Essai
Nouvelle parution
K. Ueltschi, Petite Histoire de la langue française. Le chagrin du cancre

K. Ueltschi, Petite Histoire de la langue française. Le chagrin du cancre

Publié le par Marc Escola (Source : K. Ueltschi)

Référence bibliographique : K. Ueltschi, Petite Histoire de la langue française. Le chagrin du cancre, IMAGO, 2015. EAN13 : 9782849528211.

 

 

 

Le Chagrin du cancre. Petite histoire de la langue française

Paris, Imago, mars 2015

 

Cet ouvrage est un plaidoyer pour l’ancienne langue française, celle d’avant 1550, un hommage à ces hommes d’il y a mille ans qui ont (presque) tout inventé en matière de français en relevant ce défi majeur consistant à transcrire les étranges sons de leur langue maternelle grâce aux lettres empruntées à l’alphabet latin, pourtant si peu adaptées et si loin d’être suffisantes en nombre. C’est de ce décalage entre lettres et sons que sont nés nos problèmes d’orthographe, ainsi que des bataillons entiers de réputés cancres.

L’histoire avance toujours par des ruptures, s’écrit en termes d’ « ancien » et de « moderne ». La nôtre est confrontation de l’écrit et de l’oral, du savant et du vulgaire, du vers et de la prose, de Paris au reste du monde d’alors ; est querelle de la rose, d’Érasme et du Cid, du maître et du cancre, du nénufar et de l’accent circonflexe, dans l’éternelle tension entre évolution inopinée et nécessité de normalisation.

En faisant remembrance de la grande aventure médiévale qu’est l’émergence du français au travers de quelques uns de ces conflits, on souhaite ramener en pleine lumière certaines vérités souvent occultées par les rigueurs du classicisme puis de l’école, mais qui pourraient efficacement enrichir les débats sur l’actuelle « crise du français » ; dans un monde qui prise par-dessus tout la prouesse technique et l’intelligence productive, elles rappelleront l’importance vitale des humanités et des lettres : leur utilité primordiale.

L’histoire du français, et plus particulièrement les relations passionnelles qui nous lient à notre langue, ainsi que les grandes polémiques qui aujourd’hui plus que jamais agitent les esprits en matière d’orthographe et de syntaxe, sont envisagées ici du point de vue d’un médiéviste. En déplaçant la jauge déterminant nos jugements, léguée par le XIXe et surtout le XVIIe siècle, vers ces âges plus lointains qui ont vu émerger notre langue, nous pourrons alors renouer avec son histoire originelle, si souvent oubliée, négligée, et revoir sous une autre lumière nos débats actuels.

En effet, si de grands noms, si d’éminents savants partent régulièrement en croisade pour la sauvegarde de l’excellence du français réputé en danger, ils se fondent, pour mesurer l’ampleur des dégâts, de préférence sur le grand siècle du classicisme ainsi que sur la mémoire du latin, voire du grec, c’est-à-dire en faisant presque systématiquement l’impasse sur la période cruciale où tout se joue pourtant : celle de l’ancien et du moyen français, celle qui nous conduit de Roland aux géants de Rabelais, en cette première moitié du XVIe siècle où l’histoire du français atteint un point culminant : jamais jusqu’alors, ni depuis, la langue n’a mieux montré toute sa vitalité, ses incommensurables possibilités, sa radicale insoumission. En d’autres termes, il s’agit de montrer ici que le français a été la langue de Chrétien de Troyes et de Rabelais dans une plénitude, une démesure inégalées, avant de devenir « la langue de Molière », ou plutôt de Malherbe.

Cette histoire est racontée par le biais original d’une série de forces d’opposition structurantes puis de querelles mémorables et qui possèdent toutes une réplique dans les discussions actuelles : opposition entre écrit et oral, savant et vulgaire, vers et prose, entre Paris et le reste du monde ; querelle de la rose, d’Érasme et du Cid, du maître et du cancre, du nénuphar et de l’accent circonflexe – bref, au travers de confrontations perpétuellement renouvelées entre « ancien » et « moderne », dans l’éternelle tension entre évolution inopinée et nécessité de normalisation.

