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Le corps-frontière

Le corps-frontière

Publié le par Marc Escola (Source : mail)

Journées d’études "Le cors-frontière", Aix-en-Provence, 15 et 16 juin 2018, Aix Marseille Université

Equipe sur les Cultures et Humanités anciennes et nouvelles germaniques et slaves, ECHANGES, EA 4236

 

Appel à communications

Le corps-frontière

Au XXe siècle, en réaction à une dévalorisation séculaire, s’est opéré dans les sciences humaines et les pratiques artistiques, notamment depuis les années 1970, un « retour du corps » (Dietmar Kamper, Christoph Wulf) qui a placé ce dernier sur le devant de la scène. L’anthropologue Jean-Jacques Courtine va jusqu’à dire que le XXe siècle aurait « inventé théoriquement le corps ».

Précédé par toute une tradition philosophique et religieuse qui voyait en lui une source d'erreur et d'illusion, telles la dépréciation platonicienne du corps comme prison de l’âme et comme enfermement dans le sensible ou la condamnation augustinienne du corps de chair, Descartes, tout en affirmant que l’affectivité du corps sentant témoigne de son union avec l’âme, a différencié le mécanisme du corps du principe spirituel de cette dernière. Kant, dont la théorie de la connaissance subordonne la sensibilité à l’entendement, n’a pas tout à fait rompu avec cette hiérarchie, que Diderot, puis Schopenhauer et Nietzsche vont ébranler.

Le XXe siècle, avec les courants de l’anthropologie philosophique et de la phénoménologie, a consacré la saisie théorique du corps dans sa double dimension intérieure et extérieure. En allemand, cette dernière est partiellement rendue par la distinction entre Leib et Körper, entre mon corps vécu de l’intérieur et par lequel je fais l’expérience d’un monde, et le corps perceptible de l’extérieur (Bernhard Waldenfels), entre Leib sein et Körper haben (Helmuth Plessner). Le français, lui, ne possède pas de vocable spécifique pour désigner le Leib (Merleau-Ponty parle du corps vivant ou du corps propre). Quoi qu’il en soit, la phénoménologie du corps affirme la porosité entre les catégories du dedans et du dehors, et interroge les interactions entre notre ressenti et notre savoir sur le corps.

Au fil du XXe siècle, le corps est aussi devenu l’objet privilégié de nombreuses théories qui relèvent sa dimension construite (politiquement, socialement, culturellement, sexuellement). Marcel Mauss, Norbert Elias, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Jacques Lacan, Judith Butler ont montré que le corps est structuré par des habitus, des normes socio-culturelles et des normes de genre ; qu’il est un effet de discours et soumis à un dispositif de pouvoir ; qu’il « se fait le lit de l’Autre » (Lacan).

Or, dans la plupart des théories constructivistes, le corps finit par être évacué, ramené à un lieu d’inscription du symbolique, du pouvoir, des codes culturels. Des recherches récentes soulignent que le “naturel” est certes une catégorie suspecte, mais que nos corps ne se laissent pas non plus réduire à leur dimension construite. Annette Barkhaus et Anne Fleig analysent le « corps-interface » (« Schnitt-Stelle ») et affirment qu’en dépit de toutes les tentatives d’instrumentalisation du corps, notamment dans nos sociétés contemporaines qui lui vouent un véritable culte au point de remodeler « jusque sous la peau », grâce aux nouvelles technologies médico-esthétiques, les frontières entre naturel et culturel, biologique et artificiel, demeure une part de matérialité corporelle irréductible (« Unverfügbarkeit des Körpers »). A. Barkhaus va jusqu’à attribuer au corps une capacité obstinée à générer du sens par lui-même (« Eigensinn des Körpers »). Pour d’autres, tel Hartmut Winkler, le corps devient source du doute sur l’exactitude de nos théories en raison de sa double appartenance à un dedans et un dehors : il est « lieu d’un scandale théorique » (« Ort eines theoretischen Skandals »), ce qui le rend si fascinant. Si le corps, donc, est ce qui paraît le plus immédiatement perceptible, le plus évident, il reste toutefois énigmatique et difficilement pensable. Jean-Luc Nancy voit dans le corps l’in-fini de la pensée, le mystère de l’« être-hors-de soi » en ce que « les corps sont toujours autres, de même que les autres sont d'abord et toujours corps ».

Pourrait-on donc parler d’une sorte de “second” « retour du corps » aujourd’hui ? Après la découverte de sa dimension construite, apparemment impuissante à le circonscrire, l’exploration renouvelée de ses frontières floues entre dedans/dehors, Leib/Körper, de sa dimension matérielle, culturelle et symbolique ? De la distinction entre ce qui nous appartient et ne nous appartient pas dans l’indissociable dualité Leib/Körper qui nous constitue ? De ses liens inextricables avec l’altérité ? Car plusieurs altérités guettent nos corps : celle, fondamentale, du corps d’autrui qui me renvoie aux limites du mien et m’impose les siennes ; celle de mon propre corps, qui m’échappe, m’est sous maints aspects insaisissable sans médiation, sans intrusion ; celle qui procède des rapports de désir et de domination qu’entretient mon corps à celui de l’autre ; celle, enfin, qui relève des processus d’altérisation subis par mon corps soumis à la maladie, au vieillissement, à la folie ou à l’impact de l’autre. Le corps d'autrui forme, selon Merleau-Ponty, un tout avec le mien, dès lors que c’est à travers mon corps que je perçois le corps d’autrui.

