Actualité
Appels à contributions
Poétiques et politiques du spectre. Lieux, figures et représentations de la rémanence dans les Amériques

Poétiques et politiques du spectre. Lieux, figures et représentations de la rémanence dans les Amériques

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Emilie Delafosse)

Journées d’étude interdisciplinaires

 

Organisées par les équipes d’accueil

Espaces Humains et Interactions Culturelles & Centre de Recherches Sémiotiques

Université de Limoges, les 7 et 8 juin 2012

POÉTIQUES ET POLITIQUES DU SPECTRE

Lieux, figures et représentations de la rémanence dans les Amériques

Le spectre se tient résolument dans l’entre-deux : penser la spectralité, élaborer une hantologie, c’est, comme l’affirme Jacques Derrida, se situer dans un lieu paradoxal du savoir où les grandes oppositions sur lesquelles se fondent les catégories de l’être – vie et non-vie, présence et non-présence, réel et non-réel – se dérobent. Discontinu, inconsistant, insaisissable, le spectre est frappé d’un radical manque à être. Pour autant, il n’est pas réductible à une simple illusion. Il hante, il insiste depuis le hors-lieu et le hors-temps de son corps absent.

En tant qu’il permet de penser la présence de l’absence, la visibilité de l’invisible, le spectre peut constituer une catégorie – ou une non-catégorie ? – opératoire pour dire la condition humaine contemporaine, dans ses manifestations politiques, sociales et culturelles. Le spectre pose en effet la question de l’empreinte mémorielle laissée par les disparus : trace qui s’inscrit à la fois comme travail de remémoration et trouble de la paix des vivants, insistance obstinée de ceux qui reviennent. Lourd des non-dits qui entourent les formes traumatiques de la mort ou de la disparition, il s’impose parfois comme substitut à une perte radicale – fonctionnant ainsi comme un fétiche – ou se conjugue à d’obscures formes de culpabilité – il devient alors symptôme. En cela, les réflexions sur l’après-conflit, les transitions démocratiques ou, plus généralement les événements traumatiques ne peuvent faire l’impasse d’une interrogation hantologique : comment symboliser la parole silencieuse de ceux qui ne sont plus ? Comment narrer l’événement qui a rompu le cours des choses, faisant de ceux qui restent les survivants spectraux de leur propre mort symbolique? Comment cohabiter avec les spectres ?

Mais la spectralité ne renvoie pas seulement à ce qui n’est plus : si le spectre invite le passé dans le présent, il peut se faire augure. Sa parole, alors, écrit l’à-venir. Ce qui fait dire à Jacques Derrida qu’on ne peut le penser que dans l’anachronie.

Interroger la condition spectrale, c’est également considérer ceux qui, revenus du désastre, ne sont plus que les supports silencieux de ce qu’Agamben appelle la vie nue, une vie arrachée à toute qualification. Elle est aussi la condition de ces homines sacri qu’une modernité prédatrice a convertis en corps surnuméraires et dont la mort ne donne lieu à aucune forme de symbolisation. Elle est enfin la condition d’une humanité soumise et rendue invisible par les nouvelles formes de disciplines sociales, attelée à la production d’une richesse toujours plus fétichisée. Dès lors, penser les spectres ou bien encore penser avec les spectres, c’est, comme l’affirme Jacques Rancière, se tenir sur la possibilité de « l’un-en-plus », qui est le lieu même de l’humanité universelle.

Qu’on renonce à la littéralité, et le spectre devient hantise, trouble et menace. Parce qu’il extériorise les peurs irraisonnées, les obsessions, les fantasmes qui hantent l’homme, le spectre se prête à illustrer tout ce qui relève du « refoulé ». La vision spectrale, en ce sens, nous invite aussi à contempler son envers, et à considérer « celui qui porte le fantôme » (Marie-Ange Depierre).