On cherchera en particulier à montrer que la profonde et inédite « crise » du français que nous vivons est en réalité une affaire ancienne qui stigmatise non pas tant une décadence que des pratiques différentes, qui évoluent constamment au gré du temps qui passe et des modes qui se succèdent, et qui se définissent par rapport à un idéal de langue tellement élevé – celui forgé par le XVIIe siècle - que forcément, les nouvelles manières semblent toujours décalées et médiocres. Ouvrir des yeux curieux et bienveillants sur ce que notre langue était dans les premiers siècles de son émergence, la regarder sans cette condescendance qui au fil du temps l’a définitivement cantonnée dans une sorte pré-histoire sans intérêt, voilà qui pourrait nous amener à considérer sous un nouvel angle nos problématiques actuelles.

C’est un plaidoyer pour cette merveilleuse ancienne langue française – celle d’avant 1550 - , remplie d’aspérités et d’apparentes incohérences, sans règles bien fixées encore ; un plaidoyer pour ces hommes d’il y a mille ans qui ont (presque) tout inventé en matière de français, et plus particulièrement dans le domaine de la transcription de ses étranges sonorités pour lesquelles le latin n’avait pas prévu ni lettres ni graphies et que nous appelons aujourd’hui l’orthographe. Car, en effet, c’est ici, dans cette rupture entre lettres et sons, que sont nés nos problèmes d’orthographe, ainsi que des bataillons entiers, des lignées mêmes, de réputés cancres ! 3

C’est que la langue – toute langue – n’est jamais un édifice purement rationnel ; le croire, comme on le fait parfois, est une utopie, était l’aspiration non pas des hommes du Moyen Âge qui s’en doutaient bien ou ne s’en souciaient pas, ni, vraiment encore, des géants de la première Renaissance qui aimaient trop Carnaval, mais des générations qui les ont suivis. En faisant remembrance de la grande aventure médiévale de la naissance du français, on souhaite ramener en pleine lumière certaines vérités oubliées qui, dans un monde qui prise par-dessus tout la prouesse technique et l’intelligence productive, rappelleront l’importance fondamentale des humanités et des lettres, leur utilité primordiale, vitale.

L’auteur de cet essai est Professeur des Universités et enseigne depuis plus de vingt ans l’histoire de la langue française et de la littérature médiévale, principalement dans le cursus de Lettres Modernes, de la Licence jusqu’aux concours du CAPES et de l’Agrégation ; elle enseigne également l’histoire de la langue et de l’orthographe à un public d’étudiants de première année qui entament différents cursus en sciences humaines ; enfin, elle s’investit avec ardeur dans des activités destinées à un public plus vaste et que le XVIIe siècle aurait dit d’ « honnêtes hommes » (universités du temps libre, médiathèques, associations culturelles diverses) pour faire rayonner ce qui fait le fondement et le socle de notre culture, et qui est en général reçu avec enthousiasme mais aussi surprise, comme un héritage qui vous revient légitimement, dont l’on croyait vaguement connaître la consistance mais dont on réalité on ignorait presque tout. C’est pourtant sur cet héritage que peuvent et se doivent se fonder, la bienveillance confiante face aux nouveautés si déconcertantes des temps modernes pour continuer à faire avancer « cet humanisme intégral » qu’est, dit Senghor, la francophonie.

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Extrait : « … On peut se demander ce qu’écrirait aujourd’hui le géant Gargantua à son très cher fils Pantagruel. Il ferait, sans doute, plus que jamais état, pour commencer, des « dons, graces et prerogatives de l’humaine nature », rappellerait tout le respect qui lui est dû, dirait l’espoir et l’avenir dont elle est grosse. Il dirait encore son plaisir de voir refleurir sa vieillesse – ce qu’il appelle son « antiquité chanue [chenue] » – dans la jeunesse de son fils ; il lui redirait toute sa confiance et lui prodiguerait ses encouragements « à proffiter de bien en mieulx ». (…) Gargantua redirait la joie qui consiste à se choisir des modèles, le fertile bonheur de l’admiration. Il dira sans doute aussi qu’il faut se méfier de tout ce qui manque de mesure : les données s’étant inversées par rapport à son époque, il insistera certainement avec chaleur sur le nécessaire équilibre entre lettres et techniques ; expliquera que le savoir-faire pratique et la finalité utilitaire ne doivent jamais se cultiver au détriment des arts et des lettres, ni le langage glacialement jargonnant et lisse étouffer la vérité profonde du poète.

Oui, il redirait à son fils la joie qu’il y a dans l’étude des humanités et des lettres, son utilité primordiale pour le devenir de l’homme, et le plaisir du véritable savoir et de l’érudition : il lui dirait que la culture est aimable… » (p. 217-218).