires que sont les Védas ou l’Avesta (Raymond Schwab, La Renaissance orientale, 1950). Au regard de la renaissance d’autres Orients, celui de l’Égypte, de la Chine ou de l’Arabie, elle possède une signification particulière pour la pensée européenne. La « renaissance indo-européenne » ouvre en effet les portes d’un Orient oublié et lointain mais paradoxalement familier car, selon les travaux des philologues, de William Jones à Eugène Burnouf, les idées et les mœurs de cette antiquité indo-européenne révèleraient le fonds commun voire les formes originaires des langues, des croyances et des traditions des futurs peuples indo-européens. Imaginant plonger ses racines dans les contreforts de l’Himalaya, l’Europe se croit désormais en mesure de reconstruire ses origines hors du cadre biblique à partir des archives ressurgies des mondes de l’Inde védique et de la Perse avestique.

    D’abord objet de savantes recherches philologiques, l’antiquité indo-européenne devient, dans le discours de philosophes comme Schlegel, de philologues tel que Renan ou d’historiens comme Michelet, un « mythe des origines ». Plusieurs travaux plus ou moins récents – de L’Orientalisme d’Edward Saïd (1978) à la somme de Jean-Paul Demoule Mais où sont passés les Indo-européens ? (2014) – ont montré que cette « renaissance indo-européenne » a été le terreau d’idéologies douteuses et dangereuses, racistes, impérialistes et antisémites. S’il est indéniable que la référence à l’idée indo-européenne a joué un rôle non négligeable aux origines du racisme scientifique et de la pensée d’extrême droite – voir par exemple le classique Mythe aryen de Poliakov (1971) et, plus récemment l’ouvrage de Stéphane François, Au-delà des vents du nord (2014) – le dossier que nous proposons de construire a pour objet d’envisager la découverte de l’antiquité indo-européenne sous un tout autre angle dans la mesure où les travaux sur cette antiquité comportaient bien d'autres potentialités théoriques et esthétiques, qui ont été actualisées tout au long du XIXe siècle : ainsi l’intérêt d’un Quinet pour « les Bibles de l’Inde et de la Perse », loin de conduire à une vision ethnodifférentialiste de l’humanité, s’inscrit dans la dynamique d’une « réformation nouvelle du monde civil et religieux » dont l’horizon est la réconciliation des religions au sein de la tradition universelle.

    Il serait réducteur d’inscrire la fascination de la pensée européenne pour l’antiquité indo-européenne dans la seule perspective d’expliquer l'émergence des idéologies raciales. Cette lecture téléologique risque de passer sous silence la complexité et l'hétérogénéité qui découlent du fait que l’idée indo-européenne procède d’une reconstruction à partir de travaux philologiques, reconstruction toujours « localisée » politiquement. Le contour même de l'identité indo-européenne est mouvante dès lors qu’elle est replacée dans les contextes scientifiques nationaux et elle est tout autant soumise à la variation des méthodes philologiques. Menées à l’échelle européenne, les recherches philologiques sur une supposée antiquité indo-européenne sont l’occasion d’échanges, de collaborations mais aussi de rivalités entre les savants de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France ou encore de l'Italie. Si l’idée indo-européenne voyage, elle fait cependant toujours l’objet d’une réappropriation singulière dans la mesure où elle vient s’insérer dans des contextes scientifiques, philosophiques ou artistiques et dans des préoccupations politiques propres à chaque espace national. Elle subira ainsi des déformations conceptuelles qui épousent les contours des univers de sens qu’elle rencontre tout autant qu’elle contribue à les reconfigurer. Loin de s’imposer avec évidence, l’idée indo-européenne donne lieu à des résistances locales de la part des institutions universitaires et religieuses car elle est immédiatement inscrite dans des problématiques non seulement scientifiques mais aussi politiques qui se posent dans le sillage de la Révolution française et de la profonde reconfiguration du savoir qu’elle a entraîné.

    Parce qu’elle est l’objet d’une construction tout au long du XIXe siècle, l’idée indo-européenne ne peut donc être comprise que dans le réseau discursif où elle va être mobilisée et reconstituée diversement en fonction du sens politique dont elle va être investie. Tant en raison des variations qui tiennent au contexte national qu’à celles qui relèvent de la variation des méthodes philologiques, les savants sont parvenus à des images très différentes des Indo-européens et ils ont pu faire ainsi des usages diamétralement opposés du comparatisme indo-européen. Loin d’être l’apanage d’auteurs « racistes » ou « réactionnaires » tels que Gobineau ou Vacher de Lapouge, les références à la philologie indo-européenne ont été inscrites dans des perspectives émancipatrice, universaliste et progressiste. Le comparatisme indo-européen a enrichi l’œuvre d’écrivains rompant avec les modèles néoclassiques (Hugo, Leconte de Lisle, Nerval ou Flaubert) et nourri la pensée d’auteurs libéraux (Cousin, Jouffroy), socialistes (Leroux, Jean Reynaud, Guillaume Pauthier) ou encore républicains (Quinet, Michelet). Sous leurs plumes, selon des modalités différentes certes, la renaissance indo-européenne se révèle être la promesse d’un « humanisme intégral », la source supposée d’un renouveau religieux tout autant qu’une arme stratégique dans la lutte idéologique contre l’autorité catholique. Les spécialistes de l’Antiquité classique trouvent aussi dans l’ouverture de l’horizon indo-européen l’occasion de connaître une autre Grèce et une autre Rome : non plus les modèles occidentaux immédiatement réactivables pour tous les usages contemporains, mais des peuples soudainement plus lointains, bouillonnants d’affinités nouvelles avec l’Orient, au sein d’un universalisme renouvelé. Il apparaît par exemple que la variation des méthodes philologiques et de la philosophie sous-jacente du langage qu’elle implique est susceptible de faire du geste de replacer les Grecs au sein de l’horizon indo-européen une réappropriation différentialiste (chez un Renan) ou au contraire une mise à distance comparative (chez un Fustel).