C’est peu de dire que les âmes sans repos n’ont jamais cessé de hanter la littérature. On songera par exemple à l’esthétique macabre qui prévalut dans le roman gothique, dans le romantisme noir ou le fantastique. Dans le domaine de l’analyse textuelle, on pourra s’intéresser au spectral comme trace, comme rémanence. La lecture procède du transport, de l’emportement, et en ce sens peut devenir le lieu d’une authentique possession. Elle nourrit à son tour l’écriture, convoquant ainsi le spectre de la référence. Si par ailleurs le lecteur, dans son expérience singulière de lecture, est bien « producteur de texte » (Roland Barthes), c’est à lui qu’incombe en dernier ressort de rêver de possibles intertextes. On pourra dès lors s’intéresser aux intertextes fantasmatiques, ceux-là dont on n’a que l’intuition et que Jean Bellemin-Noël s’essaie à cerner avec l’« interlecture » (« mon interlecture, du côté du lecteur – dit-il – sera la possibilité à la fois de reconnaître l’intertexte manifeste et de mobiliser les références latentes qui n’appartiendraient pas de façon manifeste à cet intertexte (manifeste par définition) »).

La question du spectre s’avère tout aussi pertinente dans le domaine linguistique. Toute production linguistique et discursive constitue, en elle-même et en ceci qu’elle fait concourir plusieurs voix en son sein, un lieu de vie du spectre. Qu’il soit intrinsèquement lié au discours dans sa capacité signifiante, qu’il soit promu et informé par le contexte, ou bien encore que le texte le subisse, le spectre demeure au centre du questionnement sur la production du sens, en ceci qu’il convoque « tout le langage, à la fois antérieur et contemporain […] non pas selon le seul mode d’une imitation volontaire, mais selon celui d’une dissémination » (Pascal Acquien).

Dans le cadre d’une réflexion sémiotique générale sur la réécriture (le texte non plus comme reproduction mais comme productivité), ses mécanismes et ses enjeux, la figure du spectre apparaît difficile à contourner. Que l’on considère le texte comme spectre, image ou reflet construit dans le conflit vis-à-vis d’un ou de texte(s) antérieur(s) – dit(s) premier(s) – ou que la présence spectrale soit perceptible, par transparence, à travers la rémanence du texte premier représenté, en filigrane, dans le texte actualisé, la question posée demeure inévitablement celle de la limite : limite de l’espace du texte, limite de sa force signifiante, limite de sa continuité ou de son hétérogénéité, mettant en jeu la réflexion sur la frontière lancée par Youri Lotman qui définit l’espace du « nous » et l’espace du « eux », l’espace du texte et du hors-texte.

La pragmatique, quant à elle, en tant qu’étude de l’usage du langage, a pour objectif un enrichissement de l’interprétation linguistique – phonétique, phonologique, morphosyntaxique et sémantique –, nécessairement incomplète, comme l’a souligné Herbert Paul Grice, par ajout d’informations tirées de l’environnement dans lequel l’énoncé est produit et interprété. Toute analyse pragmatique pourrait donc viser l’identification des mauvais usages ou usages détournés de structures langagières et/ou discursives, spectres linguistiques arborant une apparence sans y associer l’utilisation de rigueur et véhiculant, par là même, le spectre de constructions sources. Elle pourrait également, dans cette perspective, tâcher de dégager le spectre, en tant que trace de l’activité énonciative sur la structure linguistique. Elle pourrait, enfin, s’intéresser aux mécanismes inférentiels structurant toute situation de communication, enchaînements cognitifs spectraux, puisque sous-jacents, engendrant une interprétation plus exhaustive de l’énoncé. Énonciation, inférence, contexte pourraient donc constituer un terrain propice à l’appréhension d’une pragmatique du spectre.

 

À la confluence des arts, de l’histoire et de la linguistique, ces journées d’étude, tournées vers les mondes américains, se veulent largement interdisciplinaires. Les propositions de communication, rédigées en français, comporteront un titre provisoire, un résumé d’environ 300 mots et une brève notice bio-bibliographique. Elles devront parvenir avant le 15 avril 2012 à l’adresse suivante : spectres.limoges@gmail.com. Les intervenants dont les communications auront été retenues seront informés avant la fin du mois d’avril.

Comité organisateur : Philippe Colin (EHIC), Émilie Delafosse (ILCEA), Thomas Faye (CeReS), Sonia Fournet (CeReS), Marie-Caroline Leroux (EHIC).