Questions de société

"Faut-il défendre l'Université ? Entre contraintes marchandes et utopie académique", par D. Bensaïd (ContreTemps n° 3, 2009)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : SLU)

Faut-il défendrel'Université ? – Entre contraintes marchandes et utopie académique -Daniel Bensaïd, Europe Solidaire Sans Frontières, 1er juillet 2009

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article14756

Source: http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article2891


Texte paru dans ContreTemps n° 3 (nouvelle série), 3e trimestre 2009, p. 35-45.

Après l'adoption durant l'été 2007 de la loi LRU, dited'autonomie des universités, nombre d'universitaires, choisissantd'ignorer le caractère orwellien de la rhétorique sarkozyste, ontcomplaisamment confondu le mot et la chose : en Sarkozie, l'autonomie,c'est l'hétéronomie ; et la loi Pécresse, l'autonomie contrel'autonomie : moins de pouvoir pédagogique aux enseignants, plus depouvoir bureaucratique et administratif, plus de dépendance envers lesfinancements privés et les diktats du marché. Il y a plus de dix ans,l'Areser dénonçait déjà la confusion entre autonomie concurrentielle etliberté académique : « L'invocation de l'autonomie desuniversités est devenue aujourd'hui une arme administrative pourjustifier le désengagement global de l'Etat et pour diviser lesétablissements concurrents entre eux du point de vue de la distributiondes moyens financiers. » [1]

L'autonomie sauce bolognaise

Au lendemain de Mai 68, les ministères Faure etGuichard détournaient l'aspiration du mouvement contestataire au profitd'une « adaptation de l'université aux besoins de l'économiecapitaliste : «  Les mots clefs de cette reconversionsont l'autonomie et l'autogestion. Il s'agit de réduire le “corps dansl'Etat”, qu'était l'Université traditionnelle nantie de ses franchises,à une série d'unités associées aux économies régionales et de ramenerle mouvement étudiant à un corporatisme provincialisée. » L'autonomie proclamée par les rénovateurs était déjà un prétexte pour « mettre fin à l'autonomie périmée de l'université libérale et pour ouvrir l'université à ses usages patronaux » [2]. C'est ce que signifiait en clair la formule alléchante « d'ouverture aux forces vives de la nation ».De réforme avortée, en réforme abrogée, il aura fallu quarante ans poury parvenir. L'Europe libérale et le processus de Bologne aidant, nous ysommes.

La Magna Charta adoptée en 1998 par les recteurs desuniversités européennes à l'occasion du neuvième centenaire del'université de Bologne, rappelait encore ce principe fondateur d'uneUniversité qui, « de façon critique, produit et transmet la culture à travers la recherche et l'enseignement ».Ironie ou cynisme, c'est encore à Bologne que fut initié un an plustard le processus de réformes, inspiré du rapport livrant lesuniversités aux logiques marchandes : Bologne contre Bologne [3] !

Le grand saccage des universités découle directement de ce processus visant à créer « l'économie de la connaissance la plus dynamique et compétitive du monde »,initié il y a dix ans en conformité avec la « stratégie de Lisbonne »de l'Union européenne. A l'automne 2007 un carteron de présidentsréformateurs exultait : « La mise en place del'ensemble des nouvelles dispositions suscite un élan nouveau dans nosétablissements et la communauté universitaire s'est rapidementmobilisée pour les traduire en perspective de progrès décisifs pour nosétudiants et nos équipes de recherche. » [4]Depuis, la mobilisation a changé de camp !A supposer que ces présidentsaient eu la naïveté de croire tenir, grâce à leur pouvoir personnelrenforcé, un équilibre entre le service public et les exigences dumarché, les réformes du statut des enseignants-chercheurs, du contratdoctoral, et la masterisation ont tiré les choses au clair. Le juristeOlivier Beaud a bien résumé le sens du texte ministériel : il contribue« à réaliser une lente mise à mort que l'universitéfrançaise parce qu'il aspire à transformer les universitaires enemployés de l'université et en sujets des administrateurs professionnels » [5].Sous couvert d'autonomie s'institue ainsi, comme dans la réformehospitalière, une double hétéronomie autoritaire de l'université,envers l'encadrement administratif et envers la commande des marchés.

