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H. Garric, Gag (définition du gag en bande dessinée)

H. Garric, Gag (définition du gag en bande dessinée)

Publié le par Nicolas Geneix

Henri Garric, Gag (définition du gag en bande dessinée)

Article paru sur le site "neuvième art 2.0", août 2015.

"La notion de gag n’appartient pas en propre à la bande dessinée. Il y a des gags au cinéma, ils caractérisent même un genre de cinéma, le cinéma burlesque. Il y a des gags à la télévision, pensez aux « vidéo-gags ». Il y a, depuis beaucoup plus longtemps, des gags au théâtre et dans tous les arts vivants qui mettent en scène le corps d’un acteur, le cirque notamment. Si l’on suit l’analyse célèbre du rire par Bergson, le gag n’appartiendrait pas même au seul domaine esthétique. (...)

[La] dimension anthropologique nourrit aussi la vertu critique du gag de bande dessinée. On peut sur ce point suivre les analyses que propose Thierry Smolderen dans Naissances de la bande dessinée. La bande dessinée, dès son « invention » par Töpffer, se révèle un art réflexif et porteur d’une ironie constante vis-à-vis des médias contemporains et des formes de la vie moderne, industrielle. Or à chacune des étapes de son histoire, c’est par le gag que la bande dessinée exerce cette ironie. C’est par la dialectique de la vitalité et de la mécanique burlesque que Töpffer ironise l’action progressive chère à Lessing. C’est par cette même dialectique qu’A.B. Frost reprend le procédé chronophotographique inventé par Muybridge et en tire le gaufrier qui deviendra la forme « naturelle » de la bande dessinée au XXe siècle : en opposant à la raideur contraignante et répétitive d’une grille géométrique la souplesse vivante du trait et de personnages aux comportements inattendus, il projette toujours plus la dialectique burlesque du gag sur la forme même du média. (...)

Le gag se perpétue ainsi tout au long du XXe siècle en exposant explicitement son pouvoir critique mais en maintenant sa dialectique originale de la raideur et de la souplesse. On retrouve ces caractéristiques dans l’intégration du gag aux récits longs. Parce que le gag est un événement où la raideur mécanique du corps entre tout à coup en contradiction avec sa souplesse vivante, il est caractérisé par sa brièveté. Cette brièveté est parfaitement congruente avec l’insertion de la bande dessinée dans les quotidiens. Elle va en revanche poser problème du moment où l’album devient le format privilégié. Cette évolution, on le sait, se manifeste d’abord et avant tout dans le domaine franco-belge. Elle favorisera l’apparition de recueils de gags : dès les années 1930, les gags de Quick et Flupke, d’Hergé, publiés dans Le Petit Vingtième, sont recueillis en albums, comme le seront les gags de Gaston Lagaffe, repris à partir de 1960, trois ans après leur publication dans Spirou. De la même façon, aux États-Unis, les gags de Bringing Up Father sont repris en album dès 1919, les strips des Peanuts dès 1952. Cette solution, si elle apparaît clairement comme une reconnaissance pour les gags, qui deviennent une œuvre propre, hors du support journalistique qui leur a donné le jour, a le défaut d’accentuer leur nature répétitive en juxtaposant des épisodes qui étaient destinées à être lues de façon autonome. Elle détermine un mode de lecture discontinu qui picore les gags selon les envies et se soumet assez peu à la continuité de l’album. (...)

Dans le processus de légitimation de la bande dessinée qui l’a conduite, depuis une trentaine d’année, au statut de « neuvième art », le gag n’a pas joué un rôle important. Trop court, trop volatile ou trop peu sérieux, il a laissé la place à des récits longuement construits, à de belles constructions symétriques, à des œuvres sérieuses. Pour autant, il n’a pas disparu du champ contemporain. Il reste dominant dans les bandes dessinées destinées aux enfants et aux adolescents (pensons à Cédric ou à Titeuf) mais il est aussi présent dans des domaines plus tournés vers les adultes : la vulgarisation scientifique de Marion Montaigne, par exemple, s’appuie régulièrement sur une logique de gag. Le blog BD s’est révélé particulièrement accueillant à cette expression mineure. Sa forme même favorisait les récits courts articulant seulement quelques dessins. (...)

Le gag conserve ainsi, derrière les risques de sclérose qui le guettent, la possibilité de se glisser dans les médias contemporains, d’en retourner et ironiser les codes, de faire voler en éclat leurs certitudes à l’aide de petites discordances. Ces petites discordances certes ne construisent pas un statut de grand art à la bande dessinée qui les articule, mais elles lui offrent quelque chose de plus subtil peut-être, une force de perturbation mineure qui vient se glisser dans les interstices.

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