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À l'épreuve, n° 5, 2018 :

À l'épreuve, n° 5, 2018 : "Habiter"

Publié le par Marc Escola (Source : Violaine François, Violaine Sauty, Adrien Valgalier)

"Habiter", Revue À l'épreuve, n°5/2018

« “J’habite la planète Terre.” Aurais-je un jour l’occasion de dire cela à quelqu’un ? » Georges Perec, « De quelques emplois du verbe “Habiter” », Penser/Classer, Éditions du Seuil, 2003, [1985], p. 13.

L’espace référentiel du verbe « habiter » semble pouvoir s’étirer à l’infini. Du numéro d’une rue à l’ensemble de la planète Terre, nous habitons une galaxie d’espaces emboîtés. Dans Penser/Classer, Georges Perec constate la force de révélation de ce verbe : la manière dont nous l’employons en dit déjà long sur qui nous sommes et à qui nous nous adressons.

Concept flottant, le mot « habiter » ne se laisse pas définir facilement. « L’habiter » est aussi bien le principe organisateur de l’espace dans les théories des urbanistes que le point de départ de nombreuses réflexions philosophiques. Sa dimension anthropologique lui donne une portée à la fois sociologique et politique.

Le verbe « habiter » est emprunté au latin habitare, fréquentatif de habere, dont le premier sens est « avoir souvent » et qui signifie également « demeurer ». Son dérivé habitudino donne en français « habitude ». Il est significatif que le verbe « habiter » soit intimement lié aux notions d’appartenance et de répétition : il suppose d’abord la possession, au moins symbolique, d’un lieu et sa fréquentation récurrente. Point de départ du quotidien, l’habiter constitue également peu à peu les habitus : relancé comme le concept-clé de la sociologie française par Émile Durkheim puis largement vulgarisé par les théories de Pierre Bourdieu, la notion d’habitus désigne l’ensemble des manières d’être, de sentir et de penser que les conditions matérielles d’existence impriment en l’individu sans qu’il en ait conscience. L’habitation et les habitus déterminent bien souvent notre position dans le champ social.

Si l’habiter est généralement considéré comme l’une des notions classiques du vocabulaire scientifique des géographes1, des architectes et des anthropologues, il se raconte aussi à travers les arts comme il influe sur les arts eux-mêmes. Derrière le terme « habiter », il y a toujours en contrepoint l’idée d’une dépendance réciproque. Selon Heidegger, le principe même de notre existence, le Dasein, est d’habiter le monde, d’être jeté au monde tout autant qu’il est jeté en nous. « L’habiter » est au cœur de notre imaginaire, de notre histoire et donc de ce que nous créons.

Le présent numéro de la revue À l’épreuve souhaiterait interroger les nombreuses facettes de cette notion de l’habiter qui irrigue aussi bien les sciences humaines que les arts depuis l’Antiquité. D’une part, nous proposons de concevoir l’habiter comme une thématique et d’interroger la manière dont les Arts traitent ce concept et le représentent. D’autre part, le processus de création lui-même est lié, voire conditionné par le lieu qu’habite l’artiste, aussi l’habiter peut-il être envisagé comme un élément participant à l’élaboration d’une œuvre, d’un style, d’un art. Les contributions à ce numéro pourront s’inscrire dans l’un de ces deux angles d’approche et s’appuyer par exemple sur les questions soulevées dans les axes suivants.

I- Raconter l’habiter

Habiter le quotidien

Si l’habiter est le point de départ de tout quotidien, il est aussi indéterminé que lui et se dérobe à l’objectivation. Qu’est-ce qu’habiter ? Comment en rendre compte dans un roman, un film, une pièce de théâtre ? La récurrence de l’habiter, sa banalité et son insignifiance ne se prêtent pas facilement à la mise en récit, ni à la représentation. Comment relater sans artificialité ce qui fait la douceur ou l’ennui d’une habitation retirée ? La frénésie bruyante d’un quotidien en communauté peut-elle être rendue au spectateur sans en affadir la substance dans la répétition ? Saisir l’inaperçu, l’infra-ordinaire de l’habiter, Georges Perec en a fait un défi en son temps par la pratique de l’inventaire, la description du proche, le souci de l’insignifiant. Bien avant, les romanciers réalistes donnèrent une large place aux conditions de vie dans l’ordinaire de l’habiter et notamment à celles des ouvriers les plus pauvres. Aussi l’on s’interrogera sur les moyens de la littérature et des arts à travers les siècles pour évoquer, donner à voir ou suggérer le fait d’habiter.

