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Heiterkeit. L’allégresse au cœur de l’écriture poétique et philosophique (revue Germanica)

Heiterkeit. L’allégresse au cœur de l’écriture poétique et philosophique (revue Germanica)

Publié le par Arnaud Welfringer (Source : Poulain Béatrice)

Heiterkeit – L’allégresse au cœur de l’écriture poétique et philosophique

 

Ainsi que le souligne Harald Weinrich dans sa Kleine Literaturgeschichte der Heiterkeit, la notion d’« allégresse » joue un rôle de premier plan dans la littérature et la pensée de langue allemande. L’esthétique classique de Goethe et de Schiller s’y incarne à un degré tel que nul écrivain  ou penseur ultérieur ne semble pouvoir faire l’économie d’une confrontation au modèle. Placé, dans la lignée de Winckelmann, sous le signe de l’héritage grec antique, ce dernier se caractérise par la reconnaissance en l’art et le beau de vecteurs d’accomplissement moderne de l’être humain, sur le double plan individuel et générique. Que ce modèle soit ou non remis en question, qu’il s’agisse de Hölderlin ou de Heine, de Hegel ou de Nietzsche, l’allégresse comme réalisation visible d’accomplissement humain se retrouve dans les œuvres sur le double plan thématique et théorique, souvent poétologique. A la jonction de l’esthétique et de l’éthique, une réflexion et une pratique interrogeant fonction et autonomie de l’art se laissent selon Weinrich retracer sans discontinuer du XVIIIème au milieu du XXème siècle, date où Weinrich choisit d’achever son tour d’horizon par l’évocation des Falaises de marbre d’Ernst Jünger et du Docteur Faustus de Thomas Mann.  

Cette période, il est vrai, marque, sous forme de rejet critique, une césure importante dans l’évolution réflexive de la notion de Heiterkeit au cœur de l’espace germanophone. Il s’y joue toutefois aussi la continuité d’un processus esthétique inhérent à cet espace et qui consisterait, selon le philosophe Odo Marquard (Exile der Heiterkeit, 1976) en une variation allemande, menée à l’aune de l’allégresse, de la  « Querelle des Anciens et des Modernes ». Dans cette perspective, la distinction schillérienne entre art naïf, « allègre », et art sentimental, mélancolique, est d’abord reprise par Schlegel dans son opposition entre poésie grecque-‘objective’ et poésie moderne-‘intéressante’ (Über das Studium griechischer Poesie), puis par Hegel identifiant en l’art romantique, sentimental et réflexif la fin de l’art (Esthétique), avant de connaître une ultime péripétie avec le verdict énoncé par Adorno dans son essai de 1967 « Ist die Kunst heiter ? ». Dans un contexte marqué par la controverse zurichoise, née d’un discours d’Emil Staiger où un art moderne « dénaturé » (entartet) se voyait opposé à « l’allégresse du beau » (Heiterkeit des Schönen) propre à l’art classique soucieux de « moralité » (Sittlichkeit) et de « communauté » (Gemeinschaft), Adorno retourne dans son essai  la position hégélienne en stipulant que l’art moderne, réflexif, « doit » (muss), après Auschwitz et dans un contexte d’industrie de la culture, « renoncer » thématiquement comme dans son geste poétique et son « jeu », « à l’allégresse », sous peine de verser dans le « cynisme ». Désormais « défigurée » (entstellt), l’allégresse entraîne l’humour et le rire à ne plus être que leurre, consolation (Trost) fallacieuse, fausse promesse de bonheur et de conciliation. Dorénavant, humour et rire ne sont plus signe que d’inhumanité (Unmenschlichkeit) s’ils ne migrent pas dans un comique beckettien où, autocritiques, ils se résument à signifier impuissance et désespoir.