De la nouvelle misère en milieu étudiant

La brochure situationniste De la misère en milieu étudiant,expression d'un profond malaise du milieu étudiant, préfigurait en 1966le soulèvement de 68. Elle illustrait le refus d'une partie desétudiants, bénéficiaires de cette première séquence de massification del'enseignement supérieur, de devenir les nouveaux chiens de garde de labourgeoisie ou les idéologues d'un Occident enlisé dans ses guerrescoloniales. Guy Debord était catégorique : « Noussommes bien d'accord : il n'y a pas pour nous d'étudiant intéressant entant qu'étudiant ; son présent et son avenir planifié sont égalementméprisables. » [6]

Les choses ont bien changé. La plupart des étudiants nese vivent plus aujourd'hui comme des « intellectuels en devenir »,accumulant à l'université du capital symbolique. C'est peut-être l'unedes raisons pour lesquelles la mobilisation étudiante a été beaucoupplus massive en 2005 contre le contrat première embauche (CPE) qu'auprintemps 2009 contre les mesures d'application de la LRU. Selon uncollectif d'étudiants italiens, l'évaluation des études selon une unitéde mesure du temps (le crédit européen ECTS) configurerait, un“idéaltype” d'étudiant [7].L'accélération et l'intensification des rythmes d'étude, l'introductionde classes obligatoires et la multiplication des cours, séminaires etexamens, viseraient ainsi à « l'assujettissementdisciplinaire au marché du travail et la réduction de la conditionétudiante au statut de précaire en formation » [8].Un nombre croissant d'étudiants, contraints de gagner leur vie, sont eneffet des étudiants à temps partiel ou des intermittents del'Université, de plus en plus nombreux à s'inscrire aux Restaus du coeurtandis que la prostitution étudiante atteint des proportionspréoccupantes.

Le processus d'assujettissement des études et desétudiants aux commandes du marché du travail s'est amorcé dès lesannées 1960 avec la première massification de l'Université. La logiquedes métamorphoses universitaires est alors clairement perceptible : « Lerythme d'innovation technologique, la croissance constante des besoinsde main d'oeuvre qualifiée mettent en relief le rôle de l'Université etde l'Ecole dans le développement des forces productives. Cette fonctionn'en demeure pas moins indissociablement et contradictoirement liée àla perpétuation des rapports capitalistes de production par ladiffusion de l'idéologie bourgeoise qui les dissimule aux yeux defuturs exploités. » [9] La tension s'intensifie alors « entrele niveau de formation requis par le développement des forcesproductives et le niveau de formation qu'exige le maintien et lareproduction des rapports hiérarchiques dans l'entreprise et desrapports d'exploitation dans la société en général ; d'où la sélection,la spécialisation hâtive, l'orientation forcée, la formation en miettes ».Le retentissement du livre de Bourdieu et Passeron, Les Héritiers,ainsi que les débats tumultueux, au sein d'un syndicalisme étudiant enquête de légitimité après sa grande période de radicalisation contre laguerre d'Algérie, sur la possibilité ou non de départager divisiontechnique et division sociale du travail illustraient cette grandemutation universitaire.

L'Université était confrontée aux contradictionsexplosives résultant d'un travail hautement socialisé et del'intégration massive du travail intellectuel au procès de production,telles que Marx les envisageait dans les Manuscrits de 1857-1858 : « Amesure que se développe la grande industrie, la création de la richesseréelle dépend moins du temps de travail employé que de la puissance desagents mis en mouvement a cours du temps de travail, laquelle n'aelle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensépour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de lascience et du progrès de la technologie, autrement dit de l'applicationde la science à la production. » [10]La quantification marchande et monétaire du travail intellectuelprolétarisé devient alors de plus en plus problématique et lourde decontradictions, auxquelles s'efforcent de répondre des procéduresd'évaluation, plus grotesques les unes que les autres, appliquées autravail universitaire et à la recherche tout comme au travail médicalet hospitalier. Elles visent à quantifier l'inquantifiable et à mesurerl'incommensurable en attribuant une valeur marchande individuelle à uneconnaissance résultant d'un travail social hautement coopératif [11]

