Essai
Nouvelle parution
J. Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité

J. Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité

Publié le par Arnaud Welfringer

James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité

Traduit de l’anglais et préfacé par Jean-Jacques Rosat

Paris, Agone, coll. "Banc d'essais", 2012

ISBN : 978-2-7489-0142-9

208 p. - 20 €

 

Pour Orwell, « le concept de vérité objective est celui de quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir, et non quelque chose qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment. Ce qu’il y a de vraiment effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque à ce concept. Le sentiment que celui-ci est en voie de disparaître du monde m’effraie bien plus que les bombes ».
Cette perspective d’un monde d’où le concept de vérité objective aurait disparu n’effraie guère la plupart des intellectuels de gauche contemporains. Qu’ils se réclament de Rorty le « libéral » ou de Foucault le « subversif », ils y travaillent même activement en proclamant ce concept dépassé, dogmatique et finalement réactionnaire.
Dans cet essai, qui réfute la lecture révisionniste d’Orwell proposée par Rorty, James Conant montre que « la préservation de la liberté et la préservation de la vérité représentent une seule et indivisible tache, commune à la littérature et à la politique ». Cette tâche ne présuppose aucun postulat métaphysique mais seulement la reconnaissance du rôle fondamental que joue dans nos vies le concept commun et ordinaire de vérité.
De tels débats ne sont pas « purement philosophiques ». O’Brien, le dirigeant politique qui torture méthodiquement le héros de 1984, n’est pas un colonel parachutiste mais un philosophe cultivé, ironiste et courtois, professant qu’il n’y a pas de réalité objective et que « tout est construit ».

 

James Conant enseigne la philosophie à l’université de Chicago. Il est l’auteur d’essais qui ont constitué un tournant dans l’interprétation contemporaine de Wittgenstein, et de nombreux travaux notamment sur Kant, Emerson, Nietzsche, Kierkegaard, William James, Frege, Carnap, Cavell. On peut lire de lui en français une longue introduction à Hilary Putnam, Le Réalisme à visage humain, Seuil, 1994, p. 17–107.

 

Tel qu’Orwell l’emploie, le terme « totalitarisme » désigne des stratégies (à la fois pratiques et intellectuelles) qui visent « l’abolition de la liberté de pensée jusqu’à un degré inconnu dans les époques antérieures » – stratégies qui sont appelées ainsi parce qu’elles ont pour but de parvenir à un contrôle total de la pensée, de l’action et de sentiments humains. L’usage orwellien de ce terme ne recouvre pas seulement des formes de régimes politiques mais aussi des types de pratiques et d’institutions plus envahissantes et plus spécifiques (diverses pratiques journalistiques comptent parmi ses exemples favoris). Mais par dessus tout, Orwell applique ce terme aux idées des intellectuels – et pas seulement à celles qui ont cours dans (ce que les journalistes américains s’empressent d’appeler) les « pays totalitaires », mais à des idées qui circulent dans tout le monde industriel moderne. « On n’a pas besoin de vivre dans un pays totalitaire pour être corrompu par le totalitarisme. La prédominance de certaines idées peut, à elle seule, répandre une sorte de poison. »
Le roman d’Orwell s’emploie tout autant à décrire le capitalisme britannique qu’à « redécrire » la Russie soviétique. Outre le fait évident que 1984 est situé en Grande-Bretagne, de nombreux aspects du monde qu’il dépeint indiquent clairement qu’il est conçu comme un développement futur du capitalisme britannique (tel qu’Orwell en dresse le tableau dans ses écrits non romanesques des années 1930 et 1940), et non comme un développement futur de la Russie stalinienne. Ainsi, dans le monde de 1984, la vie des prolétaires anglais continue sous bien des aspects de ressembler de près à celle du « peuple anglais ordinaire » en 1941, telle du moins qu’Orwell la caractérise dans Le Lion et la Licorne. Le prolétaire est plus ou moins libre de faire ce qui lui plaît, du moment qu’il reste politiquement apathique, sert de rouage dans l’économie et baigne suffisamment dans la ferveur patriotique pour servir de chair à canon dans la machine de guerre. La principale cible de l’asservissement intellectuel dans le monde de 1984, ce sont les membres du Parti, une minorité de la population. Le roman décrit des tendances (dont des pratiques comme le « contrôle de la réalité » et la surveillance du « crimepensée » sont l’aboutissement) que, dans les années 1930, Orwell avait déjà vues à l’oeuvre dans l’élite intellectuelle anglaise (de gauche comme de droite).
On perd l’objectif de cette redescription si l’on n’arrive pas à comprendre que, pour l’auteur, le triomphe de certaines idées représente une perspective qu’il croit réalisable n’importe où, qu’il juge évitable, et qu’il trouve véritablement effrayante. « Je ne crois pas que le type de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois (compte tenu, bien entendu, du fait que ce livre est une satire) que quelque chose qui y ressemble pourrait arriver. Je crois également que les idées totalitaires ont partout pris racine dans les esprits des intellectuels, et j’ai essayé de pousser ces idées jusqu’à leurs conséquences logiques. L’action du livre se déroule en Grande-Bretagne, pour souligner que les peuples de langue anglaise ne sont pas par nature meilleurs que les autres, et que le totalitarisme, s’il n’est pas combattu, pourrait triompher partout. » Avec 1984, Orwell imagine « à quoi ressemblerait un monde où toute pensée serait vraiment l’expression de l’idéologie de la classe dominante. […] À quoi cela ressemblerait-il vraiment d’écrire sur le passé et le présent s’il en allait réellement ainsi ? »