Dans sa réponse de 1976, Odo Marquard dénonce l’autocertification, donc aussi l’escapisme, que cache le procès intenté à l’allégresse sous couvert de réformation du monde (Weltverbesserung). Lorsque, dans un royaume de l’absolue transparence, la raison critique récuse comme traîtresses et régressives toutes formes d’illusion, d’humour et de rire, elle se fait dictatoriale : Marquard propose alors un « exil » philosophique à la Heiterkeit en rappelant la dimension éminemment critique du comique puisque ce dernier s’attache selon lui à « rendre visible à la fois ce qui, au sein de ce qui en est officiellement doté, est sans valeur, et ce qui, au sein de ce qui officiellement n’en a pas, a de la valeur » .   
De fait, l’argumentation de Marquard a des tonalités fort nietzschéennes tandis que le lien entretenu par Nietzsche à la Heiterkeit est justement occulté par Adorno dans son essai. Or ce rapport est si marqué qu’il pourrait être à l’origine du glissement, observable chez Adorno comme chez Marquard, de la Heiterkeit au comique tandis que la tradition romantique associait davantage cette dernière à l’humour ou à l’ironie.

En effet, la dimension olympienne, ou apollinienne, de la Heiterkeit développée par le classicisme allemand et généralement traduite par « sérénité », se voit complétée dans La Naissance de la tragédie en un débordement fructueux par son pôle opposé, dionysiaque, l’acception tragique, destructrice mais aussi critique d’un « rire vrai » (Wahrlachen) philosophique et poétologique. C’est cette ambivalence entre sérénité et rire que cherche à préserver le terme d’allégresse, qui de plus est lié historiquement au sens classique de Heiterkeit : il traduit aussi l’hilaritas spinozienne qui influença l’approche goethéenne.    

Cette ambivalence est également au fondement d’une poétique de l’allégresse qu’Hermann Hesse élaborera dans Le Jeu des Perles de verre entre Trost et Mahnung, en résistance à l’inhumanité hilare du « Troisième Reich » et en défense de l’esprit contre le Blut und Boden, en défense du politique de l’art contre sa politisation. L’humour qui s’y fait jour se donne moins à lire dans la tonalité que dans le geste poétique lui-même, ce geste qui, conscient de « la problématique de toute histoire et de toute volonté de récit », se met à « entreprendre l’impossible, alors qu’[il] en est averti, [à] prendre activement sur soi le tragique » . Dans Docteur Faustus de Thomas Mann se joue simultanément sous le regard d’Adorno une autre « esthétique de la résistance » par voie d’allégresse (H. Kiesel) .
Dans son discours de 1960, Paul Celan suit de même un « chemin de l’impossible » dont l’allégresse n’est pas absente. C’est en effet heitererweise que le « méridien » du dire poétique pourrait s’avérer libérateur en son obscurité même, au plus près du silence, deviendrait lieu utopique de la rencontre de l’homme avec lui-même, lieu de langue sonore (stimmhaft) où sont réduits à l’absurde tropes et artifices de l’étrange (unheimlich) – et tout l’inhumain des « poupées de bois » de l’ « idéalisme » (Büchner).  

L’allégresse apparaît alors aussi inhérente à la poésie qu’elle l’est aux yeux de Nietzsche ou de Marquard à la philosophie. A l’inverse, son association monovalente à l’idéalisme cristallise les difficultés éprouvées par les écrivains et penseurs d’après-guerre face à un héritage culturel partiellement défiguré par la propagande, désavoué par l’histoire. Dans son discours de réception du Prix Büchner auquel Paul Celan répond un an plus tard par l’image allègre du méridien, Günter Eich se réclame ainsi de la mélancolie d’un Don Quichotte et se voue au sarcasme (Hohn), à la satire, contre tout « acquiescement à la vie » (Lebensbejahung), toute « joie de vivre composée » (gedichtete Daseinsfreude) où ne cesserait de se répéter le thème, insupportable, de « la force par la joie » (Kraft durch Freude) (1959). En naîtront, dix ans plus tard, les poèmes des Taupes dont « l’allégresse mortelle » (tödliche Heiterkeit, Wolfgang Hildesheimer, Die Zeit) rappelle l’ambivalence du concept de Heiterkeit comme du Don Quichotte qui, aux yeux de Weinrich, en constitue la « figure emblématique ».

La question de la continuité et de la modernité dans l'approche littéraire et esthétique du concept de Heiterkeit est au cœur de ce projet visant à établir une cartographie de ses objectivations contemporaines allant de la République de Weimar à nos jours et soucieuse des enjeux esthétique et politique que posent les questions de vérité et de fondement éthique de l’art ou celle de son rôle en termes de salut (Heilsrelevanz) puis d’advenir historique de l’humain à lui-même. La question d’une légitimité de l’illusion notamment se pose pour des poétiques recourant à l’idéalisation, au jeu et à l’humour ou encore aux genres de l’utopie et du roman de formation.