La contradiction inhérente à la double fonction del'Université – contribuer d'une part au développement des forcesproductives par la production et la transmission de connaissances ; àla reproduction des rapports de production par son adaptation à ladivision du travail et par la diffusion de l'idéologie dominante,d'autre part - n'a cessé de produire de grandes mobilisations, en 1968,en 1986 (contre la loi Devaquet), puis de manière accélérée en 2005(contre le CPE), 2007 (contre la LRU), 2009 (contre les réformesDarcos/Pécresse). Les réformes en cours s'inscrivent dans le cadre duprocessus mondialisé de privatisation généralisée du monde et deboulimie capitaliste faisant marchandise de tout, des services, dusavoir, du vivant. Dès 1998, l'OCDE estimait que « lesystème d'enseignement doit s'efforcer de raccourcir son temps deréponse, en utilisant des formules plus souples que celles de lafonction publique ». En 2002, le Forum Etats-Unis/OCDE sur le « marché des services d'enseignement » (sic !) concluait que « lecommerce des services éducatifs n'est pas une excroissance accidentellevisant à enrichir l'éducation par l'échange international, mais estdevenu une part significative du commerce mondial des services ».En 2004 enfin, le rapport « Education et formation » de l'UNICE (Uniondes confédérations industrielles et des entreprises européennes)dictait les exigences patronales en matière d'enseignement : « Les employeurs pensent que l'on devrait accorder plus d'importance à lanécessité de développer l' esprit d'entreprise à tous les niveaux dansles systèmes d'éducation et de formation. C'est la condition préalablepour que les systèmes d'éducation et de formation contribuent à fairede l'économie de la connaissance européenne la plus compétitive dumonde. » L'enjeu est ni plus ni moins que de savoir si laconnaissance et l'éducation sont des biens communs de l'humanité ou sielles doivent devenir des marchandises comme les autres [12]. Si l'Université est une composante inaliénable de l'espace public, ou une entreprise de production soumis à « l'économie de la connaissance ».

Hétéronomie choisie

Les réformes gouvernementales ont habilement essayé deprésenter la loi sur l'autonomie comme l'émancipation d'un enseignementsupérieur traditionnellement soumis à la tutelle d'un Etat jacobincentralisateur. C'est l'interprétation – naïve ou perverse - qu'a bienvoulu en donner Bruno Latour, nouveau converti au darwinismeuniversitaire : « On peut trouver tous les défauts à laréforme actuelle, mais elle a l'avantage de donner enfin le goût auxuniversités de se passer de leur tutelle et de commencer à régler leursaffaires par elles-mêmes en récupérant les capacités de recherche quel'on avait dû créer en dehors d'elles à cause de leur lourdeur et deleur passivité […] Les mauvaises universités disparaîtront enfin,libérant des ressources pour les autres ; ce n'est pas à la gauche dedéfendre les privilèges de la noblesse d'Etat. » [13]

La liberté académique, de ceux qui enseignent comme deceux qui sont enseignés, ne se confond pas pourtant avec l'autonomie.Il peut y avoir autonomie sans liberté, et liberté sans autonomie.Contre « le parti universitaire » et son corporatisme, Péguy soutenait que l'Université « reçoit beaucoup plus de véritable secours de son dehors que de son dedans », n'en déplaise au « pouvoirbureaucratique de la rue de Grenelle, aux bureaucrates qui perdent leslettres [la Princesse de Clèves !] et ne gagnent point la science » [14]Au fil de ses métamorphoses, la dépendance matérielle, administrativeet idéologique de l'Université envers son dehors n'a cessé depuis de serenforcer sans que le dedans y gagne en vitalité.

