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L’Année stendhalienne:

L’Année stendhalienne: "Présences du personnage"

Publié le par Marielle Macé (Source : François Vanoosthuyse)

L’Année stendhalienne

N° 18 (2019)

Appel à contribution

« Présences du personnage »

 

Il y a un paradoxe du personnage stendhalien. « Tissu d’absence[1] », il n’en a pas moins une présence extrêmement forte. Il a une forme d’indétermination, liée au refus de la description et à une psychologie instable ou évolutive, qui conduit le lecteur « non pas à voir le personnage, mais à le rêver », selon la formule de Philippe Berthier[2]. Mais il a aussi une force d’attraction  sans pareille : il est de ceux pour qui l’identification du lecteur, la réception affective fonctionnent à plein. On songe à Julien Sorel, dont la réception se caractérise, depuis le début, par des réactions fortes oscillant entre empathie, sympathie, antipathie, détestation.

L’univers stendhalien est un terrain propice, mais encore assez peu exploré, aux approches qui repensent et revalorisent l’empathie dans l’acte de lecture[3], ou qui, dans une théorie du roman et de l’immersion fictionnelle, proposent une ontologie du personnage, et font du roman un « espace de pensée[4] » ; il se prête également aux interventions de la critique « créative » ou « interventionniste[5] », qui, en investissant la dimension du possible inhérente au fictif et au virtuel, n’hésite pas à récrire et à remodeler le devenir des personnages[6].

 

Dans la tradition stendhalienne, le personnage a été appréhendé selon plusieurs types d’approches : à partir des notions d’héroïsme et d’énergie (par exemple chez Michel Crouzet) ; à partir de catégories psychologiques ou psychanalytiques (par exemple chez Jean Bellemin-Noël), à partir de catégorisations morales (les « Amazones », le « héros fourbe », etc[7].), par le prisme sociopolitique (par exemple chez Yves Ansel). On voudrait dans ce numéro interroger les modes de présence du personnage : envisager les aspects sensibles de sa performance, sa corporéité, ses façons de s’agencer aux espaces et aux objets, mais aussi sa part d’énigme, sa capacité à ouvrir sur l’imaginaire. On limitera l’enquête au régime fictionnel.

 

Quelques pistes envisageables, non exhaustives, qu’on n’hésitera pas à comparer aux pratiques des contemporains de Stendhal :

Le nom du personnage. Le personnage stendhalien a généralement un état-civil incomplet, incertain, ou tout à fait indéfini. Ces cas de figure, qu’on pourra distinguer, ont-ils une incidence sur la manière dont nous percevons le personnage ? Sur la manière dont nous interprétons sa vie ? De même, quelle est l’incidence des différentes manières de le nommer, ou plus généralement de le désigner ?

• Le corps du personnage. Sensations, perceptions, points de vue : quel est l’horizon sensible du personnage stendhalien ? Quels gestes, quels styles gestuels, quels mouvements, quelles interactions avec le monde et avec les autres, quelles « formes de vie » peuvent définir le ou les personnages stendhaliens[8] ?

• Présences des personnages secondaires. En dehors des principaux protagonistes, dont la variété a été négligée sous le rapport qui nous intéresse ici, quels sont le rôle, la place et le style des personnages secondaires[9] ? Peut-on évaluer leur degré de présence ? Comment, à suivre leur point de vue, peut-on percevoir d’un œil neuf les fictions stendhaliennes ? À l’échelle des récits entiers, constituent-ils des modèles alternatifs ? Sont-ils de simples fonctionnalités – et de quoi ? Quelle évolution observe-t-on dans leur traitement sur le long cours de la carrière de Stendhal romancier ?

• Personnage et communauté. Comment un personnage prend-il du relief, et d’abord sur quel fond se détache-t-il ? Dans quels ensembles ou types de communautés est-il pris ? Familles, territoires, classes, etc. : quels réseaux lui donnent sens, mobilisent sa parole, sa séduction, son action ? Et quels sont les lieux surinvestis et les points aveugles de la démographie stendhalienne ? Les liens familiaux, par exemple, sont très inégalement investis : l’adelphie, si prégnante dans les textes intimes (Correspondance et Brulard), est largement minorée voire ignorée en régime fictionnel ; en revanche, la parentalité y est toujours dramatisée et problématique. Comment fonctionnent les « cercles » de personnages, quelle est leur distribution (hommes et femmes, jeunes et anciens, adultes et enfants, pauvres et riches, etc.) ?

• Modèle, idéal, fantasme. Dans la réception « beyliste » des romans stendhaliens, le personnage devient souvent un « modèle à vivre[10] ». C’est le cas par exemple chez Jean Prévost. Le personnage est le support exemplaire d’un ethos pratique, où sont envisagés principalement la guerre et l’amour des femmes. Est-ce que le beylisme est un bovarysme au masculin ? Comment et pourquoi le personnage stendhalien (homme ou femme) a-t-il à ce point alimenté le rêve viril ? La valeur d’exemplarité morale des héros et des héroïnes stendhalien(nes) – comme on sait, jusque dans leur immoralité – n’a-t-elle que des ressorts idéologiques et moraux ? 

