Questions de société
Guillaume Lachenal & Claude Calame répondent à Bruno Latour

Guillaume Lachenal & Claude Calame répondent à Bruno Latour

Publié le par Florian Pennanech

Sur cette page:

- "L'Etat et la liberté de la recherche. Réponse à Bruno Latour", par Claude Calame (SLU, 27/02/09)

- "Allo Latour, ici la terre", par Guillaume Lachenal (Rue89, 05/03/09)


 -----------------

"L'Etat et la liberté de la recherche. Réponse à Bruno Latour", par Claude Calame (SLU, 27/02/09)

http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article1998


La liberté de la recherche par l'autonomie des Universités ? Dans un article tout récent publié par Le Monde,Bruno Latour, professeur à Sciences Po, connu pour ses travaux d'uneremarquable pertinence critique sur l'épistémologie des sciences de lanature et des savoirs sur l'homme, tente de montrer la contradictionflagrante qu'il y aurait à défendre l'autonomie de la science enrefusant l'autonomie des universités ; ceci au nom d'une hétéronomiedes savoirs qui en effet rend désormais (et par bonheur) perméables lesdomaines consacrés par des disciplines universitaires devenuescaduques ; mais aussi au nom de l'exercice d'une liberté qui seraitincompatible avec la dépendance par rapport à l'Etat.

Qu'on veuille bien accorder à qui a suivi une formationextérieure à la France et exercé un enseignement universitaire enItalie, en Helvétie et aux Etats-Unis de porter sur ce propos un regardoblique. D'emblée une perspective comparative focalisée sur lesdifférences fait apparaître, quant au pouvoir de l'État, les étrangetésinstitutionnelles du paysage universitaire français. Dans la seulemouvance des sciences humaines, que sont ces concours d'agrégation quirequièrent des universités l'organisation de cours spécifiques et desétudiants un investissement énorme alors que les postes correspondantspourraient être attribués sur la base d'un dossier universitairerégulier et d'un entretien ouvert également à des candidats provenantd'universités étrangères ? Que dire des grandes écoles qui, à la suited'autres longs bachotages, drainent les meilleurs étudiantes etétudiants alors que les cours d'excellence qui y sont donnés pourraientcombler les lacunes et renforcer les enseignements de master derecherche et des écoles doctorales universitaires ? Et que penser deschercheuses et chercheurs au CNRS souvent enfermés dans leur spécialitéalors qu'à travers un enseignement strictement limité, ils pourraientet devraient faire bénéficier étudiants et doctorants des savoirsdéployés dans des équipes de recherche qui pourraient fort bien êtreintégrées dans les universités ? Quant à une haute école telle l'EHESSà laquelle j'appartiens désormais, elle est précisément en traind'opérer sa mutation en une école internationale d'étudesdoctorales/postdoctorales et de recherche avancée en sciences humainesqui doit la libérer de contingences par trop hexagonales.

Les motifs de réforme assurément ne manquent pas.Encore faut-il accorder les moyens de l'indispensable remodelagequ'elle implique. Envisageable si elle est gérée par des commissionsmixtes et non par le seul président, la modulation du service desenseignants-chercheurs, par exemple, est une pure illusion quand elles'inscrit dans une volonté de suppression de postes et de restrictionsbudgétaires. Car ce qui est fondamentalement en jeu dans ce que l'onveut faire passer pour des réformes, c'est la privatisation progressiveet la marchandisation rampante des services publics. Par le jeu de lamise en concurrence, par l'idéologie de l'évaluation selon le critèrede la rentabilité, par l'individualisation et la flexibilité quand cen'est pas la précarisation des fonctions, l'une et l'autre sontlargement engagées non seulement en France, mais dans tous les paysd'Europe, sur le modèle états-unien. Par ce biais on retire aux acteursdes institutions universitaires l'esprit d'enquête et la liberté derecherche prônées par Bruno Latour, qui oublie que les libertésdémocratiques fondamentales sont désormais réduites à l'unique libertédu marché. Dans le domaine de la recherche, par la diminution drastiquedes payements "récurrents" et par la multiplication des appels d'offrepour des projets fortement limités dans le temps, on contraint lesenseignants et les chercheurs à consacrer à des montages de projet et àleur évaluation l'énergie qui devrait être dévolue à la libertécréative du savoir ; pire, les contraintes de la sélection permettentl'élimination des projets les plus dérangeants et par conséquent lesplus novateurs.

C'est parce que désormais l'Etat est devenul'expression de l'idéologie de marché qu'on en vient à préférer, commele pire des pis-aller, le statu quo. S'appuyant sur le Medef, legouvernement Sarkozy est si réactionnaire, dans le sensnéo-conservateur du terme, qu'il parvient à faire apparaître commeprogressiste une situation que personne ne désire ni défendre, nimaintenir. À dénigrer l'État et la dépendance qu'il induirait chezenseignants et chercheurs, on oublie que l'État c'est aussi l'État dedroit, garant des libertés fondamentales. C'est cet ensembled'institutions et de services qui non seulement maintient une certaineégalité de traitement dans l'accès à leurs prestations, mais qui permetégalement aux citoyennes et aux citoyens d'exercer un contrôlepolitique à l'égard des institutions que par ailleurs ils financent ;ceci pour autant qu'elles ne soient pas court-circuitées par uneoligarchie de ploutocrates ou que les tâches n'en soient pas confiéesau secteur privé.

Faire passer les enseignants-chercheurs pour desdéfenseurs du statu quo, quand on connaît les innombrables propositionsde réforme (au sens propre du terme) issues des états généraux de larecherche en 2004, c'est tendre indirectement la main au gouvernementqui éprouve pour les universitaires le mépris que l'on sait. Le gesteétonne de la part d'un intellectuel non seulement brillant, maishabituellement sagace et critique.