Face à cette soumission à l'hétéronomie marchande se fait jour la tentation d'une utopie universitaire, dont la « communauté » se consacrerait à la culture du savoir de façon totalement gratuite et désintéressée [15] Cet idéal de désintéressement, cette exigence d'une enseignement aussi « fondamental »que la recherche du même nom, sont certes nécessaires dans des sociétésoù l'évolution des capacités de chacun face à l'évolution accélérée dessavoirs et des techniques exige un socle de connaissances fondamentalessolide plutôt que des spécialisations précoces à rendements éphémères.Ce n'est pas, dit-on, en commandant des recherches sur la bougie qu'ona inventé l'ampoule électrique. Faut-il en faire pour autant« l'essence » exclusive de l'Université et lui attribuer le privilègeexorbitant d'avoir à définir « la vie qui vaille ». Où s'arrête alors l'autonomie et où commencent le ghetto, l'enfermement, la tour d'ivoire ?

La Déclaration d'Indépendance des Universités, initiée par le département de philosophie de Paris 8, illustre cette ambiguïté [16]. Partant du principe qu'il « n'y a pas de contraintes supérieures en force à celles que l'esprit humain exerce sur lui-même sous forme de la pensée », elle affirme que l'exercice de l'indépendance de la pensée « n'a de bornes que celles qui en assurent aux autres la possibilité d'en éprouver, attester, évaluer la validité ». Elle proclame que « l'Université définit un espace qui interrompt la continuité avec les espaces où l'ordre est assuré par les forces publiques », et conclut que « toute société, tout Etat qui contreviendrait à ces principes, serait réputé ne pas avoir d'université ».

La défense intransigeante de l'indépendanceuniversitaire semble ainsi prendre le contre-pied de la contestationétudiante des années 1960. Sous les mots d'ordre d'Université critique(de Berlin), d'Université négative (de Trente), d'Université rouge(Paris), elle cherchait à sortir l'Université de ses murs pour l'ouvrirà la société. Ce fut alors notre angle d'attaque contre « la ligne universitaire »d'un syndicalisme étudiant prétendant fonder une pratique syndicaleuniversitaire sur l'autonomie de l'Université classique. Si la défensedes franchises universitaires, parties prenantes d'un espace publiccritique, fait pleinement partie de la défense de libertésdémocratiques de plus en plus menacées, « l'interruption de la continuité avec les espaces où l'ordre est assuré par les forces publiques » est très relative, dès lors que l'Université reste un service public sous financement public.

L'alternative à cette dépendance consisterait à pousserjusqu'au bout la logique de l'autonomie financière, ce qui reviendraità troquer une dépendance pour une autre. Il s'agit plutôt de viser àétablir une sorte de dualité de pouvoir et de légitimité au sein mêmede l'institution : refuser que l'Etat se mêle de ce qui ne le regardepas et empiète sur l'autonomie pédagogique, et s'ouvrir en revanche àtous ceux que cela regarde, aussi bien aux étudiants et aux personnelsqu'à tous les autres interlocuteurs possibles hors de l'enclosacadémique. Au prix, bien sûr, de provoquer des divisions et desoppositions au sein de la mythique « communauté universitaire »dont l'unité supposée escamote toutes sortes de clivages sociaux et dedésaccords politiques qui la traversent. Si de plus en plusd'enseignants et de chercheurs sont appelés à se vivre comme dessalariés de l'entreprise universitaire, ce qu'écrivaient Bourdieu etPasseron à propos des étudiants vaut en effet pour l'ensemble de cette« communauté » imaginaire : « Plus proche de l'agrégatsans consistance que du groupe professionnel, le milieu étudiantprésenterait tous les symptômes de l'anomie si les étudiants n'étaientqu'étudiant et s'ils n'étaient pas intégrés à d'autres groupes (familleou partis). » [17]

Envers qui et devant qui l'Université, en tant que composante de l'espace public, (voire en tant qu' « espace public oppositionnel » [18]),engage-t-elle le principe de responsabilité fallacieusement proclamépar la loi LRU ? Dans les années 60, le projet d'Université critique deBerlin, inspiré de l'Ecole de Francfort, rappelait que la légitimité dusavoir ne réside pas dans le savoir lui-même, mais dans ses fonctionssociales ; et que « le travail scientifique estinconcevable, sans une réflexion libre sur les conditions politiques dece travail lui-même et sans une définition critique et pratique de laplace de l'Université dans la société ». A l'apogée de ses luttes revendicatives étudiantes, le mouvement étudiant défilait en 1963 à Paris sous la banderole : « L'université que nous voulons est celle de tous les travailleurs ».

