Essai
Nouvelle parution
J.-Y. Jouannais, Artistes sans oeuvres. I would prefer not to

J.-Y. Jouannais, Artistes sans oeuvres. I would prefer not to

Publié le par Marc Escola

Artistes sans oeuvres - I would prefer not to
Jean-Yves Jouannais
Enrique Vila-Matas (Préfacier)


Paru le : 09/04/2009
Editeur : Verticales/Phase deux
ISBN : 978-2-07-078536-0
EAN : 9782070785360
Nb. de pages : 210 pages

Prix éditeur : 17,90€

Artistes sans oeuvres, essai-météorite qui fit date lors de sa parution en 1997, a notamment marqué l'écrivain Enrique Vila-Matas qui revient sur cette «heureuse rencontre» dans la préface de cette réédition.

Catalogue raisonné et déraisonnable des artistes chez qui les oeuvres sont «présentes partout et visibles nulle part», ce large inventaire fait l'éloge a priori paradoxal d'un art qui n'existe qu'en creux, de créateurs qui n'en sont qu'à peine, comme autant d'avatars plus ou moins volontaires du fameux Bartleby.

Jean-Yves Jouannais révèle ces trajectoires méconnues, virtuelles, inabouties ou abandonnées, et leur ombre portée dans les marges de la littérature. Et s'autorise même quelque détour par la fiction à propos d'un certain Félicien Marboeuf. Tant et si bien que cet assemblage de non-oeuvres finit par dessiner un panorama érudit et désinvolte qui remet insidieusement en cause toutes nos certitudes esthétiques. 

Extrait:

"Extrait :
«Pendant un siècle, les Wittgenstein ont produit des armes et des machines, puis, pour couronner le tout, ils ont fini par produire Ludwig et Paul, le célèbre philosophe d'importance historique, et le fou non moins célèbre (...), et qui, au fond, était tout aussi philosophe que son oncle Ludwig, tout comme, à l'inverse, Ludwig le philosophe était tout aussi fou que son neveu Paul, l'un, Ludwig, c'est sa philosophie qui l'a rendu célèbre, l'autre, Paul, sa folie. L'un, Ludwig, était peut-être plus philosophe, l'autre, Paul, peut-être plus fou, mais il se peut que nous ne croyions du Wittgenstein philosophe que c'est lui le philosophe que parce qu'il a couché sur le papier sa philosophie, et pas sa folie, et que nous croyions de l'autre, Paul, que c'est lui le fou, que parce qu'il a refoulé sa philosophie au lieu de la publier, et n'a exhibé que sa folie. Tous deux étaient des êtres tout à fait extraordinaires, l'un a publié son cerveau, l'autre pas. J'oserai même dire que l'un a publié son cerveau, et que l'autre a mis son cerveau en pratique. »
Cette ligne qui partage la famille Wittgenstein traverse également l'histoire de l'art. Celle-ci, telle qu'elle s'écrit, se limite par convention à deux paramètres : les artefacts, les signatures. Elle se satisfait d'être une chronologie des objets produits et un index des noms propres. Elle omet la chronique que rendraient lisible d'autres critères, à savoir une relation des phénomènes artistiques selon l'idée, selon le geste, selon l'énergie. Cette chronique discrète relaterait les Vies peu illustres d'artistes qui n'ont pas produit d'objets, mais n'en ont pas moins exercé une influence majeure sur leur époque. Une chronique qui, ne se départissant pas de la confiance accordée à l'art, s'énoncerait à partir d'une certitude, celle de l'inestimable bonheur de regarder des tableaux, de lire des livres, de voir des films."


Jean-Yves Jouannais est né en 1964. Il a été rédacteur en chef de la revue art press pendant neuf ans et co-fondateur en 1995 de la Revue Perpendiculaire . Il est également critique d'art et commissaire d'expositions (Biennale de Venise, 1995 ; « Le Fou dédoublé. L'idiotie dans l'art du XXe siècle », Moscou, 2000 ; « Lost in the supermaket », Fondation Ricard, 2001, et bientôt « La Force de l'art 02 », Grand Palais, avril 2009). Il a, en outre, entamé un cycle de conférences-performances intitulé « L'Encyclopédie des guerres » au Centre Pompidou, programmé pour les quatre prochaines années.
Il est l'auteur de plusieurs essais dont Des nains, des jardins. Essai sur le kitsch pavillonnaire (Hazan, 1993), Armand Silvestre, poète modique (Gallimard, coll. « Le Promeneur », 1999), le très remarqué L'Idiotie (Beaux-Arts Magazine livres, 2003), Prolégomènes à tout château d'eau (Inventaire/Invention, 2004) ainsi qu'un premier (et dernier) roman, Jésus Hermès Congrès (Verticales, 2001).
En avril 2009 les éditions Verticales rééditeront Artistes sans oeuvres, I would prefer not to (Hazan, 1997) dans une version revue, corrigée et augmentée d'une préface d'Enrique Vila-Matas. Parallèlement à cette publication, Jean-Yves Jouannais sera le commissaire de l'exposition collective "Félicien Marboeuf (1852-1924)" (un des artistes cités dans l'ouvrage) à la Fondation d'entreprise Ricard à Paris, du 3 juin au 11 juillet 2009.

