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Fiction et virtualité(s)

Fiction et virtualité(s)

Publié le par Alexandre Gefen

Fiction et virtualité(s)
 

Fictif, virtuel : les rapports entre ces deux termes, souvent confondus dans leur usage courant comme autant de nuances de l’irréel, occupent une place privilégiée dans les réflexions sur les évolutions culturelles récentes, au croisement de l’intérêt critique et des bouleversements technologiques. Les fictions, et la théorie littéraire après elles, se plaisent à questionner leur propre capacité à explorer les possibles et à donner à voir le travail de l’imaginaire, comme en une émulation, saine ou vaine, avec les nouveaux médias, dont les performances, qu’on dit aujourd’hui “numériques” (digital) plutôt que virtuelles, déploient les promesses d’un nouveau rapport au(x) monde(s) susceptibles de faire vaciller les frontières de l’actuel.

C’est cette paradoxale “actualité” des possibles, des virtualités multiples de la fiction, que ce numéro souhaite interroger dans une perspective résolument théorique. Tout en faisant valoir les avantages d’une distinction entre virtuel et fictionnel, notions liées respectivement à la possibilité et aux constructions de l’imaginaire, il ne s’agit pas de leur faire correspondre deux domaines étanches, mais au contraire de s’interroger sur leur articulation, ce qui peut être envisagé selon diverses combinaisons :

le virtuel dans la fiction : toute fiction pose une réalité, celle des personnages, mais peut inclure diverses formes de virtualité : les personnages rêvent, fantasment, lisent des romans ; les narrateurs évoquent des événements qui auraient pu avoir lieu. Si ces cas de fictions qui enchâssent d’autres fictions ont traditionnellement été traités sous l’angle de l’autoréférence (en tant, par exemple, que mises en abyme) ou de la stratégie rhétorique (avec l’ “effet-repoussoir” de Vincent Jouve ou le “disnarrated” de Gerald Prince), on souhaiterait cette fois les voir approcher en tant qu’incrustations de la virtualité dans un contexte lui-même imaginaire, et examiner les conséquences de ce redoublement apparent : comment penser l’imaginaire dans l’imaginaire ? Le corpus pourrait inclure des œuvres aussi variées que celles de Tanguy Viel (La Disparition de Jim Sullivan), Fabrice Colin (Dreamericana), Jean Molla (L’Attrape-mondes), Michel Lafon (Une vie de Pierre Ménard) ou encore Jean-Pierre Ohl (Monsieur Dick ou Le dixième livre), parmi d’autres.

 

les virtualités de la fiction : une proposition bien connue en théorie de la fiction affirme l’incomplétude de cette dernière ; selon celle-ci, on ne saurait ajouter à un texte de fiction des énoncés se rapportant à des états de choses passés sous silence par ce texte. Bon nombre d’écrivains, de critiques et de lecteurs, pourtant, n’hésitent pas à déroger à ce principe, soit en donnant à un récit divers prolongements, conformes ou non à l’original (voir la propension de certains genres et médias à étendre toujours plus loin le territoire couvert par une fiction, ou la pratique des fan fictions), soit en identifiant des “textes possibles” dont un texte réel porterait diverses traces (Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?). Dans ses Études de silhouettes Pierre Senges reprend des ébauches de récits laissés abandonnés par Kafka et les complète, quand Serge Provencher imagine Les mémoires de Nestor, le majordome de Moulinsart.

La réflexion à laquelle on convie ici ne se limiterait pas aux réalisations de ces expansions et de ces possibles, mais viserait à élucider l’idée même de virtualité de la fiction ou du texte. Dans cette perspective, on pourra revenir sur les expériences d’écriture collaborative, depuis le Marco Polo de Jean-Marie Adiaffi et al. (1985) aux trois “saisons” du cadavre exquis “L’Exquise nouvelle”, sur le modèle du statut Facebook, en passant par La Disparition du Général Proust, “hyperfiction” sur blogues de Jean-Pierre Balpe (et son co-auteur imaginaire Marc Hodges) – ou sur l’échec des sites “Wikiroman” et “Romancollectif”. On pourra également considérer, par exemple, les tentatives romanesques de prendre en charge le devenir-traduit de l’œuvre (Brice Mathieussent, Vengeance du traducteur) ou encore son prolongement muséal imaginaire (Daniel Canty, Wigrum ; Edouard Levé, Œuvres).


la fiction comme virtuel : la fiction peut renvoyer ou faire allusion au réel, mais peut aussi en explorer les possibles, notamment ceux de l’Histoire : uchronies, univers parallèles, variations sur le steampunk (Les trois Rimbaud de Dominique Noguez, Rêve de gloire de Roland Wagner, Sauvage de Jacques Jouet, Le Déchronologue de Stéphane Beauverger, Confessions d’un automate mangeur d’opium de Fabrice Colin et Mathieu Gaborit...). La fiction peut aussi donner corps à des artefacts imaginaires — qu’on songe au Ward de Frederic Werst, aux guides de voyages pour pays imaginaires (Kadath, Abyme) —, ou tenter d’imposer son monde alternatif – le post-exotisme d’Antoine Volodine.

