Questions de société
L'Appel des appels un an après (22/12/09)

L'Appel des appels un an après (22/12/09)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : cip-idf.org)

L'Appel des appels un an après

http://www.appeldesappels.org/spip.php?article197

http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4791

Le malaise en France est bien là, profond, palpable. Misère sociale,crise financière et économique, détresse morale, impasse politique. Legouvernement navigue entre cynisme et opportunisme. La caporalisationdes esprits accompagne la petite musique néolibérale, invitant tout unchacun à la servitude sociale librement consentie de tous. Lorsque lepeuple résiste à consentir, on le réquisitionne, on l'opprime, on lelicencie, on le « casse », bref le Pouvoir renoue avec les principespremiers de la tyrannie : populisme pour tous et décision d'un seul.

Au nom de « l'efficacité »mesurable érigée en loi suprême, les réformes visent à enserrer lespopulations dans des dispositifs de contrôle qui les accompagnent duberceau à la tombe. Psychologisation, médicalisation et pédagogisationde l'existence se conjuguent pour fabriquer une « ressource humaine »performante. La sévère discipline d'une concurrence de tous contre tousimpose à chacun de faire la preuve à tout instant de sa conformité auxstandards de l'employabilité, de la productivité et de la flexibilité.L'idéologie d'une civilisation du profit s'insinue jusque dans lessubjectivités convoquées à se vivre comme un « homo economicus », un « capital humain » en constante accumulation.

Cette normalisation, à la fois polymorphe et monotone,suppose que tous les métiers qui ont souci de l'humain soientsubordonnés d'une manière ou d'une autre aux valeurs de rentabilité etfassent la preuve comptable de leur compatibilité avec le langage desmarchés financiers et commerciaux. Convertis en entreprises de coachingpsychiatrique, de recyclage psychique, de gestion de l'intime, unetrame fine de services d'accompagnement individualisé, forcément bienintentionnés, proposent de nouvelles tutelles sociales et culturellespour mieux mettre les hommes en consonance immédiate avec les exigencesimpitoyables des marchés qui nous disciplinent.

Cette conversion du service public en contrôle social àla fois souple, constant et généralisé suppose que tous ceux quiconcevaient encore leur métier comme une relation, un espace et untemps réservés à des valeurs et à des principes étrangers au pouvoirpolitique et à l'impératif de profit doivent être eux-mêmes convertispar toute la série de réformes qui s'abat sur la justice, l'hôpital,l'école, la culture, la recherche, le travail social. Contrôler lescontrôleurs des populations, normaliser les normalisateurs dessubjectivités, c'est la condition indispensable du bouclage dessociétés. Lorsque cela ne suffit pas, c'est à la santé que l'on recourtpour alarmer les populations sans leur donner véritablement les moyensde la préserver : à propos de la pandémie récente des professeurs demédecine parlaient du « management par la panique ».

Comme la quête illimitée de la performance ne cesse deproduire ses anormaux, ses exclus, ses inutiles et ses inefficaces,elle engendre un appareil répressif proliférant, à la mesure de la peursociale et des paniques subjectives qu'elle provoque.L'auto-alimentation de la peur et de la répression paraît sans limites.Elle produit l'espoir suprêmement dangereux pour les libertés d'unesociété parfaitement sécurisée, dans laquelle serait repérée etéliminée de la naissance jusqu'à la mort la dangerosité de toutindividu. L'homme indéfiniment traçable par la surveillance génétique,neuronale et numérique n'est plus une figure de science-fiction, c'estun programme scientifique et politique en plein développement. Lasociété de demain sera animale ou ne sera pas ! N'est-ce pas d'ailleursce que dit la « science » sur les résultats de laquelle tous les « tyrans »font cuire leur petite soupe pour justifier leur Pouvoir sans avoir àle soumettre au débat politique : c'est la Nature ou le Marché qui veutça et on ne peut pas faire autrement que de s'y prendre comme l'onpeut. Avec la Neuro-économie d'ailleurs on sait bien que la Nature etle Marché c'est du pareil au même et que le Cerveau fonctionne comme unactionnaire et réciproquement ! Il reste à apporter cette « BonneNouvelle » aux populations qui l'ignorent encore et les « corps intermédiaires » sont « réquisitionnés » entre deux pandémies et deux « spectacles » au cours desquels on a pu vendre à Coca-Cola un peu de temps disponible ! Entre les deux scènes le « risque » encore le « risque », vous dis-je, menace l'apathie sereine des populations managées par la peur et distraites par la télécratie.

