Essai
Nouvelle parution
J.-F. Perrin, Poétique romanesque de la mémoire, t. II: De Senancour à Proust (XIXe siècle)

J.-F. Perrin, Poétique romanesque de la mémoire, t. II: De Senancour à Proust (XIXe siècle)

Publié le par Marc Escola (Source : Classiques Garnier)

Compte rendu publié dans Acta fabula,  dossier critique "L'âge du XIXème siècle" (septembre 2019, vol.20, n°7) : Julie Moucheron, Se souvenir des belles pages et dans dossier critique "(Trans-)historicité de la littérature" (décembre 2019, vol. 20, n° 10) : Véronique Samson, Avant la madelaine.

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Jean-François Perrin

Poétique romanesque de la mémoire. Tome II - De Senancour à Proust (XIXe siècle)

Paris, Classiques Garnier, coll. Bibliothèque proustienne, 2018

EAN : 9782406079033

803 pages

Prix : 68 €

 

Dans le roman et la nouvelle du XIXe siècle, les séquences de mémoire affective font office d’échangeurs temporels, de péripéties et de rimes compositionnelles. Leur étude livre accès à la structure profonde des œuvres ainsi qu’aux ressorts intimes de l’intrigue. Cet ouvrage le vérifie à partir d’un corpus de 170 romans et nouvelles, de Senancour à Proust.

Table des matières

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Prière d'insérer : "Aussi anciennes que l’épopée antique et le roman grec, les séquences de mémoire affective ont été pratiquées comme des instruments compositionnel par les meilleurs romanciers français depuis Chrétien de Troyes, ainsi qu’il a été démontré au tome I du présent ouvrage. Redéfinies par les Modernes selon un modèle mis au point par Rousseau dans La Nouvelle Héloïse et Les Confessions, elles constituent un ingrédient déterminant de l’art des grands romanciers du XIXe siècle, jusqu’aux mises en question qu’occasionne, à partir de Flaubert, leur caractère de lieu commun littéraire. En termes de poétique compositionnelle, ces séquences fonctionnent comme échangeurs temporels, scènes d’ouverture ou de clôture, péripéties, nœuds ou catastrophes, et plus généralement comme rimes ou assonances compositionnelles. Leur étude livre accès à la structure profonde des œuvres ainsi qu’aux reflets intimes de l’intrigue dans la conscience émue des personnages.

  En termes de corpus, ce tome II procède de Senancour à Proust : il a en effet semblé justifié d’y inclure ce qu’on pourrait appeler le « premier Proust », celui des Plaisirs et les Jours, de Jean Santeuil et de la préface du Contre Sainte-Beuve, afin de mesurer ce qu’il avait alors assimilé de ses prédécesseurs et ce qu’il apportait déjà, sans exclure non plus, au moins sur la question dont traite cet ouvrage, Du côté de chez Swann et Le temps retrouvé, d’emblée considérés par leur auteur comme commencement et fin de La Recherche.

  On choisit ainsi d’approcher les œuvres concernées par l’amont au lieu de les envisager dans la perspective de leur aval considéré comme terminus ou nec plus ultra : une approche qui domine la critique sur ces questions, y compris dans l’essai, à son époque novateur, d’Elizabeth Czoniczer : Quelques antécédents de À la recherche du temps perdu (Droz, 1957). Alors que la littérature du XIXe siècle ne met pratiquement jamais en scène les ressouvenirs d’un personnage sans les doter d’affects émotifs, voire passionnés, la perception que la critique en livre est faussée par la grille psychologique « proustienne » qu’elle y applique systématiquement a posteriori, bien que l’auteur de la Recherche ne voie dans la scène dite de la Petite Madeleine qu’un instrument compositionnel, comme il appert d’une lettre à Romain Rolland du 4 décembre  1913, où il explique avoir été « obligé, au début, d’essayer de recréer, d’imiter certains phénomènes de mémoire, pour donner à l’œuvre un support spirituel ».

  On parle néanmoins couramment de l’approche proustienne de la mémoire comme d’un absolu dont quelques écrivains du XIXe siècle auraient pour ainsi dire esquissé les brouillons, ou, dans une approche plus phénoménologique, auraient fait avant Proust « l’expérience éblouissante et fugitive », ainsi que l’exprime Georges Poulet, sans que soient posées les questions de la structure littéraire de ce lieu commun et de sa fonction dans l’économie narrative des œuvres où il intervient (Sylvie de Nerval mise à part qui a été tellement travaillée, de Poulet à Eco).

  Il s’agit là d’une double méconnaissance, en termes de psychologie du phénomène telle que représentée par les récits du XIXe siècle qui le mettent en intrigue, ainsi qu’en termes de poétique compositionnelle. La mémoire du sentiment, de l’âme ou du cœur, comme on disait, représentée dans les romans et les nouvelles de cette époque, ne se réduit pas au couple de l’involontaire et du volontaire, par nous hérité de Proust via Théodule Ribot qui avait d’ailleurs une vision bien plus large du phénomène ; chez les romanciers, elle concerne autant la mémoire habituelle des personnages que les moments de ressouvenir jaillis dont ils peuvent être affectés ; quant à ces derniers, ils peuvent se produire spontanément en n’importe quelle occasion ou bien surgir au sein d’une recherche menée par le héros ou l’héroïne, soit immédiatement, soit après un long différé qui peut occuper de quelques paragraphes à un ou plusieurs chapitres. Enfin, la mémoire d’un personnage peut être sollicitée par un autre, souvent à son insu, soit qu’il s’agisse de le manipuler, soit qu’on souhaite ainsi le tirer d’un état maladif ou délirant. Une lecture de la mémoire affective dans le roman et la nouvelle du XIXe siècle qui s’en tiendrait aux catégories censées rendre compte des grandes scènes de ressouvenir de la Recherche du temps perdu est donc vouée à en ignorer des pans entiers.