Le « scandale théorique » vient précisément de la porosité entre les altérités extérieures/intérieures, du fait que cet entre-deux qu'est le corps le désigne comme frontière entre ipséité et altérité, une frontière qui de prime abord pourrait sembler nette, mais qui se révèle sans cesse mouvante. Le corps est le lieu où se déplace, s’abolit, se redessine sans cesse la frontière entre moi et l’autre, moi et moi, intériorité et extériorité, nature et culture, sexe et genre. Il est ligne de partage, point de jonction, interface de réalités multiples et imbriquées.

Nous nous proposons d’explorer comment ce corps-frontière est mis en mots, en images et en jeux, comment il est présenté et représenté

  • en littérature, de manière générale / dans la littérature fantastique, en particulier
  • dans les arts de la scène (théâtre, danse, performance)
  • dans les arts plastiques et la photographie

du XIXe au XXIe siècle dans l’aire culturelle germanophone ou dans une perspective interculturelle franco-allemande.

En littérature, on pourra analyser toute description du corps évoquant une frontière problématique et mouvante et tout particulièrement de quelle façon sont investies les frontières et ouvertures “naturelles” du corps (la peau, la bouche, etc.). On pourra se concentrer sur ce qui exprime l’impact de l’autre ou d’une norme culturelle sur le corps, notamment dans la maladie ou le trouble corporel. L‘étude des émotions, moins en tant que phénomène psychique que comme expression corporelle (par exemple pudeur, timidité, effroi, colère, désir), pourra être un fil conducteur de l’exploration du corps-frontière en littérature. Ainsi la rougeur et la transpiration du timide souffrant selon Sartre de ce que son « corps-pour-l’autre » lui échappe ; ainsi la dépossession du corps par la parole ou le regard de celui qui le désire ou entend le dominer ; ainsi la séduction où Baudrillard voit la « sauvegarde de l’étrangeté de l’autre ».

 La littérature fantastique est pour sa part fondée, par essence, sur la porosité des frontières entre des états (vie et mort), des espaces (ici et ailleurs), des règnes (organique et mécanique), des poétiques (mimétique et non-mimétique) réputés étanches du point de vue de la “normalité”. L’on étudiera le corps fantastique comme emblème de l’entre-deux où se recompose sans cesse le tracé de frontières multiples. L’éventail s’étend de l’invisibilité à la présence hypertrophique (le monstre), en passant par l’absentéisation, le morcellement, l’hybridation, la duplication ; il embrasse toutes les variantes genrées ou non du fantôme, du revenant, du mort-vivant, du vampire, de la marionnette, de l’androïde, du cyborg… Que disent ces divers degrés de matérialité et ces différents modes d’altérisation de la limitation mutuelle et de l’entrelacs des forces normatives (morales, esthétiques, scientifiques, idéologiques) qui travaillent les sociétés ? Le fantastique de la disparition est-il plus contemporain que celui de l’apparition ? Qu’en est-il des formes d’altérité et du rapport individuel ou social à ces dernières (répulsion, fascination, incorporation) qu’interroge le corps fantastique ? De l’oubli, du refoulé sur lequel les cultures se fonderaient et dont le fantastique serait le retour (Renate Lachmann) ? Comment la figuration du corps-frontière s’articule-t-elle avec la poétique du fantastique, avec le « texte monstre » (Nathalie Prince) ?

Dans le domaine des arts de la scène, on pourra travailler sur les pratiques théâtrales où le corps de l’acteur n’est plus simple support du personnage, mais dissocié, décentré ou multiplié. On s’intéressera notamment au théâtre postdramatique, au théâtre documentaire contemporain et à la performance lorsqu’elle met en jeu un corps traversé par de l’autre. En danse, ce sont toutes les formes du Tanztheater qui pourront retenir l’attention, avec leur hiatus entre geste et mot, entre corps et langage, avec leurs effets de distanciation par rapport à un corps supposé homogène, puis toute danse qui problématise le statut du corps dans son clivage naturel/culturel, authentique/inauthentique, Leib/Körper. Un fil conducteur pour les arts de la scène pourra être les effets de sens sur le corps-frontière grâce au recours à des dispositifs multimédias, notamment l’image vidéo qui dédouble, clive, fragmente, coupe et recoud les corps. Mais aussi l’utilisation de marionnettes ou d’une mécanisation des corps qui interroge leur autonomie ainsi que la dualité Leib sein/Körper haben.