Magistrats, enseignants, universitaires, médecins,journalistes, écrivains, travailleurs sociaux, acteurs culturels, tousdoivent plier devant de nouveaux préfets qui, au nom des « risques »divers et variés, normalisent et évaluent leurs pratiquesprofessionnelles selon des critères idéologiques de contrôle social despopulations et de conformisation des individus : nouveaux préfets desanté, les directeurs des Agences Régionales de Santé contrôlent nonseulement les établissements hospitaliers, les réseaux sanitaires, maisabsorbent également tout le secteur social. Nouveaux inspecteursd'université, les experts des Agences d'Évaluation (AERES et ANR)visitent les laboratoires et les équipes de recherche pour vérifierqu'en matière de production scientifique ils obéissent bien à lapolitique de marque des publications anglosaxonnes.

Ces nouveaux préfets du savoir, descendants desinspecteurs d'université créés par Napoléon Premier et des services demarketing publicitaire des industries de l'édition et de l'informationscientifique vérifient que les acteurs de la production desconnaissances courbent suffisamment l'échine sous le poids de leurnouvelle civilisation. Prônant la guerre de tous contre tous, ilschantent les louanges d'une performance d'autant plus proclamée qu'elles'avère réellement inefficace. Pour les magistrats et les éducateurs,on supprime les relais intermédiaires et les procédures qui pouvaientpotentiellement assurer leur indépendance. C'est le contenu même desprogrammes d'éducation et de soin, de justice, de recherche etd'information que l'on modifie en définissant de nouvelles formes parlesquelles ils s'exercent ou se transmettent. Comme le pouvoir actueln'est pas à une contradiction près, les réformes qu'il impose peuventdans le même mouvement désavouer les débats qu'il propose : on diminuel'importance de l'histoire et de la géographie au moment même oùs'ouvre un soi-disant débat sur l'identité nationale !

Pour faire oublier les inégalités sociales redoubléeset délibérées, la peur de l'étranger est attisée et exploitée sansvergogne. La traque au clandestin favorise les passions xénophobes,installe insidieusement des dispositifs de vidéosurveillance despopulations et de traçabilité des individus. A partir de la traque des « anormaux » et des « illégaux »,par la manipulation de l'opinion par la peur, par les effetsd'annonces, avec des dispositifs de contrôle, le Pouvoir prépareinsidieusement et obscurément le quadrillage en réseau des populationsdites « normales » et « nationales ». Cette infiltration progressive du « cancer »sécuritaire s'exerce au nom des risques que feraient courir lesterroristes étrangers, les schizophrènes dangereux, les pédophiles encavale, et ces sans domicile fixe que nous risquons tous, plus oumoins, de devenir dans la construction d'un État néolibéral qui fait dechacun d'entre nous un intérimaire de l'existence et un intermittent dela Cité.

C'est cette civilisation dont nous ne voulons pas quedémonte secteur professionnel par secteur professionnel le mouvement del'Appel des appels. Civilisation de la haine qui invite à traiter leshommes comme des choses et à faire de chacun le manager solitaire de sa servitude sociale et le contrôleur de gestion de sa faillite citoyenne.

De l'asphyxie à l'insurrection des consciences

Face à l'irresponsabilité des gouvernements,l'insurrection des consciences s'étend. Désobéissance individuelle,protestations, grèves, contestations multiformes : le refusd'obtempérer est la réponse de tous ceux qui ne se résignent pas aumonde de la guerre économique et à cette civilisation d'usurier qui « financiarise » les valeurs sociales et psychologiques et « calibre » les individus comme la Commission Européenne calibre les tomates.


