Questions de société
L'enjeu de la carte universitaire française, par Monique Canto-Sperber (Le Monde, 26/5).

L'enjeu de la carte universitaire française, par Monique Canto-Sperber (Le Monde, 26/5).

Publié le par Marc Escola

L'enjeu de la carte universitaire française

par Monique Canto-Sperber, directrice de l'Ecole normale supérieure

 

"Nos établissements d'enseignement supérieur seront-ils mieux placés dans les classements internationaux, une fois regroupés dans des pôles comptant des dizaines de milliers d'étudiants ? Peut-être - mais peut-être pas, et dans ce dernier cas au détriment d'une performance meilleure accessible par d'autres moyens. D'où la nécessité de penser sans préjugés l'organisation de la carte universitaire française.

L'Université Harvard, première université du monde, accueille 20 000 étudiants, moins que Paris-VI (30 000). L'Université Stanford, troisième mondiale, en compte 15 000, moins que Paris-XI (26 000). Le California Institute of Technology, sixième université mondiale, atteint 2 200 étudiants, comme l'Ecole normale supérieure. D'autres exemples pourraient être cités (Oxford, 16 000 étudiants, Princeton, 6 000), qui montrent que la scène internationale de l'enseignement supérieur est très différenciée. Il existe plusieurs modèles de réussite universitaire, et les établissements les plus gros ne sont pas en général les meilleurs.

C'est donc un non sequitur de penser que le fait de rassembler des dizaines de milliers d'étudiants est le facteur décisif en matière d'excellence universitaire. Les autres universités dans le monde ont trouvé d'autres moyens que leur taille pour garantir leur qualité. Reconnaître ce fait donne la condition intellectuelle d'une réforme efficace de la carte universitaire française.

Le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche est aujourd'hui international et concurrentiel. Les établissements français peinent à s'y affirmer. Trois d'entre eux sont classés parmi les cent premières universités mondiales dans le classement dit de Shanghaï, qui prend seulement en compte les performances de recherche, et ils ne sont que deux à figurer dans les trente premières places du classement du Times Higher Educational Supplement, qui juge surtout la réputation de l'établissement et la qualité de la formation.

Les critères dont se servent ces classements jouent clairement en défaveur de la France : ils ne prennent pas en compte l'existence d'organismes nationaux de recherche, tels le CNRS, l'Inserm ou le CEA, ils ignorent la complexité de l'enseignement supérieur français divisé entre universités, grandes écoles et grands établissements, ils ne pondèrent pas les données en fonction de la taille des entités. Mais l'image qu'ils offrent de l'enseignement supérieur et de la recherche de notre pays n'en reste pas moins préoccupante.

Par quels moyens les universités et grandes écoles françaises pourront-elles mettre en avant leurs performances de formation et de recherche pour les faire reconnaître sur la scène internationale ? La réponse tient, pour une part, à la politique scientifique et pédagogique proposée par les établissements et, pour une autre part, à leur stratégie de partenariats et de regroupements dans une carte universitaire rénovée. Pour la politique des établissements, l'évolution est amorcée. Les établissements d'enseignement supérieur français, qui doivent rester la référence institutionnelle première, auront bientôt la capacité de définir une politique autonome, assumée et identifiée en matière de formation et de recherche. Ils devront donc renforcer leurs atouts et définir les voies de leur excellence en sciences et en lettres.

Pour l'organisation de la carte universitaire, les contours d'une solution sont plus difficiles à saisir. L'objectif poursuivi est de définir l'échelle pertinente où il est possible, dans une zone géographique identifiée et circonscrite, de proposer des partenariats et regroupements garantissant des parcours de formation exigeants, donnant aux étudiants les bases solides pour une spécialisation réussie et permettant de dégager des axes prioritaires pour la recherche, fondés sur la synergie et l'interdisciplinarité. Ces regroupements sous forme de pôles, petits ou grands, selon les cas, doivent toujours dépendre d'une réalité scientifique et intellectuelle. Ils doivent s'appuyer sur des complémentarités ou collaborations et répondre à la nécessité de mutualiser les moyens. Ils doivent aussi traduire la capacité de mettre en place une politique scientifique cohérente ainsi qu'une gouvernance efficace et tenue comme légitime dans ses décisions.

Derrière l'image souvent donnée d'une carte universitaire française sur laquelle sont éparpillées 85 universités et des dizaines de grandes écoles, la réalité est tout autre. Les universités et les grandes écoles, celles du moins qui hébergent une recherche importante, ont des partenariats nombreux. Elles définissent ensemble leur offre de formation, et elles ont de nombreuses unités de recherche en commun. Quant aux écoles d'ingénieurs et de commerce, qui en France sont séparées de l'université, elles trouvent aussi de plus en plus des partenariats féconds avec les universités.

En conclusion, il n'y a pas de modèle unique. Tous les pays développés le savent. Il serait désolant que la France veuille aujourd'hui imposer des regroupements massifs, alors que les petits pôles associant quelques établissements peuvent être plus performants que les grands pôles. L'expression "pôle universitaire de taille mondiale" est du reste problématique lorsqu'on songe que les meilleures universités du monde ont moins de 20 000 étudiants.

Au moment même où les établissements d'enseignement supérieur français deviennent autonomes, il leur appartient de manifester leur autonomie en proposant eux-mêmes leur stratégie d'alliances. Certains se sont déjà regroupés, surtout en province ou autour de Paris, car des conditions scientifiques et territoriales l'ont imposé. Neuf pôles se sont déjà créés en France, qui réunissent universités et grandes écoles, six en province (comme à Lyon, à Bordeaux, à Toulouse) et trois en région parisienne (Paris-Sud, Paris-Est et Paris Tech). D'autres cherchent à se rapprocher à la faveur du plan campus récemment lancé par le gouvernement.

Faire de la carte universitaire un atout dans les performances françaises est un défi intellectuel et politique. Le défi sera relevé si la politique proposée reste, dans chaque cas, au plus près des objectifs scientifiques. Il faut mettre l'imagination au travail pour trouver les formules différenciées qui permettront aux établissements, aux petits pôles et aux grands pôles de se tirer mutuellement vers le haut au lieu de s'embourber dans des ailes de géant."

Monique Canto-Sperber, directrice de l'Ecole normale supérieure