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Nouvelle parution
Figuration et ethos du conteur (XIXe-XXIe siècle)

Figuration et ethos du conteur (XIXe-XXIe siècle)

Publié le par Marc Escola (Source : Claire Colin)

Référence bibliographique : Figuration et ethos du conteur (XIXe-XXIe siècle), Supplément au n.11 (octobre-décembre 2016) de la revue Agon, revue internationale d'études culturelles, linguistiques et littéraires, Massimo Laganà, 2017. EAN13 : ISSN23849045.

 

Alors que l’on a fêté en 2016 le quatre-vingtième anniversaire du célèbre essai de Walter Benjamin « Le Conteur [Der Erzähler] » (1936), il semble important de revenir à cette figure qui, telle que la définit le critique allemand, se trouve aujourd’hui au croisement de plusieurs champs d’étude. D’une part, le texte de Benjamin nous invite à ne pas considérer comme un simple artifice de la narration la présence d’une voix à l’origine de l’histoire. Son texte attire l’attention sur le dispositif narratif du récit enchâssé, sur lequel la narratologie s’est penchée depuis plusieurs décennies pour interroger, à la suite des travaux fondateurs de Gérard Genette, la délimitation et l’interaction des différents niveaux du récit (John Pier, Mieke Bal), pour réfléchir aux caractéristiques narratives de l’oralité figurée dans le texte (Walter Ong, Sophie Rabau) ou pour analyser les relations entre conteur et écrivain dans les scénographies auctoriales (José-Luis Diaz). D’autre part, le conteur étudié par Benjamin n’engage pas simplement le mode de narration de l’histoire, il met aussi en relief les caractéristiques du récit (conte, histoire, récit bref), que Benjamin oppose au roman, dont le philosophe analyse la production, l’échange et la réception dans une communauté. À ce titre, le conteur préfigure les analyses contemporaines sur la dimension éthique et politique de l’acte de narrer, que ce soit à l’échelle de la communauté démocratique (Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy) ou dans la nécessité éthique du témoignage, par exemple. La resémantisation actuelle du terme anglais du terme anglais de storytelling (Yves Citton, Raphaël Baroni) montre que le conteur est devenu un sujet sensible, parfois perçu  au mieux comme une nostalgie pour des tendances conservatrices, au pire comme un pur artefact narratif à simples buts commerciaux. Cette place prise par la figure du conteur aujourd’hui traduit néanmoins un regain d’intérêt à son égard.

 

L’autre raison qui peut aujourd’hui inciter à revenir à la figure du conteur vient non de la théorie, mais des objets littéraires eux-mêmes, qui nous permettent d’élargir la perspective benjaminienne pour nous interroger sur le rôle joué par le conteur dans les nouvelles formes de récit. En effet, si le texte de Benjamin considère le conteur comme le dépositaire d’anciennes valeurs du récit et postule au début du XXe siècle que l’âge des conteurs est terminé, leurs figurations restent extrêmement prégnantes dans les arts à partir du XIXe siècle. Benjamin le renvoie dans un temps pré-moderne, lié à la transmission orale des savoirs et de la narration. Mais le conteur réapparaît dans des textes considérés comme des jalons de l’histoire littéraire moderne et même du genre romanesque, comme Wuthering Heights d’Emily Brontë, qui a donné lieu à une étude célèbre de Wayne Booth sur le narrateur non fiable. Aujourd’hui, non seulement on retrouve cette figure dans toutes les formes de la littérature contemporaine, par exemple dans la fiction postmoderne d’un John Barth ou d’un Robert Coover ou dans les recueils et les textes théoriques de Gianni Celati tout comme les nouvelles d’Antonio Tabucchi ou d’Alice Munro, mais il revient fréquemment dans les nouveaux récits de l’ère numérique, comme le jeu vidéo ou l’écriture en ligne, de même qu’il est assimilé par des pratiques artistiques qui reposent a priori moins sur le langage : en 2015, on a vu ainsi au cinéma l’adaptation du Decamerone par les frères Taviani et du Cunto de li cunti par Matteo Garonne, ainsi qu’une transposition par Miguel Gomes des Mille et une nuits à un Portugal en pleine paupérisation. En période de crise, le récit encadré et l’art de conter paraît bien retrouver une forme d’actualité, que ce soit pour resouder une communauté mise à l’épreuve ou pour mettre en scène un irrémédiable éclatement de la société.

De fait, dans le second volume de Temps et récit, Paul Ricoeur prolongeait la réflexion de Benjamin en assurant qu’au-delà de la mort effective des conteurs, il y aurait toujours de nouvelles manières de raconter, que les années à venir allaient inventer ou réinventer. Benjamin suggérait au fond déjà une idée similaire en montrant comment la logique narrative du skaz des auteurs russes du XIXe siècle, de Nikolaï Gogol à Nikolaï Leskov, se construit en référence au contage traditionnel, dont il ne constitue pas une simple stylisation, mais un élément indispensable au texte, capable de faire du conteur un personnage à part entière et de lui attribuer une véritable personnalité. Il ouvrait ainsi le champ à l’étude d’un imaginaire du conteur dans la production artistique du XIXe siècle à nos jours.

Ce numéro propose de se pencher sur cet imaginaire dans une perspective monographique, comparatiste et intermédiale, en interrogeant la permanence de cette figure dans l’après du temps supposé réel des conteurs dans la littérature et les arts à partir du XIXe siècle. Entre singulier et pluriel, entre conservatisme et modernité, que révèlent ces figurations conteuses sur les nouvelles manières de raconter et les valeurs du récit moderne ?