  Chez les grands romanciers, depuis d’Urfé jusqu’à Maupassant ou les Goncourt, il est en outre extrêmement rare que la scène de mémoire affective, spontanée ou non, ne participe pas d’une chaîne, discrète ou affichée, donnant accès à ce que Rousseau appellerait l’« histoire de l’âme » des personnages, et que nous nommerions aujourd’hui leur histoire intérieure en ce qu’elle comporte de flux et reflux, de latences et de soudaines prises de consciences, d’intermittences et de hantises, de désarrois profonds ou d’épiphanies. Il a paru possible d’aborder cette chaîne comme un dispositif concerté, c’est-à-dire en termes de poétique compositionnelle ; on s’inspire là de ce qu’avait réussi Gérard Genette à propos de la Recherche, sa méthode ainsi que certaines des catégories qu’il a forgées s’avérant tout à fait opératoires pour l’objet travaillé – celui des « retours du passé » dans la conscience de personnages affectés, en tant qu’ils occupent dans l’intrigue une fonction de péripétie.

  Le corpus étudié consiste en cent soixante-dix romans, contes et nouvelles, depuis Obermann jusqu’à Du côté de chez Swann. Y figurent tous les grands écrivains du siècle jusqu’à Rodenbach, Bourget ou Anatole France, et dans bien des genres, Dumas, Féval, Poe, Villiers et Verne compris ; mais aussi la première traduction française de Werther et toute une série d’œuvres moins lues aujourd’hui, comme La Double Maîtresse, les Mémoires d’un suicidé de Du Camp, Calvaire et Sébastien Roch de Mirbeau, L’Opium, de Paul Bonnetain, des romans de Claretie, de Malot et de Hennique, les nouvelles de Lorrain, celles de Gilbert Augustin-Thierry, les récits de Francis Poictevin, ou encore La Mémoire du cœur de Michel Corday (1906) qui incorpore à son intrigue la catégorie de « mémoire affective ».  – À tout seigneur, tout honneur, il allait de soi qu’en sus du romancier, Chateaubriand mémorialiste en fût.

  Les écrivains de cette époque ayant souvent une assez nette idée des travaux des médecins aliénistes puis des psychologues expérimentaux contemporains, ainsi que des grands courants philosophiques d’interprétations des phénomènes de l’imagination et de la mémoire, on essaie, chaque fois qu’il le paraît utile, de signaler ces contextes interprétatifs ; il est impossible, par exemple, d’étudier les grands romans de Sand sans prendre en compte la problématique de la palingénésie, qui court d’ailleurs d’un bout à l’autre du siècle depuis Ballanche jusqu’à Kardec et ses émules, et dont on constate la rémanence chez Du Camp ou G. Augustin-Thierry. L’intérêt de Moreau de Tours pour la question de l’hallucination et pour l’expérience des drogues, ainsi que ses affinités avec Gérard de Nerval, sont partie-prenante de son œuvre scientifique et attestent également des points de tangence qui apparaissent parfois entre le travail de la fiction et celui de la médecine à cette époque. L’on verra aussi que le roman et la nouvelle de la fin du siècle se préoccupent de fausse reconnaissance, de somnambulisme, d’hypnose et d’hystérie dans des termes qui ne sont plus – ou plus seulement – ceux du « magnétisme » hérité de Messmer, encore bien présent chez un Balzac, mais ceux de la psychologie expérimentale de l’époque. C’est ainsi encore qu’Alfred Maury et Hervey de Saint-Denys, dans leurs travaux respectifs (et d’ailleurs divergents) sur les phénomènes oniriques, procurent un éclairage déterminant sur la façon dont la fiction travaille la dimension hallucinatoire et, plus généralement, celle de l’involontaire, ce que n’ignorait pas Huysmans. Sur le plan poétique enfin, l’on vérifiera l’impact déterminant de De Quincey et de Baudelaire sur la problématique de la mémoire dans la littérature de cette époque, et par eux ce qu’on pourrait appeler le retour de Mnémosyne aux fondements de l’expérience littéraire.

  En ce qui concerne le plan de l’ouvrage, dont on trouvera le détail sur le site de l’éditeur, la Ie partie est consacrée à la scène de mémoire affective en tant que telle : structure, métaphorique, statut de péripétie dramatique dans Fort comme la mort, statut d’exemple illustrant la théorie dans la préface du Contre Sainte-Beuve. Les parties suivantes sont dévolues à l’étude de la fonction compositionnelle qui est la sienne dans l’ensemble des œuvres du corpus, selon qu’elle intervient comme manifestation de mémoire intégrée - IIe partie -, volontaire - IIIe partie -, provoquée - IVe partie -, ou en recherche – Ve partie - (la mémoire dite involontaire, jaillie ou spontanée n’étant qu’un aspect de la première et des deux dernières) : chacune de ces catégories est définie dans l’introduction des parties concernées. La VIe partie concerne l’héritage et l’apport en ce domaine des esquisses de Jean Santeuil. On a préféré reporter en annexe des analyses un peu techniques concernant l’approche lexicologique et stylistique de la scène de ressouvenir, ainsi que l’histoire de la théorisation de la mémoire affective au XIXe siècle." — Jean-François Perrin

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