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Rencontres de Gennevilliers, 4/4: J. Rancière

Rencontres de Gennevilliers, 4/4: J. Rancière "Les partages du temps"

Publié le par Marc Escola (Source : Sylvie Goujon)

Jacques RANCIERE   Les partages du temps

"Les temps qui courent"

[Rencontres philosophiques de Gennevilliers 4/4]

 

Samedi 8 février à 18h

 

 

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Il n’y a pas que les montres et les horloges qui scandent le temps, les vies humaines sont tout autant cadencées par des rythmes qui orchestrent ce qu’il y a à faire et comment cela doit se faire. S’il y a une découpe des espaces, qui trace des lignes de partage entre les sujets et attribue une place précise à chacun, il y a également une découpe des temps, qui détermine l’ensemble des façons dont il faut s’acquitter des tâches. L’idée grecque de la politique comme possibilité donnée à tous de participer au commun et d’en négocier les termes dépend constitutivement de cette organisation temporelle qui est loin d’être la même pour tout le monde : pour Platon, l’artisan n’a pas le temps de se consacrer à autre chose qu’à son propre travail et l’artiste (le miméticien) sera d’ailleurs condamné parce qu’il fait deux choses à la fois. La société fonctionnera d’autant mieux quand chacun reste à sa place – c’est encore l’idée d’une société industrielle marquée par la division du travail. Le temps du loisir est réglé lui aussi : il sert de régénération aux forces productives et permet d’autant mieux revenir à la tâche par la suite.
Aujourd’hui aussi, le « temps manque », mais non pas parce que la tâche unique, imposée, absorberait toute notre attention, mais parce c’est désormais le « multitâche » qui est à l’ordre du jour. Comme il faut tout faire à la fois, il ne reste plus de temps pour faire « autre chose » : le loisir est pris, lui aussi, dans ce mouvement, il doit être meublé et doit être utile, sans quoi il garde ce statut malaisé, comme quelque chose qui ne serait ni fait ni à faire. Tout ce qui échappe à l’utilité immédiate relève d’un temps hors du temps. Mais très vite, ce temps hors temps peut devenir normatif, dès lors qu’il est perçu comme le temps de la promesse ou de la révolution, en tout cas d’un temps à venir, authentique. Aussi différentes soient-elles, les pensées de l’interdit (« ce n’est plus possible ») et une pensée de la promesse (« ce n’est pas encore le moment ») concourent à délimiter ce qui peut se faire, maintenant. Repenser les partages du temps, c’est repenser au contraire comment plusieurs manières d’être peuvent coexister, parfois de façon contradictoire, comment s’articule donc la coexistence des possibles.

 

Né en 1940 à Alger, Jacques Rancière est professeur émérite de l’université Paris VIII. Auteur avec Louis Althusser du fameux Lire Le Capital (1968), il s’éloigne bientôt de son mentor et dès 1974 publie La Leçon d'Althusser. Son parcours le conduit ensuite à s’intéresser aux utopistes du XIXe siècle (Etienne Cabet, par exemple). De là, sa thèse d'État, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (1981).
Mais c’est en travaillant sur les écrivains prolétaires - Louis Gabriel Gauny, parquetier et philosophe (Le Philosophe plébéien, 1985) et Joseph Jacotot (Le Maître ignorant, 1987) qu’il développe sa réflexion sur l'égalité des citoyens devant le pouvoir et le savoir, mettant ainsi en question, voire en crise, la position dominante du penseur et de l’intellectuel qui disent la vérité du monde, que ce soit dans le domaine du politique ou dans celui de l’esthétique. Il y a chez lui ce qu’on a pu appeler une poétique du savoir « où l'argumentation laisse place au déplacement, au dépaysement, à la chair des mots, à l'histoire des corps ».
Car, peut-on dire, le langage est pensé comme une structure d’identification des choses et des faits ; cette identification même instruisant la distance entre les choses et les mots. La démocratie – mais tout autant l’esthétique - serait alors l’expérience de cette distance, de cet écart, de cette séparation.