------------------

Réforme des universités: allo Latour, ici la terre

http://www.rue89.com/2009/03/05/reforme-des-universites-allo-latour-ici-la-terre

Par Guillaume Lachenal | Université Paris 14 | 05/03/2009 | 20H30

Après Doc Gynéco, David Ginola et DidierBarbelivien, le régime Sarkozy vient de recevoir le soutien d'une autrevieille gloire. Bruno Latour, philosophe à succès, star des écoles demanagement outre-atlantique, devenu sur le tard directeur scientifiquede Sciences Po, chante les louanges de la réforme des universités et dela recherche dans une tribune au journal Le Monde du 25 février. L'idylle entre le sarkozysme et les people sur le retour se poursuit.

Dans ses bonnes années, Bruno Latour avait du talent –commed'ailleurs Doc Gynéco ou David Ginola. Des fulgurances, un sens ducontre-pied qui fit souvent mouche et un goût pour les chemins detraverse qui ouvrent, dans le rap, le football ou les sciencessociales, de nouveaux horizons. C'est en mémoire de ces moments degrâce que l'on ne discutera pas en détail, comme d'autres l'ont déjàfait, du texte du Bruno Latour.

Il a le charme triste d'un concert de Didier Barbelivien: quelquessuccès des années 1980 réchauffés (« l'hétéronomie des savoirs » etl'éloge du scientifique-entrepreneur, ses thèmes favoris), noyés dansdes longueurs qui irritent même les vieux fans qui se déplacent encorepour l'écouter. Les meilleurs refrains ne sonnent plus tout à faitjuste et le reste –commentaires poujadistes et jeux de mots pénibles–n'intéresse plus personne. Restent la nostalgie et l'ennui.

On prendrait le tout avec le sourire, si la kitsch theorynéo-thatcherienne de Latour ne constituait, sur le fond, une insulteaux enseignants, chercheurs, étudiants et précaires en lutte depuisplus d'un mois. Une insulte à leurs idées: il y a longtemps que lemouvement n'est plus centré sur la défense de la corporation desenseignants-chercheurs, ni d'un quelconque statu-quo dans lesUniversités –même s'il est effectivement quelques "agrégés dusupérieur" en grève pour l'espérer.

Une insulte à leur vie, surtout: le drame des jeunes "travailleursde la preuve" n'est pas la "dépendance infantile" envers l'Etat, niaucune "chaîne" d'aucune sorte, mais l'absence de lien à autre chosequ'au RMI. Dans ce contexte, dont on peine à croire qu'on puissel'ignorer Rue Saint-Guillaume, l'appel à la "libération" del'Université tient du mépris ou, plus inquiétant pour quelqu'un quiprétend "refonder la sociologie", de l'incapacité à comprendre le XXIe siècle dans lequel il vit.

Bruno Latour, dont la carrière a commencé en Côte d'Ivoire, n'estvraisemblablement pas retourné à Abidjan depuis longtemps. Il aurait vulà-bas, ou ailleurs dans ces pays du Sud qui ont servi de laboratoireaux "réformes" qu'on nous sert aujourd'hui, que l'alternative entrenéolibéralisme et biens publics n'est pas un "débat de Grand-Guignol",ni un sujet de dissertation de Sciences Po.

C'est une question tranchée depuis longtemps par nos experts engouvernance, à qui Latour sert souvent de caution théorique, en faveurd'une "main invisible" bête et brutale comme une université fermée,comme une pharmacie vide, comme une milice privée ou comme 400 tonnesde déchets toxiques.

Bruno Latour pourrait aussi retourner en Californie, où il fitl'essentiel de son travail ethnographique il y a prés de trente ans.Ses yeux brillent si fort lorsqu'il parle de Silicon Valley qu'il neparviendra peut-être pas à voir, depuis les campus où l'applaudirontdoctorants et managers, les maisons murées et les portes closes desmille "start-up" qui n'ont jamais décollé.

Car il fait toujours beau dans l'Université dont rêve Bruno Latour;on y croise entrepreneurs et fonctionnaires, tribuns et traders,artistes et éminences grises; on y tombe la cravate; on y discute et ony rit. Inutile d'aller à San Diego: elle se tient tous les ans enCharente-Maritime, c'est l'Université d'été de l'UMP.

Il est un jour où le destin des stars bascule dans le pathétique.Doc Gynéco l'a connu à la fin de l'été 2006, en s'affichant avec JohnnyHalliday au congrès d'investiture de Nicolas Sarkozy. David Ginolal'avait connu bien avant son ralliement à l'UMP. Un soir de novembre1993, dans les dernières secondes d'un match France-Bulgarie desinistre mémoire, il avait tenté le dribble de trop et rejoint, enprivant la France de Coupe du Monde, le camp des ratés.

L'histoire des sciences retiendra que Bruno Latour a fait son"France-Bulgarie" le 25 février 2009. Il a perdu pied, trahissant ceuxqui l'aimaient et confortant ceux qui le détestaient. Qu'on se rassure,on ne lui confisquera pas sa carte Flying Blue Platinum. Il continuerade voyager first class dans les universités américaines. Il continueraà maudire, en pantouflant à Sciences Po, les institutions qui n'ontjamais voulu de lui (l'EHESS ou le Collège de France).

Le père des bling-bling studies nous aura au moins appris quelquechose: il y a des "philosophes de gauche" de droite comme il y a desailiers gauche de droite.

A lire aussi sur Rue89 et sur Eco89