• Le personnage comme foyer de possibles. Le personnage stendhalien n’est qu’un simple « peut-être[11] ». Sans cesse placé au carrefour de différentes carrières, de différentes amours, constamment en situation de devoir comparer et choisir, il pousse le lecteur à imaginer et à jauger ses possibles. Ceux-ci, à s’en tenir d’abord à la lettre du texte, sont plus nombreux qu’on ne pense. En suivant les suggestions du texte, on peut rêver, par exemple, Octave de Malivert en instituteur, Lucien au bord du lac d’Albano, Lamiel en Mme de Nerwinde, ou bien en prostituée, ou les deux. En glissant avec les personnages (comme la critique l’a souvent fait, sans le reconnaître), qui sait où peuvent mener les fils qu’on suit ? On envisagera ce potentiel des personnages comme un aspect de la composition et de la performance des romans stendhaliens. On pourra aussi envisager les motifs scénaristiques impliquant que le lecteur apprécie le devenir ou les possibles d’un personnage : scènes de procès, scènes de duel, scènes à suspense, croisées de chemin, solitudes contemplatives, solitudes délibératives, etc.

 

Les propositions (titre et descriptif) sont à envoyer à Xavier Bourdenet (xavier.bourdenet@free.fr) ou François Vanoosthuyse (vanoosthuyse.f@gmail.com) pour le 10 juin 2017. Le choix du comité de rédaction sera communiqué le 15 juillet 2017. Pour les propositions retenues, les textes seront à remettre le 15 avril 2018.

 

[1] Philippe Berthier,  « Le personnage stendhalien et l’ère du soupçon », dans Pierre Glaudes et Yves Reuter (dir.), Personnage et histoire littéraire, Toulouse, PU du Mirail, 1991, p. 95-106 [p. 105].

[2] Ibid., p. 99.

[3] Voir les référence fournies par le  dossier « Empathie » de « L’Atelier » du site Fabula  (http://www.fabula.org/atelier.php?Empathie).

[4] Isabelle Daunais, « Présentation » de Le Personnage de roman, Études françaises, vol. 41, n°1, p. 6. Voir surtout I. Daunais, Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002, ainsi que les travaux de Thomas Pavel.

[5] Voir notamment, pour quelques références, Marc Escola (dir.), Pour une théorie des textes possibles, CRIN, n° 57, Amsterdam, Rodopi, 2012.

[6] On songe également à la « critique-fiction » ou « critique amoureuse », telle que la conçoit Jacques Dubois, dans Figures du désir. Pour une critique amoureuse, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2011, ouvrage où la « rêverie lectrice » appréhende, par exemple, Mme Grandet. Voir aussi J. Dubois,  « Pour une critique fiction », dans L’Invention critique, Nantes, Éditions Cécile Defaut/Villa Gillet, 2004, p. 111-135 ; et J. Dubois et Constanze Baethge, « Fictions critiques. Érotique et politique dans La Chartreuse de Parme et La Cousine Bette », Stendhal. Balzac. Dumas. Un récit romantique?, sous la dir. de L. Dumasy, Ch. Massol & M.-R. Corredor, Toulouse, P.U. du Mirail, 2006 p. 283-299.

[7] Jean Prévost, Essai sur les sources de Lamiel, les Amazones de Stendhal, le procès de Lacenaire (Lyon, Imprimeries réunies, 1942), Michel Crouzet, Le Héros fourbe chez Stendhal (Paris, SEDES, 1986). Pour une discussion critique de certaines de ces approches, voir notamment Yves Ansel, Pour un autre Stendhal (Paris, Classiques Garnier, 2012, sur La Chartreuse et l’« héroïsme ») et Maria Scott, Stendhal, la liberté et les héroïnes mal aimées (Paris, Classiques Garnier, 2015, sur les Amazones).

[8] Guillemette Bolens, Le Style des gestes : corporéité et kinésie dans le récit littéraire, éditions BHMS, 2008 ; Richard Shusterman, Conscience du corps : pour une soma-esthétique, trad. Nicolas Vieillescazes, Paris, Éd. de l’Éclat, 2007 ; Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011 .

[9] Voir Alex Woloch, The one vs the many. Minor character and the space of the protagonist in the novel, Princeton University Press, 2003. 

[10] Voir le récent colloque du Groupe International de Recherches Balzaciennes, « Vivre (avec) le personnage » (17 juin 2016, maison de Balzac), ainsi que « L’Atelier du XIXe siècle » de la Société des Études Romantiques et Dix-neuviémistes, « Le personnage, un modèle à vivre ? » (9 décembre 2016).

[11] Voir l’exclamation de Julien Sorel dans sa prison : « Moi seul, je sais ce que j’aurais pu faire… Pour les autres, je ne suis tout au plus qu’un peut-être. » (Le Rouge et le Noir, II, 42). Ou ce jugement que Lucien Leuwen s’applique à lui-même : « Ce n’est tout au plus qu’un brillant peut-être. » (Lucien Leuwen, xxxix).