 

les fictions du “virtuel” : longtemps associée à une base tangible (livre, scène, film...), la fiction se décline aussi selon divers supports qui lui confèrent une indéniable virtualité, indépendamment de sa teneur. Cette dimension technologique dorénavant omniprésente a produit ses propres rêves, comme celui de la réalité virtuelle, et continue de modifier la donne fictionnelle du côté des nouveaux médias. L’imaginaire développé autour des possibles ouverts par Internet mérite donc d’être analysé, ainsi que son corollaire, ce que le numérique fait à la fiction : quels rapports à la fiction sont-ils postulés par la multiplication des “mondes virtuels” et des avatars d’existence ? Comment colorent-ils nos conceptions contemporaines des rôles et pouvoirs de l’imaginaire ?  Comment la fiction littéraire, par exemple celle de Jean-Marc Ligny (Inner City), Michel Rio (La Terre Gaste), Vincent Message (Les Veilleurs), anticipe ou ressaisit-elle cet imaginaire du virtuel ?

 

Bibliographie

Renée Bourassa, Les fictions hypermédiatiques : Mondes fictionnels et espaces ludiques.  Des arts de mémoire au cyberespace, Montréal, Le Quartanier, 2010, .

Dorothee Birke, Michael Butter et Tilmann Köppe (dir.), Counterfactual Thinking – Counterfactual Writing, Berlin, De Gruyter, 2011, .

Jacques Dubois, “Pour une critique-fiction”, dans Jean-Pierre Martin et alii, L’Invention critique, Nantes, Cécile Defaut, 2004, p. 111-135.

Marc Escola (dir.), Théorie des textes possibles, Amsterdam/New York, Rodopi, 2012, .

Bernard Guelton (dir.), Les arts visuels, le web et la fiction, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, .

Wolfgang Iser, Das Fiktive und das Imaginäre. Perspektiven Literarischer Anthropologie, Francfort, Suhrkamp, 1991.

Françoise Lavocat (dir.), La théorie littéraire des mondes possibles, Paris, C.N.R.S., 2010.

Janet Murray, Hamlet on the Holodeck. The Future of Narrative in Hyperspace, Cambridge, MIT Press, 1997.

Gerald Prince, “The Disnarrated”, Style, vol. 22, no 1, 1988, p. 1-8.

Marie-Laure Ryan, Narrative as Virtual Reality: Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, Baltimore, Johns Hopkins, 2000.

Richard Saint-Gelais, “Artefacts science-fictionnels”, dans L’empire du pseudo. Moderni­tés de la science-fiction, Québec, Nota bene, 1999, .

---, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, . 

 

Les propositions de contribution, environ 300 mots, en français ou en anglais, sont à envoyer d’ici le 15 janvier 2014 à Anne Besson et à Richard Saint-Gelais.

Les articles définitifs seront à soumettre avant le 1er juin 2014 sur le site (Soumissions) ou à l’adresse fixxion21@gmail pour évaluation par le comité de la Revue critique de fixxion française contemporaine.

La revue accepte également des articles hors problématique du numéro.

 

Fiction and virtuality

 

Fiction and virtuality

 

Fictional, virtual: the relationship between these two terms, often confused in their common usage as so many shades of the unreal, occupy a special place in the reflections on recent cultural developments at the intersection of critical interest and technological changes. Fictions, and subsequently literary theory, like to question their own ability to explore what is possible and to show the work of the imagination, as if in a sound or vain emulation of new media, whose performances, said today to be "digital" rather than virtual, deploy the promise of a new relationship to world(s) likely to blur the boundaries of the current one.

It is this paradoxical "novelty" of what is possible, of the multiple virtualities of fiction, that this issue wishes to explore from a boldly theoretical perspective. While promoting the benefits of a distinction between virtual and fictional, concepts respectively related to the possibility and the constructions of the imagination, the aim is not to restrict them to two narrowly defined areas, but rather to question how they interact, as in the various combinations below :

the virtual in fiction: all fiction posits a reality, that of the characters, but can include various forms of virtuality: the characters dream, fantasize, read novels; the narrators recall events that might have taken place. These cases of fictions enshrining other fictions have traditionally been treated in terms of self-reference (as mises en abyme, for example) or rhetorical strategy (such as Vincent Jouve’s effet-repoussoir or Gerald Prince’s "disnarrated"), but this time we would like to see them envisaged as incrustations of virtuality within a context that is itself a fantasy, and consider the implications of this apparent doubling: how should we understand the presence of the imaginary within the imaginary ? The corpus may include works as diverse as those of Tanguy Viel (La Disparition de Jim Sullivan), Fabrice Colin (Dreamericana), Jean Molla (L’Attrape-mondes), or Jean-Pierre Ohl (Monsieur Dick ou Le dixième livre), among others.

virtualities of fiction: a well-known hypothesis in the theory of fiction states the incompleteness of the latter ; from this perspective, we cannot complete a fictional text with statements relating to situations ignored by the text. Many writers, critics and readers, however, do not hesitate to depart from this principle, either by giving a story various extensions, whether or not they fit the original (see the propensity of certain genres and media to always extend the territory covered by a fiction, or the practice of fan fictions), or by identifying "possible texts" which may have left different traces in the real one (Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd? ; Michel Lafon, Une vie de Pierre Ménard). In his Études de silhouettes, Pierre Senges takes up and completes drafts of stories abandoned by Kafka; Serge Provencher imagines the memoirs of Nestor, the butler of Marlinspike Hall.

