Édition
Nouvelle parution
J. Gracq, Manuscrits de guerre

J. Gracq, Manuscrits de guerre

Publié le par Arnaud Welfringer

Référence bibliographique : J. Gracq, Manuscrits de guerre, José Corti, 2011. EAN13 : 9782714310576.
Julien Gracq, Manuscrits de guerre

Présentation de Bernhild Boie

Paris, José Corti, 2011

256 pages
978- 2-7143-1057-6
19 Euros


Ce livre est constitué de deux textes qui s'éclairent mutuellement. Les deux manuscrits figuraient sur deux cahiers différents,  parmi le fonds important de textes dont, pour certains, Julien Gracq n'avait pas souhaité qu'ils soient publiés avant longtemps.

Le premier texte est un Journal, qui commence le 10 mai et se termine le 2 juin 1940, écrit à la première personne. C'est un moment crucial de la guerre puisque, après la fameuse « drôle de guerre » et l'inaction qui a commencé à éprouver le moral des Français, l'offensive éclate, brutale.

Le lieutenant Poirier (Julien Gracq) a été affecté sur le front et, avec ses hommes, se retrouvent d'abord le long de la frontière belge puis, soumis à des mouvements et des ordres contradictoires et souvent incohérents.

Ce qui fascine dans ce Journal, tenu à chaud, c'est son aspect inéluctable et prémonitoire. Comment, en un temps aussi court, la défaite militaire a-t-elle été aussi rapide et totale. Comment se sont comportés les soldats français, belges, anglais sur ce mouchoir de poche. Comment est-on passé aussi rapidement à une véritable débâcle, les alliés étant encerclés dans la région de Dunkerque (Les Pays-Bas ayant capitulé le 15 mai, les Belges le 28. Seule une partie du corps expéditionnaire britannique et une petite partie des troupes françaises échapperont à l'étau allemand).

Ce qui étonne enfin, outre cette description palpable d'une défaite annoncée, c'est l'acuité de la perception, tant des choses de la guerre que des rumeurs qui l'entourent, tant des comportements humains que du cadre où elle se déroule.

Le second texte est un récit qui part de la réalité de ces souvenirs pour en faire une fiction, passionnante dans la mesure où l'on voit concrètement comment Julien Gracq passe de la réalité à la fiction (le récit commence le 23 mai) et pourquoi une distance beaucoup plus grande était nécessaire dans le temps, comme dans les circonstances, pour aboutir à la vision plus ample du Balcon en forêt, et non plus comme ici une interrogation sur le basculement des événements et le destin, sensibles dans les trois dernières phrases : « Pour devenir un reître, il lui semblait soudain qu'il ne fallait peut-être pas tant de choses. Non, vraiment pas tant de choses. Seulement trois ou quatre instantanés bien choisis. »

EXTRAIT : 

"Winnezeele 10 mai

À quatre heures moins le quart le matin : je m'éveille dans ma chambre à carreaux rouges. Quel bruit ! La D.C.A. tire vraiment beaucoup plus fort que d'habitude – n'arrête pas. Partout des vrombissements de moteur. Des mitrailleuses maintenant crachent tout près dans les champs, autour de moi insistent. Il y a dans la persistance de ce fracas quelque chose d'insolite, ce matin. Faut-il me lever ? Je suis vraiment bien couché dans ce lit de ferme, dans cette chambre fraîche. Tout de même – une demi-heure, trois quarts d'heure, et le vacarme ne cesse pas. Et voici qu'on tire à deux cents mètres : sans doute un de mes fusils-mitrailleurs en D.C.A. Il fait un beau soleil tout neuf, maintenant. Pas trop tranquille pour sortir : j'ai l'impression que les éclats de D.C.A. doivent pleuvoir partout. Mes hommes sont tout affairés autour de leur F.M., mais la dernière idée à leur venir serait bien de tirer. Ouvrir le feu, après huit mois de cantonnement tranquille. Ils ont le sentiment obscur, on dirait, que cela ne peut se faire sans un peu plus de solennité. Ils me regardent perplexes. Pourtant on voit des avions. Un gros trimoteur vient vers nous dans le soleil, à cinq cents mètres. Je tire, sans trop viser, – c'est évidemment symbolique. Les hommes ont l'air de trouver ça drôle, un peu incongru. Je brise un charme, on dirait que j'ouvre la porte au malheur. Maintenant tout le monde discute : il paraît que des avions sont venus en rase-mottes mitrailler nos postes frontières. La troupe grouille un peu partout – le feu n'arrête pas de crépiter. Obscurément chacun sent que la chose prend des proportions, l'événement s'organise, se dispose. Enfin le calme : nous nous décidons à aller prendre le café. Soudain, à une dizaine de kilomètres, une énorme explosion, finale, majestueuse. On saura plus tard que c'est à Borre, le cantonnement que nous habitions il y a un mois. Un bombardier a explosé au sol avec toutes ses bombes, tuant une centaine de curieux. Je me hâte vers la popote – j'ai un mauvais pressentiment, le coeur serré. Ça doit y être, cette fois. À la porte, je rencontre De K. qui loge dans la ferme, l'air agité : « Mon lieutenant, ça y est, ils ont envahi la Belgique ». Il vient de l'apprendre par la radio. Allons, c'est fait. Quelque chose en moi se met à un autre cran : comment dire mieux. Mais c'est très vague. Comme si tout à coup on respirait un air plus raréfié – un autre régime pulmonaire, et plus moyen de redescendre."

*  *  *

P. Assouline a consacré un billet à cette édition sur son blog:

"Gracq en guerre ou comment Louis devint écrivain"