Dans le cours de ce vaste et divers mouvement de refus, il y a un an l'Appel des appels était lancé.Au mensonge de réformes qui, partout, font pire quand elles prétendentaméliorer, des dizaines de milliers de professionnels de multiplessecteurs, depuis le soin jusqu'à la justice en passant par la culture,le travail social, l'éducation et la recherche, ont dit non. Non, iln'est nulle part écrit que la concurrence de tous contre tous, que lemanagement de la performance, que la tyrannie de l'évaluationquantifiée doivent détruire les uns après les autres nos métiers etl'éthique du travail qui lui donne son sens. Non, il n'est écrit nullepart que les ravages provoqués par un capitalisme sans limites doiventse poursuivre de crise en crise et que l'idéologie de la rentabilitédoive modifier jusque de l'intérieur toutes les institutions, surtoutcelles qui constituent les derniers remparts à la dictature absolue duprofit. Non, il n'est écrit nulle part que nous devions rester isoléset désolés face aux désastres en cours dans le monde du travail et dansle lien social.

L'Appel des appels, un an plus tard, est connu comme undes points de ralliement, de croisement et de coordination desrésistances. Le travail continue. Il est double : transversalité etréflexion commune. D'abord, établir des liens concrets entre desactivités qui subissent toutes la même normalisation professionnelle.Cela se fait dans les comités locaux, et par toutes les allianceslocales et nationales tissées entre associations, syndicats etcollectifs. Ce qui lie dans ce que nous vivons est plus fort que ce quisépare nos activités spécialisées. Ensuite, approfondir la réflexioncommune. L'Appel des appels, c'est désormais un premier livre collectif[1] qui propose des analyses précises des réformes et des politiques encours, et qui tente une compréhension globale de la situation. Pas delutte efficace possible si l'on ne saisit la particularité du moment,tel est le sens de l'ouvrage conçu comme un outil de transversalité etun point de départ possible d'un travail collectif mené par celles etceux qui s'inscrivent dans la démarche de l'Appel des appels.

Ici, ce ne sont pas des « intellectuels » qui s'adressent à des « travailleurs ». Ce sont des professionnels qui forment un collectif de pensée et d'action, un « nous raisonnable »qui traverse les frontières des métiers et des disciplines.Intellectuels transversaux, plutôt que spécifiques, professionnelsvoulant exercer en toute connaissance de cause, tels se veulent lesacteurs de ce mouvement à beaucoup d'égards original. Enoncée du coeurde nos métiers notre parole est citoyenne et c'est aux citoyens sansexclusive qu'elle s'adresse pour qu'en retour elle soit non seulemententendue mais encore relancée et redéfinie pour construire cet espaced'un dialogue dans l'espace public d'où émerge la démocratie.

L'Appel des appels, sa force, il la tient de notreconviction partagée que la division subjective et la division socialene peuvent être liquidées quels que soient les efforts déployés par lespouvoirs. Réduire aujourd'hui l'homme à l'unité de compte d'une anonyme « ressource humaine »,à une force enrôlée dans la mobilisation générale au service de laperformance et de la compétitivité, asservie par des dispositifs demanagement des plus sophistiqués et souvent des plus persécutifs, nepeut qu'engendrer souffrance, révolte sourde, éclats demain qui dirontl'insupportable de la négation de l'humain et du social. Nul pouvoirtechnique, scientifique, économique, quelles que soient ses prétentionsà l'instrumentalisation totalitaire, ne saurait supprimer le sujet etle conflit, acquis anthropologiques de la démocratie. C'est la raisonde l'Appel des appels. C'est pourquoi, partout où nous sommes, nous necéderons pas, nous refuserons l'humiliation et le mépris sans ledemander pour l'autre. Pari difficile pour chacun d'entre nous, dontseul le « Nous raisonnable » constitue l'assuranceque nous pouvons encore et encore le gagner, pas contre mais avecl'autre, à condition et à condition seulement d'autoriser, d'accueilliret de prendre soin du conflit. Faute de quoi la reproduction del'espèce finira par anéantir son humanité.

Pour le Bureau de l'Appel des appels

Roland Gori et Christian Laval, Le 22 Décembre 2009

[1] Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (sous la dir. de), 2009, L'Appel des appels ; Pour une insurrection des consciences. Paris : Mille et une nuits.

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