         Dans la perspective d’une étude de l’idée indo-européenne au XIXe siècle, il faudra donc s’attacher, en comparant les comparatismes, à mettre en lumière non seulement la pluralité des usages de cette idée mais aussi la potentialité progressiste, révolutionnaire et universaliste qui a pu être la sienne dans des contextes (post)révolutionnaires au sein de disciplines telles que la philologie, l’histoire, l’anthropologie ou la philosophie. Il sera bien sûr nécessaire de rappeler avec insistance que certains usages – qui ont pu être majoritaires – de l’idée indo-européenne ont ouvert la voie de l’ethnodifférentialisme, fragmentant ainsi l’identité humaine en identités rivales, ainsi que l’a exposé magistralement J.-P. Demoule dans son ouvrage Où sont donc passés les Indo-européens ? Toutefois, le dossier s’efforcera surtout d’explorer des niches de pensée révélant d’autres usages du comparatisme indo-européen où affleure une autre idée indo-européenne. Tout en montrant ce que la référence à l’antiquité indo-européenne a de singulier au sein de la renaissance orientale en raison de ses liens avec l’Antiquité classique, tant pour les philologues (d’Eugène Burnouf à Bréal) que pour les historiens (Fustel de Coulanges, Michelet…), ce dossier explorera ainsi des dimensions méconnues – révolutionnaire, progressiste, universaliste – de l’« idée indo-européenne » afin d’esquisser les contours d’une autre idée indo-européenne, celle-là même qui, selon les mots de Michelet dans la Bible de l’humanité, a fait surgir « plusieurs mondes oubliés qui reviennent juger celui-ci ».

 

 

Calendrier

Les propositions de contributions devront être transmises en septembre 2018 et les articles en janvier 2019 à Arnaud MACÉ (amace@univ-fcomte.fr) et à Aurélien ARAMINI (aaramini@free.fr)

 

Bibliographie

Auroux, Sylvain (sous la direction de), Histoire des idées linguistiques, t. III, « L’hégémonie du comparatisme », Mardaga coll. « Philosophie et langage », 1999.

Bridet, Guillaume, Moussa, Sarga, Petr, Christian (dir.), L’usage de l’Inde dans les littératures française et européenne (XVIIIe et XIXe siècles), Paris, Kailash Éditions, 2006.

Demoule, Jean-Paul, Mais où sont passés les Indo-européens ?, Paris, Seuil, 2014.

Droit, Roger-Pol, L’oubli de l’Inde Une amnésie philosophique, Paris, PUF, 1989.

Le Culte du néant. Les philosophes et le Bouddha, Éditions du Seuil, 1997.

Foucault, Michel, Les mots et les choses Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, coll. « Tel », 1966.

Lardinois Roland, L’invention de l’Inde, Entre ésotérisme et érudition, Paris, CNRS éditions, 2007.

Messling, Markus, « Philologie et racisme » À propos de l’historicité dans les sciences des langues et des textes, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2012/1 67e année, pp. 153- 182.

Moussa, Sarga (dir.), L’idée de « race » dans les sciences humaines et la littérature (XVIIIe- XIXe siècles), Paris, L’Harmattan, 2003.

Olender, Maurice, les Langues du paradis, Aryens et sémites : un couple providentiel, Éditions du Seuil, coll. « Hautes Études », 1989.

Poliakov, Léon, le Mythe aryen, essai sur les sources du racisme et des nationalismes,

Calmann-Lévy, 1971.

Rabault-Feuerhahn, Pascale, L’archive des origines. Sanskrit, philologie, anthropologie

dans l’Allemagne du XIXe siècle, Paris, Cerf, 2008.

Saïd, Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005.

Salmon, Gildas, Les structures de l’esprit, Lévi-Strauss et les mythes, PUF, 2013.

Schwab, Raymond, la Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950.

Tarot, Camille, de Durkheim à Mauss l’invention du symbolique, Paris, La Découverte,

1999.

Vanséveren, Sylvie (sous la direction de), Modèles linguistiques et idéologies : « indoeuropéen », Éditions OUSIA, 2000.