Ce projet propose quatre axes d’analyse diachronique de la Heiterkeit dont les thématiques se croisent :


•    La Heiterkeit face au national-socialisme : Dans les années 20 et 30 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on constate l’apparition, au sein de l’émigration « intérieure » et « extérieure » et en résistance au national-socialisme, d’une réflexion poétologique centrée sur la Heiterkeit et conçue comme « Défense et Illustration » d’une Allemagne « secrète » (Feuchtwanger), « spirituelle » (geistig, Hesse) « de la langue, de la poésie et de la culture ». Les racines classiques auxquelles il est fait référence sont le plus souvent éloignées de toute acception conservatrice dans le sens politique du terme : les références aux racines antiques, voire universelles du besoin et de la conception de l’art dont elles sont elles-mêmes la continuation, visent le dépassement de considérations nationales falsificatrices.
A travers l’étude des diverses occurrences littéraires et philosophiques, c'est en définitive aussi la question de la légitimité esthétique et éthique d'une résistance par la Heiterkeit qui pourrait être développée afin de déterminer si la Heiterkeit est aussi passéiste et sa capture par les instances du nazisme ou de la Kulturindustrie aussi irrémédiable qu'Adorno le déclare.

•    La Heiterkeit après Auschwitz : Dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, plus nettement encore à partir des années 1960, la création littéraire dans l’espace germanophone a été marquée par les concepts de « consternation » (Betroffenheit), de « travail de deuil » difficile à assumer, dont l’un des détours prendra la forme, fidèle à l’approche adornienne, du comique (George Tabori). Au rejet, orchestré, de toute « allégresse du beau » comme de tout humour fait face un rapprochement légitimateur entre Heiterkeit et comique, dont les répercussions sur les genres littéraires retenus restent à déterminer. L’association opérée par Paul Celan du geste poétique à la langue ‘sonore’ (stimmhaft) et à la Heiterkeit permet toutefois de constater l’existence d’écritures dont le travail de deuil et de confrontation à l’inhumain a préservé le point de fuite utopique ou humoristique et s’est donc réalisé, en la renouvelant, dans la continuité d’une poétique classique de l’allégresse.

•    La Heiterkeit face au « socialisme réellement existant » : Face à l’idéologie et à la politisation du jugement esthétique, en résistance à l’ intimidation et au « travail de sape » (Zersetzung) visant à le miner, Reiner Kunze recourt à son tour au concept poétologique de la Heiterkeit sans éluder les questions classiques de vérité et de beauté. De nouveau, résistance et allégresse, teneur de vérité et politisation de l’art reviennent à l’ordre du jour : s’agit-il là d’un cas isolé ou d’une constellation plus fondamentale dont les variations pourraient être analysées à l’aune d’autres œuvres littéraires et philosophiques issues du « socialisme réel » germanophone (Herta Müller).

•    La Heiterkeit dans la littérature et la pensée germanophones contemporaines : quelles formes la Heiterkeit prend-elle aujourd’hui au gré des textes et de la critique ? Peut-on encore parler d’une pertinence poétologique de l’allégresse au sein de la culture germanophone dans un contexte de construction européenne, d’industrie de la culture mondialisée et d’intensification des flux migratoires ?

Les axes thématiques ci-dessus ont été développés dans le souci de proposer un cadre de réflexion commun. Nous nous réjouirons d’accueillir toute proposition venant l’élargir sur un mode original.


Les propositions d’articles (de 20 à 40 lignes) sont à soumettre, accompagnées d’un bref CV, avant le 31 août 2017 aux adresses mail suivantes :
          beatricepoulain@yahoo.fr (ou : beatrice.poulain@univ-paris3.fr)
          martine.benoit@univ-lille3.fr
          carola.hahnel-mesnard@univ-lille3.fr
La rédaction retiendra une douzaine de propositions ; les articles finalisés devront être remis au plus tard le 1er juin 2018.