The reflection to which we invite you here is not confined to the achievements of these expansions and these possibilities, but aims to elucidate the very idea of ​​the virtuality of a fiction or text. From this perspective, we can revisit collaborative writing experiments, from the Marco Polo by Jean-Marie Adiaffi et al. (1985) to the three "seasons" of the exquisite corpse "L’Exquise nouvelle," modeled on Facebook status, or La Disparition du Général Proust, "hyperfiction " on blogs by Jean-Pierre Balpe (and his imaginary co-author Marc Hodges)– or on the failure of sites like "Wikiroman" and "Romancollectif". We can also consider, for example, the fictional attempts to take over the translation of a work (Brice Mathieussent, Vengeance du traducteur) or its imaginary extension into museum space (Daniel Canty, Wigrum; Edouard Survey, Œuvres).

• fiction as virtuality: fiction can allude or refer to reality, but can also explore its possibilities, including those of History : alternate realities, parallel universes, variations on steampunk (Les trois Rimbaud by Dominique Noguez, Rêve de gloire by Roland Wagner, Sauvage by Jacques Jouet, Le Déchronologue by Stéphane Beauverger, Confessions d’un automate mangeur d’opium by Fabrice Colin and Mathieu Gaborit...). Fiction can also embody imaginary artifacts–think of Ward by Frederic Werst, guidebooks for imaginary countries (Kadath, Abyme)–or try to impose its alternate world–as in Antoine Volodine’s post-exoticism.

• fictions of "the virtual": long associated with a tangible basis (book, scene, movie... ), fiction also comes in a variety of media that lend it an undeniable virtuality, regardless of its content. This now ubiquitous technological dimension has produced its own dreams, such as virtual reality, and continues to change the fictional order of new media. The imaginary developed around the possibilities opened up by the Internet deserves to be analyzed, alongwith its corollary, the impact of the digital on fiction: what relationships to fiction are postulated by the proliferation of "virtual worlds" and avatars of existence? How do they color our contemporary conceptions of the roles and powers of the imaginary? How does literary fiction (such as Inner City by Jean-Marc Ligny, La Terre Gaste by Michel Rio, Les Veilleurs by Vincent Message) anticipate or catch up with this imaginary of the virtual ?               
 

Bibliography

Bourassa, Renée (2010), Les fictions hypermédiatiques : Mondes fictionnels et espaces ludiques. Des arts de mémoire au cyberespace. Montréal, Le Quartanier, <Erres Essais>.

Birke, Dorothee, Michael Butter et Tilmann Köppe (dir.) (2011), Counterfactual Thinking – Counterfactual Writing, Berlin, De Gruyter, <Linguae & Litterae>.

Dubois, Jacques (2004), “Pour une critique-fiction”, dans Jean-Pierre Martin et alii, L’Invention critique, Nantes, Cécile Defaut, p. 111-135.

Escola, Marc (dir.) (2012), Théorie des textes possibles, Amsterdam/New York, Rodopi, <C.R.I.N.>.

Guelton, Bernard (dir.) (2009), Les arts visuels, le web et la fiction, Paris, Publications de la Sorbonne <Arts et monde contemporain>.

Lavocat, Françoise (dir.) (2010), La théorie littéraire des mondes possibles, Paris, C.N.R.S.

Murray, Janet (1997), Hamlet on the Holodeck. The Future of Narrative in Hyperspace, Cambridge, MIT Press.

Prince, Gerald (1988), “The Disnarrated”, Style, vol. 22, no 1, p. 1-8.

Ryan, Marie-Laure (2000), Narrative as Virtual Reality: Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, Baltimore, Johns Hopkins.

Saint-Gelais, Richard (1999), “Artefacts science-fictionnels”, dans L’empire du pseudo, Modernités de la science-fiction, Québec, Nota bene, <Littérature(s)>.

-- (2011), Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, <Poétique>.

 

Proposals for papers, about 300 words in French or in English, should be sent by January 15, 2014 to Anne Besson and Richard Saint-Gelais.
The final papers will be submitted by June 1, 2014 on the site (Submissions) or at fixxion21@gmail for evaluation by the committee of the Critical Review of Contemporary French Fixxion.
The journal also accepts stand-alone articles not related to the issue's special topic