Essai
Nouvelle parution
J.‑Fr. Hangouët, Picaros et pédoncules. Romain Gary et l’en‑avant de l’Humanité selon Pierre Teilhard de Chardin

J.‑Fr. Hangouët, Picaros et pédoncules. Romain Gary et l’en‑avant de l’Humanité selon Pierre Teilhard de Chardin

Publié le par Marc Escola (Source : J.-F. Hangouët)

Jean‑François Hangouët,

Picaros et pédoncules. Romain Gary et l’en‑avant de l’Humanité selon Pierre Teilhard de Chardin,

Librairie Droz, collection "Histoire des idées et critique littéraire", 2019.

EAN13 : 9782600059787.

224 p., 28,90 euros TTC

 

 

Les personnages picaresques créés par Romain Gary manifestent, avec constance, le sentiment de porter une responsabilité qui dépasse les cadres de l’intrigue romanesque et qui se trouve être celle que Teilhard de Chardin attribue aux « pédoncules évolutifs » dans les plus scientifiques de ses théories sur la complexification de l’univers : œuvrer à la métamorphose du genre humain. Pour que l’humanité en vienne un jour, fût‑ce au bout de millénaires, non pas à rejoindre en Dieu (l’hypothèse du savant jésuite), mais à incorporer (la préférence du romancier), biologiquement, un amour universel que ne font aujourd’hui qu’esquisser nos idéaux de justice, de dignité, de fraternité.

Cette étude se propose de caractériser, jusque dans ses spécificités, l’humanisme évolutionniste que cultive l’œuvre de Romain Gary en explorant l’assiduité avec laquelle le romancier a questionné et prolongé la symbolique, la poétique et la métaphysique de son ami le grand penseur Pierre Teilhard de Chardin.

 

Composition

22 chapitres (titrés, et accompagnés chacun d’un exergue), une bibliographie, un index, des notes de bas de pages, un ensemble de notes de fin de volume (123 notes).

Synopsis

Romain Gary n’a pas écrit de romans d’anticipation, et pourtant son œuvre nous invite, avec une constance qui le distingue de tous les auteurs classiques, à méditer la question de l’avenir à très long terme de l’humanité.

C’est que, dans leur manière de vivre leurs aventures particulières et, avec elles, le XXe siècle historique où s’amarre la fiction selon Romain Gary, les personnages de ses romans témoignent, assidument, d’une conscience aiguë des mécanismes de l’évolution. Sur le mode de l’angoisse et de l’espoir mêlés, ils ne cessent d’appréhender, même lorsqu’ils semblent pris dans l’urgence de l’événement immédiat, les enjeux radicalement ultérieurs de leurs décisions et de leurs actions. Ils peuvent se montrer convaincus de défendre les valeurs humanistes les plus hautes, mais cette profession de moralisme ne saurait constituer l’horizon de leur obsession. Leur questionnement est, en effet, tout autre : leur liberté, leur responsabilité, leur jugement auront‑ils bien contribué, au bout d’un décompte du temps en âges géologiques, voire cosmiques, à rapprocher l’Homme des idéaux dans lesquels il se mire, par lesquels il s’évalue, grâce auxquels il se définit ?

Ouvrons Les Racines du ciel, prix Goncourt 1956 : Morel, le personnage principal, y appelle l’humanité à changer d’espèce. Ouvrons aussi bien le premier roman signé Ajar, Gros‑Câlin, paru en 1974 ; le narrateur Cousin y déclare : « Il faudrait une évolution biologique ». Cousin comme Morel aspirent à voir enfin prendre corps toutes ces abstractions que nomment aujourd’hui les mots honneur, dignité, justice, amour, fraternité. Morel, Cousin, et plus généralement tous les personnages de l’œuvre entier de Gary, ces personnages qu’il désigne sous le nom de picaros, parce qu’ils sont pour lui aventuriers de l’épopée humaine universelle, tous sont obsédés par cette question : auront‑ils œuvré à ce que les valeurs humanistes, d’ici quelques dizaines ou centaines de milliers d’années, deviennent bien incarnations vécues, organes biologiques d’une humanité transformée par la culture en une autre humanité que celle que nous connaissons depuis les âges historiques ?

Le principal courant de l’évolutionnisme du XIXe siècle inscrit l’humanisme dans la perspective du progrès social. Mais Romain Gary est l’héritier d’une extrapolation plus radicale encore des résultats des sciences de l’univers et de la vie qui ont prouvé l’évolution : celle qui ne s’interdit pas, à la manière pionnière d’un Ernest Renan, ou plus moderne aujourd’hui de certains romans de science‑fiction, d’envisager que l’humanité soit appelée à évoluer ontologiquement — autrement dit qu’elle puisse en venir, à l’occasion, à disparaître sous la forme que nous lui connaissons depuis les âges historiques pour, choisissent de le croire les humanistes, se transformer en une organiquement et moralement meilleure version d’elle‑même.

Au XXe siècle, la grande voix métaphysique de cet évolutionnisme prospectif, foncièrement optimiste, était celle de Pierre Teilhard de Chardin. Selon le savant‑jésuite, l’humanité est destinée non seulement à évoluer, mais à orienter sa propre évolution – et cela non pas par miracle, mais par l’esprit de dépassement et d’aventure, désormais réflexif et culturel, des « pédoncules évolutifs » : ces quelques éléments ou individus présents dans tous les groupes qui, depuis l’origine des temps cosmiques pour Teilhard de Chardin, ont été les pionniers, fût‑ce à tâtons, de la complexification atomique, moléculaire, planétaire, organique, animale, humaine.