Dans les arts plastiques et la photographie, on s’intéressera à toute figuration des frontières mouvantes entre intériorité et extériorité, subjectivité et altérité, nature et culture dans une modernité et une postmodernité contradictoires car marquées tout autant par la présence radicale du corps (dans l'art de performance ou d'intervention) que par son évanescence (dans l'esthétique disparitionniste ou le post-human). On pourra ainsi analyser les hybridations, métamorphoses et/ou altérations du corps. On pourra également se pencher sur les figurations du corps altérisé par la déchéance physique, l’angoisse, la souffrance.

La liste des pistes suggérées ici n’est pas exhaustive.

Pour analyser ce corps-frontière, on pourra recourir à des concepts empruntés à la sociologie, à la philosophie (notamment à la phénoménologie), à l’anthropologie, à la psychanalyse, aux gender studies, aux études culturelles… Le corpus d’étude se limitera toutefois aux expressions littéraires, artistiques et scéniques du corps-frontière.

Les Journées d’Études, organisées par le laboratoire de recherches éCHANGES d’Aix-Marseille Université, auront lieu à Aix-en-Provence le vendredi 15 et le samedi 16 juin 2018. Une publication est prévue dans les Cahiers d’Études germaniques, sous réserve de l’accord du comité de rédaction. Merci de faire parvenir votre proposition (résumé d’environ 3000 signes en allemand ou en français) au plus tard le 15 septembre 2017 aux trois organisatrices :

Florence Bancaud (florence.bancaud@univ-amu.fr)

Hélène Barrière (helene.barriere@univ-amu.fr)

Susanne Böhmisch (susanne.bohmisch@univ-amu.fr)

 

 

Bibliographie indicative

Assmann, Peter, Brittnacher, Hans Richard, Innerhofer, Roland, May, Markus, Ruthner, Clemens, Reber, Ursula et al., Andererseits : Die Phantastik. Imaginäre Welten in Kunst und Alltagskultur, Ausstellungskatalog, Linz, Verlag Bibliothek der Provinz, 2004.

Ballanfat, Elsa, La Traversée du corps. Regard philosophique sur la danse, Paris, Hermann, 2015.

Bernard, Michel, Le Corps, Paris, Seuil, 1995.

Bette, Karl-Heinrich, Körperspuren. Zur Semantik und Paradoxie moderner Körperlichkeit, Berlin/New York, de Gruyter, 1989.

Bozetto, Roger, Le Fantastique dans tous ses états, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2005.

Brittnacher, Hans Richard, Ästhetik des Horrors. Gespenster, Vampire, Monster, Teufel und künstliche Menschen in der phantastischen Literatur, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1994.

Brittnacher, Hans Richard, May, Markus (dir.), Phantastik. Ein interdisziplinäres Handbuch, Stuttgart, Metzler, 2013.

Détrez, Christine, La Construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002.

Dupeyron-Lafay, Françoise (dir.), Les Représentations du corps dans les œuvres fantastiques et de science-fiction, Colloque du CERLI, Paris, Michel Houdiard, 2005.

étienne, Noémie, Vannouvong, Agnès (dir.), à bras le corps. Image, matérialité et devenir des corps, Paris, Les Presses du réel, 2013.

Fleig, Anne, Barkhaus, Annette (dir.), Grenzverläufe. Der Körper als Schnitt-Stelle, München, Fink, 2002.

Foellmer, Susanne, Am Rand der Körper. Inventuren des Unabgeschlossenen im zeitgenössischen Tanz, Bielefeld, transcript, 2009.

Geisenhanslüke, Achim, Mein, Georg, Monströse Ordnungen. Zur Typologie und Ästhetik des Anormalen, Bielefeld, transcript, 2009.

Kamper, Dietmar, Wulf, Christoph (dir.), Die Wiederkehr des Körpers, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1982.

Laneyrie-Dagen, Nadège, L’Invention du corps. La représentation de l’homme du Moyen-Age à la fin du XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1997.

Le Breton, David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990.

Nancy, Jean-Luc, Corpus, Paris, Métailé, 2000.

Pollet, Jean-Jacques, écritures fantastiques allemandes, Arras, Artois Presses Université, 2010.

Ruthner, Clemens, Am Rande. Kanon, Kulturökonomie und die Intertexualität des Marginalen am Beispiel der (österreichischen) Phantastik im 20.Jahrhundert, Tübingen, Francke, 2004.

Rozenberg, Jacques J., Le Corps-autre et les sources de l’altérité. L’interface bio-psycho-culturelle, Paris, De Boeck, 2011.

Vigarello, Georges, Le Sentiment de soi. Histoire et perception du corps, Paris, Seuil, 2014.

Waldenfels, Bernhard, Das leibliche Selbst. Vorlesungen zur Phänomenologie des Leibes, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2000.

Zoberman, Pierre, Tomiche, Anne, Spurlin, William J., écritures du corps, nouvelles perspectives, Paris, Classiques Garnier, 2013.