Habiter l’inhabitable

Dans la lignée d’une anthropologie du proche qui se développe depuis la fin du XXe siècle, initiée notamment par des chercheurs comme Marc Augé ou Michel de Certeau, la question de l’habiter est fatalement liée à celle de l’inhabitable. Habiter l’inhabitable est souvent le lot de ceux qui sont relégués aux périphéries des grandes villes, dans les marges et les interstices des aménagements urbains, qui sont autant de lieux invisibles2. Les explorations de Jean Rolin rendent compte de cette réalité dans des textes comme Zones3 ou La Clôture4 qui révèlent Paris autrement. Décrire l’inhabitable est donc aussi un moyen de déplacer le point de vue sur la ville et de troubler l’espace habituellement polarisé par les centres (centres-villes, centres commerciaux, centres industriels…). D’ailleurs, qu’est-ce qu’habiter l’inhabitable ? Est-ce encore habiter ? Dans L’Inhabitable5, Joy Sorman recense et décrit plusieurs logements insalubres et montre qu’ils sont aussi une part de l’identité fragile des personnes qui les occupent.

Habiter et sentiment d’appartenance

La question de l’identité est liée à celle de l’habiter, et si notre époque a fait de cette question une problématique sans cesse rebattue qui lasse autant qu’elle fait polémique, le prisme de l’habiter peut être une manière de l’aborder autrement. Dans Dépaysement, Voyages en France6, Jean-Christophe Bailly revisite son propre pays pour interroger ce que l’on appelle le « sentiment d’appartenance », convaincu des limites du concept « d’identité nationale ». Son approche en pointillés contredit l’image d’un pays à l’identité unique pour proposer au contraire celle d’une multiplicité étirée sur la carte. Si l’on peut être dépaysé par son propre pays, alors le sentiment d’appartenance n’est plus une affaire de frontières. Il serait intéressant de renverser la notion et de définir l’appartenance non plus par le lieu de la naissance mais par celui où l’on habite. Habiter un lieu, est-ce le posséder ou être possédé par lui ? La littérature exilaire7, par exemple, peut être abordée à travers le prisme de l’habiter : le récit de l’exil ne serait alors plus celui d’un déracinement, mais celui de l’apprivoisement des espaces multiples traversés8.

II. L’habiter et la création

Habiter pour connaître et faire œuvre

Certains artistes se posent en ethnographe et cherchent à comprendre et décrire leur milieu. Nombreux sont les auteurs qui ont côtoyé les personnes et les décors qui composent leurs romans pour accentuer la part réaliste de ceux-ci. Une identité, une singularité peut-elle se saisir en habitant le même territoire que l’autre ? Habiter un lieu provisoirement permet-il de rendre compte de sa complexité ? Vivre avec l’autre et/ou comme l’autre suffit-il à le comprendre ou cela ne relève-t-il pas d’une certaine illusion ?

La géologie d’un lieu, son architecture, son emplacement et sa configuration peuvent-ils avoir une incidence sur le processus créateur ? Peut-on établir une corrélation entre le lieu de travail et l’œuvre achevée ? Nombreux sont les artistes qui quittent leur lieu de vie pour investir un nouvel endroit, partent en villégiature, souvent à l’isolement, pour se ressourcer, trouver le calme nécessaire à l’élaboration de leur ouvrage (c’est avec cette intention que, dans Shining de Stanley Kubrick, Jack Torrance part avec sa famille garder pour l’hiver un palace des Rocheuses afin d’y rédiger son roman). Comment ces endroits sont-ils choisis ? Y a-t-il des facteurs spécifiques qui font d’un espace un endroit idéal de travail ? Faut-il que le lieu soit doté d’une touche personnelle (une maison familiale) ou au contraire d’une neutralité totale (une chambre d’hôtel) ? Ces questions permettent d’approcher la notion d’inspiration et de son émergence en vue de dresser une éventuelle topographie de la création artistique.

Résidences et maisons d’artistes

La résidence d’artiste se présente comme un lieu dévolu à la création. Elle serait alors un espace privilégié, l’habitat de l’artiste dans la société. Y a-t-il des lieux de création plus légitimes que d’autres pour l’artiste ? Si certaines résidences d’artistes se veulent à l’écart du monde, d’autres initiatives montrent au contraire la recherche d’une intégration. C’est le cas par exemple du conseil général de Saint-Denis qui, entre septembre 1985 et mai 1986, a invité François Bon à habiter une tour HLM, la tour Karl Marx, à Bobigny9. Mais l’artiste peut-il habiter sur commande ?