***

« Tôt dans ma vie, je m’étais aperçu qu’un journal ne rapporte jamais correctement aucun événement, mais en Espagne, pour la première fois, j’ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation vague que suppose un mensonge ordinaire. J’ai vu rapporter de grandes batailles là où aucun combat n’avait eu lieu et un complet silence là où des centaines d’hommes avaient été tués. J’ai vu des soldats, qui avaient bravement combattu, dénoncés comme des lâches et des traîtres, et d’autres, qui n’avaient jamais essuyé un coup de feu, salués comme les héros de victoires imaginaires ; j’ai vu les journaux de Londres débiter ces mensonges et des intellectuels zélés construire des superstructures émotionnelles sur des événements qui n’avaient jamais eu lieu. […] Ce genre de chose m’effraie car il me donne souvent le sentiment que le concept même de vérité objective est en passe de disparaître du monde. » Pendant la guerre civile espagnole, les intellectuels britanniques avaient certaines croyances sur ce qui se passait en Espagne et attachaient une grande importance aux événements sur lesquels elles portaient. Beaucoup ont agi selon ces croyances, et certains en sont morts. La dimension totalitaire de la situation était fonction, d’une part, de la détermination loyale de ces intellectuels à ne croire que les comptes rendus accrédités par leurs partis politiques respectifs, et, d’autre part, de la détermination inflexible de ces partis à n’admettre que les comptes rendus des événements d’Espagne qui politiquement leur convenaient.
On se trouvait donc dans la situation suivante : les croyances de ces intellectuels n’avaient de compte à rendre qu’eu égard aux normes par lesquelles on arrivait dans leur parti à un large consensus ; mais les moyens par lesquels on arrivait à ce consensus n’avait aucun compte à rendre eu égard à ce qui se passait effectivement en Espagne. Ainsi les croyances des intellectuels britanniques concernant ce qui se passait en Espagne n’avaient aucune relation avec ce qui se passait en Espagne, pas même la relation qu’implique un mensonge ordinaire. En outre, à l’époque où la guerre prit fin, les moyens par lesquels tout un chacun aurait pu découvrir ce qui s’était passé en Espagne disparurent, et, selon toute vraisemblance pour toujours.
Dès le début de 1984, Winston se dit : « Le passé n’avait pas seulement été modifié, il avait été bel et bien détruit. Comment en effet établir même le fait le plus évident quand il n’en existait plus de témoignage ailleurs que dans votre mémoire personnelle ? » En promulguant la doctrine de la mutabilité du passé et en détruisant tous les témoignages fiables, le but du Parti dans 1984 est d’accomplir, pour la totalité de l’histoire passée, ce qui, selon Orwell, devait finir selon toute vraisemblance par s’accomplir dans les faits dans le cas de l’histoire de la guerre civile espagnole. « Le risque est grand que ces mensonges, ou en tout cas des mensonges de ce genre, ne deviennent de l’histoire. […] Quoi qu’il en soit, il s’écrira bien une certaine histoire, et, une fois que tous ceux qui se souviennent vraiment de la guerre seront morts, elle sera universellement acceptée. De sorte que, en pratique, le mensonge sera devenu vérité. » Dans 1984, Winston conclut : « Le passé était effacé, l’effacement oublié et le mensonge devenait vérité. »