C’est bien par la voix de Teilhard de Chardin, qui plus est dans l’intimité de l’amitié vécue, à New York au début des années 1950, que Romain Gary fut initié à cette perspective élargie qui, pour mieux parler de l’humanisme, c’est‑à‑dire de l’homme et des responsabilités qui lui incombent, préfère à la pensée statique de la « condition humaine » le paradigme, scientifique et dynamique, volontairement ouvert à l’espoir, du « phénomène humain » (Teilhard), de l’ « affaire homme » (Gary). Le jeune romancier qu’était alors Romain Gary venait d’être rudement éprouvé par son siècle : il était l’un des rares rescapés des forces aériennes de la France libre de la première heure, sa famille avait été décimée par la Shoah, la Seconde Guerre mondiale l’avait tenu loin du chevet de sa mère mourante. Mais la vision optimiste de Teilhard de Chardin était puissante, comme l’étaient sa personnalité chaleureuse, sa poétique, sa confiance dans l’avenir. Romain Gary fut initié et conquis à ce point que l’horizon humaniste de ses romans en fut transformé à jamais : s’il laissait toute la place à l’absurde et au nihilisme dans ses premiers livres, il sera fait désormais, sinon du Dieu de Teilhard de Chardin du moins systématiquement, opiniâtrement, de lueurs d’aube et de promesses d’espoir.

Cette étude explore la manière dont le romancier Romain Gary a reçu, questionné avec constance, et dépassé aussi parfois, sur certains points, la poétique et la métaphysique de son ami le grand penseur Pierre Teilhard de Chardin.

Ambitions

L’étude affiche plusieurs ambitions relevant de la connaissance scientifique.

Ainsi dans le domaine de l’histoire de la littérature. L’ouvrage apporte aux études garyennes un résultat méconnu pour ne pas dire inconnu avant les travaux qu’il rapporte : l’importance de l’influence de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin sur l’ensemble de l’œuvre de Romain Gary. Non que le romancier se contente de répéter les visions du savant jésuite : s’il les reprend pour y arrimer les motivations et actions de ses personnages de fiction, c’est aussi parfois, à l’occasion, en les adoptant comme points de départ de la pensée et pour les dépasser sur le terrain même de la métaphysique.

Ainsi également dans le domaine de la mesure de l’influence de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin. L’ouvrage apporte cette fois aux études teilhardiennes, avec le cas de Romain Gary, un nouvel exemple, spectaculaire, qui démontre la puissance d’interpellation de la vision et de la poétique enthousiaste de Pierre Teilhard de Chardin – même lorsqu’on n’en retient pas sa dimension théologique, comme le fait Romain Gary.

Ainsi encore dans le domaine de l’exégèse de l’œuvre de Romain Gary. Adopter l’éclairage de l’humanisme évolutionniste montre que ce que de nombreux commentateurs appellent aujourd’hui encore traits d’humour, cocasseries, paradoxes sans clé, approximations, obscurités voire contre‑sens de Romain Gary, sont dans bien des cas des éléments de sens véritable, qu’ils sont maîtrisés par l’auteur, qu’il y a bien à la base de son œuvre romanesque une métaphysique cohérente, méditée, et elle‑même enrichie en retour par la création romanesque.

Ainsi encore dans le domaine de l’inventaire de l’œuvre de Romain Gary. La somme des nombreuses citations convoque plus de quinze textes et interviews qui étaient jusqu’à présent inconnus des bibliographies publiées du romancier (dont la plus complète reste celle qui a été établie par Jean‑François Hangouët et Michael Coates‑Smith pour le Cahier Romain Gary paru aux éditions de l’Herne en 2005).

Ainsi, enfin, dans le domaine de l’épistémologie de la pensée transhumaniste de l’évolution. Pour mesurer l’influence de la pensée évolutionniste de Teilhard de Chardin sur le roman humaniste de Gary, il a été nécessaire de la caractériser elle‑même. D’une part, en retraçant ses origines philosophiques (en remontant, par Ernest Renan et Michel Nicolas, jusqu’à Hegel). D’autre part en explicitant ses limites strictement scientifiques (en rappelant les critiques que des prix Nobel de médecine comme Peter Medawar ou Jacques Monod ont pu adresser à l’œuvre de Teilhard de Chardin). Cette double investigation sur la pensée teilhardienne de l’évolutionnisme, menée avec précision, ne pourra qu’intéresser les études qui se consacrent à l’idée de l’avenir de l’humanité.

L’étude est également un travail d’écriture, pour tenter d’exposer les trouvailles, résultats et justifications de la recherche sous une forme qui, restant rigoureusement scientifique, et fondée sur des faits et sur de très nombreuses citations, ne soit cependant à lire ni trop difficile, ni trop ennuyeuse, ni trop pondéreuse.

L’auteur

Jean-François Hangouët est l’auteur de la biographie Romain Gary. À la traversée des frontières (Gallimard, collection « Découvertes », 2007) et l’éditeur de la version complète du roman Gros-Câlin d’Émile Ajar (Mercure de France, 2007 ; la première édition, en 1974, avait été tronquée des derniers chapitres du manuscrit). Avec le philosophe Paul Audi il a édité le recueil de textes rares et d’interviews de Romain Gary L’Affaire homme (Folio, 2005) et dirigé le Cahier Romain Gary paru aux éditions de l’Herne en 2005. Avec Denis Labouret et Firyel Abdeljaouad il a édité le recueil d’études Signé Ajar (La Chasse au Snark, 2004). Fondateur du Club Gary ! avec Michaël Tonon et Caroline Bongrand au début des années 1990, et de l’association Les Mille Gary avec Alice Gaudiard et Anna Belhalfaoui en 1997, il a été le rédacteur en chef de sa revue Le Plaid, sur ses 14 numéros.