L’habitation privée de l’artiste est également un espace à prendre en compte. De la mansarde et autres greniers de la bohème artistique aux châteaux et propriétés sylvestres, les maisons d’artistes nourrissent nombre de mythes. À force de représentations, ces chambres deviennent un habitat qui paraît, par essence, propice à l’épanouissement créatif. Pour exemple, la fortune des descriptions de mansardes d’Henri Murger dans les Scènes de la vie de Bohème contribue à idéaliser ces greniers. Le phénomène de tourisme des maisons d’artistes rend compte de cette aura que semblent garder les lieux de création. En devenant à la fois un patrimoine et un lieu de pèlerinage, ces résidences constituent un élément de la mémoire collective. La simple présence d’un artiste dans un lieu peut-elle le transformer ? Que dit cette forme de pensée magique et symbolique des rapports étroits entre l’espace et l’artiste ?

Habiter pour exister

Habiter pourra de même être entendu dans son sens métaphorique dans le cadre restreint de l’espace médiatique10. Comment l’artiste peut-il habiter l’espace social à l’ère médiatique ? Toutes les manières d’occuper cet espace prisé peuvent être perçues comme autant de stratégies médiatiques mais aussi artistiques. Dans quelle mesure cette habitation double - dans l’œuvre et dans les médias - reconfigure-t-elle la création ? Y a-t-il un risque de désertification de l’œuvre par une surexposition médiatique de la figure de l’artiste ? La performance artistique se situe à la croisée de ces diverses réflexions et pourra être convoquée dans cette étude.

***

Les propositions s’écartant de ces premières pistes seront considérées avec le même intérêt : dans l’esprit pluridisciplinaire de la revue, toutes les ouvertures permettant d’éclairer cette problématique seront les bienvenues. Le numéro est ouvert à l’ensemble des disciplines des arts et des lettres, ainsi qu’aux sciences humaines et sociales. Les propositions (500 mots, quelques lignes du curriculum vitae, coordonnées complètes et mention de l’institution de rattachement) seront à envoyer par courriel à l’adresse suivante, avant le 11 juin : alepreuve5@gmail.com

Les propositions feront l’objet d’une double évaluation par les membres du comité scientifique, dont les résultats seront communiqués sous un mois. Après acceptation, les articles seront attendus pour le 15 octobre et publiés sur le site de la revue électronique À l’épreuve : http://alepreuve.com/ (actuellement en maintenance, accessible sous peu).

 

Comité de rédaction :

Violaine François (Université Paul-Valéry-Montpellier 3)

Violaine Sauty (Université Paul-Valéry-Montpellier 3)

Adrien Valgalier (Université Paul-Valéry-Montpellier 3)

 

Comité scientifique :

Valérie Arrault, professeure en arts plastiques (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Guillaume Boulangé, maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Guilherme Carvalho, maître de conférences en musicologie (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Vincent Deville, maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Claire Ducournau, maître de conférences en littérature francophone (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Philippe Goudard, professeur en études théâtrales (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Matthieu Letourneux, professeur en littérature française (Paris X)

Frédéric Mambenga-Ylagou, maître de conférences en littérature française et comparée (Université Omar Bongo, Libreville, Gabon)

Catherine Nesci, professeure de littératures comparées (Université de Californie, Santa-Barbara)

Yvan Nommick, professeur de musicologie (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Guillaume Pinson, professeur de littérature française et québécoise (Université Laval, Québec, Canada)

Didier Plassard, professeur en études théâtrales (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Corinne Saminadayar-Perrin, professeure de littérature française (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Maxime Scheinfeigel, professeure en études cinématographiques et audiovisuelles (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Catherine Soulier, maître de conférences en littérature française (Paul-Valéry-Montpellier 3)

Marie-Ève Thérenty, professeure de littérature française (Paul-Valéry-Montpellier 3)

 

1 Voir : Thierry Paquot, Michel Lussault & Chris Younès (dir.), Habiter, le propre de l’humain, La Découverte, 2007. Voir également : « Habiter : mots et regards croisés », Annales de géographie, vol. 704, no. 4, 2015.

2 Voir : Guillaume Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Le Seuil, 2007.

3 Jean Rolin, Zones, Gallimard, 1995.

4 Jean Rolin, La Clôture, P.O.L., 2002.

5 Joy Sorman, L’Inhabitable, Flammarion, 2006.

6 Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Le Seuil, 2011.

7 Voir : De Gourcy, Constance, « Partir, rester, habiter : le projet migratoire dans la littérature exilaire », Revue européenne des migrations internationales, vol. 29, no. 4, 2013, pp. 43-57.

8 Pour exemple : Léonora Miano, Habiter la frontière, L’Arche, 2012.

9 La publication de Décor ciment (Éditions de Minuit, 1988) est le fruit de cette expérience.

10 Voir : Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2012.