*  *  *

Dans Libération du 9/4/9, on pouvait lire un article sur cet ouvrage:

«Je préférerais ne pas faire d'oeuvre»


par Mathieu Lindon

«"L'auteur, dans son oeuvre, doit être […] présent partout, etvisible nulle part", énonçait Flaubert. C'est l'inverse qui nousintéressera en ces pages : que l'oeuvre, chez son auteur, soit présentepartout, et visible nulle part.» D'abord paru en 1997 et rééditéaujourd'hui avec une préface d'Enrique Vila-Matas - le travail del'Espagnol et celui de Jean-Yves Jouannais étant évidemment liés, neserait-ce qu'à travers la fameuse «communauté shandy», artistes réunis par leur oeuvre légère et leur droit opposable au bonheur -, cet essai porte un double titre : Artistes sans oeuvres,puisque le propos est de se consacrer à ces artistes qui ont fait deleur vie une oeuvre d'art sans estimer considérer nécessaire de sedémener plus pour faire gagner plus à cette oeuvre, la rendre pluspublique, et I would prefer not to («Je préférerais ne pas»),puisque la phrase de Bartleby, le copiste imaginé par Herman Melville,est le symbole d'une des stratégies les plus efficaces pour y parvenir («Commis aux écritures, n'est-ce pas la position idéale pour n'avoir pas à commettre d'écriture propre ?»). Le livre de Jean-Yves Jouannais commence avec une citation de Thomas Bernhard dans le Neveu de Wittgenstein, où l'écrivain autrichien rapproche Ludwig, qui «a publié son cerveau», et Paul, qui «a mis son cerveau en pratique», ne publiant par ailleurs rien. «Cette ligne qui partage la famille Wittgenstein traverse également l'histoire de l'art», écrit Jean-Yves Jouannais pour définir son projet et finissant par en arriver à Bouvard et Pécuchet.«Copistes, les deux compères de Chavignolles ont désiré se faire un nomdans quelque science ou dans la pratique d'un art, pour, échecs aprèsdébandades, s'en revenir à leur labeur premier. Poussière redevenantpoussière sans avoir jamais cessé de l'être.» La poussière est un des thèmes d'Artistes sans oeuvres, le livre se réclamant aussi de la double postérité des «héros de l'art brut» de Jean Dubuffet et de celles des «hommes infâmes» dont Michel Foucault rêva de rassembler les vies.

«Pourquoi Jacques Vaché [dont André Breton publia après sa mort une sommaire correspondance, ndlr] apparaît-il comme écrivain dans les histoires de la littérature tandis que Théodore Fraenkel n'est jamais considérécomme un artiste, mais comme un compagnon de route du surréalisme, untémoin, lui qui écrivit certes aussi peu de livres que le premier,c'est-à-dire précisément aucun, mais fut l'auteur d'une correspondancebeaucoup plus nourrie ?» Comment Félix Fénéon s'y prit-il pour n'être qu'un «écrivain posthume», publiant sans les signer dans la presse des faits divers de trois lignes dont Jean-Yves Jouannais cite cet échantillon : «Quittéepar Delorce, Cécile Ward refuse de le reprendre, sauf mariage. Il lapoignarde, cette clause lui ayant paru scandaleuse» ? Quelle ambition animait Jorge Luis Borges, sinon celle de limiter la littérature comme le montre ses phrases : «Délirelaborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, dedévelopper en cinq cents pages une idée que l'on peut très bien exposeren quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà,et en offrir un résumé, un commentaire »? Il y a bien, admet Jean-Yves Jouannais, une production de Borges, mais c'est une «production de prévention», une sorte de «coupe-feu, défrichage intelligemment conçu […] destiné à empêcher la propagation des incendies» et, en ce qui concerne l'écrivain argentin, des livres.

Humour et érudition sont les mamelles d'Artistes sans oeuvres qui se permet des détours par la fiction (que serait A la Recherche du temps perdu siFélicien Marboeuf n'avait pas existé ?) tout en restant dans le domainede l'essai. Mais la pensée de Jean-Yves Jouannais ne se veut pas unesimple originalité à rebours, l'auteur n'est aucunement le soutien del'impuissance ou du ressentiment.

Seulement, l'absence d'oeuvres n'est pas nécessairement de ce côté-là non plus, à une époque où «bien des artistes véritables se passent de cette publicité souvent vulgaire», «cette publicité» étant l'oeuvre elle-même. Loin d'être forcémentun événement négatif, ne pas laisser de trace, pour Jean-YvesJouannais, peut aussi être «plutôt la caution d'un projet hédoniste où la discrétion le dispute à la passion». «Pourfaire pièce à ce que la mauvaise foi des tenants de l'art commereligion, la duplicité des marchands-gestionnaires de stocks, lacrispation des théoriciens en mal de matériels», pour rester à l'écart de tout marché d'art, la «figure lumineuse et libre de l'artiste sans oeuvres» serait le recours sans recours de certains «artistes véritables»