Une université de plus de deux millions d'étudiants (31millions pour l'ensemble des pays concernés par le processus deBologne !) ne saurait se concevoir comme une université d'élite, oucomme un sanctuaire de gratuité dans un océan de concurrence acharnéeet de calcul égoïste. Avec la seconde massification des années 90, laplace des disciplines classiques s'est réduite au profit de nombreusesfilières techniques ou administratives, spécialisées et« professionnalisantes » [19].Il serait plus que jamais erroné de prendre la partie pour le tout, etde confondre les seules « humanités » d'antan avec l'université dansson ensemble, sous peine d'isoler les « humanités » des autres savoirs,et d'introduire de nouvelles divisions parmi les personnels. L'activitéde pensée n'est après tout qu'une des modalités de l'activité humaineet de la production sociale des savoirs. On ne saurait donc imaginerl'avenir de l'Université sur le modèle d'une vaste UFR d'arts et dephilosophie, et les étudiants en arts ou en philosophie eux-mêmes, nevivent pas que de beauté, de concepts, et d'eau fraîche.

Inversement, en essayant de faire avec réalisme la partdes choses, l'Areser assignait à l'Université la double tâche de former« des citoyens éclairés », mais aussi « des «  travailleurs compétents » par « une vraie formation et de vrais diplômes ». Les auteurs reconnaissaient aller ainsi « sur le terrain de la politique au point même de nous substituer, aumoins sur le papier, aux instances exécutives et législatives et d'agiren législateurs ». Ils prétendaient certes y aller « très strictement en intellectuels autonomes. »C'était reconnaître l'hétéronomie du champ universitaire tout enrevendiquant l'autonomie de l'intellectuel au nom de la scientificitéde son travail pour soutenir la proposition d'une « autogestion rationnelle du système d'enseignement » Areser, op. cit., p. 9 et 10.Ambition délirante, s'interrogeaient aussitôt les auteurs ? L'enferlibéral est en effet pavé des meilleurs intentions démocratiques :quand les rapports de forces sont en faveur du capital, le patronatdicte les critères de la compétence et détermine la valeur desdiplômes. L'autogestion rationnelle rêvée se transforme alors encauchemar bureaucratique, sous la double tutelle de l'Etat et desmarchés.

Faut-il qu'une Université soit ouverte ou fermée ?

Péguy opposait déjà le « dehors » de l'Université, le vent du grand large social, à son « dedans » confiné poussiéreux. En 68, nous voulions l'ouverture sur la société au nom du nécessaire passage « de la critique de l'université bourgeoise à la critique de la société capitaliste ».Avec la contre-réforme libérale et la détérioration des rapports deforces, cette ouverture à la vie est détournée en ouverture au marché.

Geoffroy de Lagasnerie rappelle que « les grands hérétiques »(Deleuze, Foucault, Derrida, Bourdieu), encouragèrent dans les années60 l'insurrection des savoirs contre le conservatisme institutionneluniversitaire ou contre la machine à reproduire héritage et héritiers.Les vents de la réforme ayant tourné, ils plaidèrent à la fin desannées 70 la restauration des prérogatives de la forteresseuniversitaire face à l'assaut concurrentiel des médias et desdoxosophes [20].En plaçant la source de la pensée critique et créatrice tantôt hors,tantôt dans l'espace universitaire, ils auraient ainsi contribué àperpétuer le tourniquet infernal « dedans/dehors » au lieu de leremettre en cause. Ces oppositions entre l'intérieur et l'extérieur, lascience et l'opinion, le travail et l'imposture, rejouent en effet àl'infini la scène originelle de la confrontation entre le philosophe etle sophiste.

Opposant Bourdieu à Bourdieu, Lagasnerie voit dans sa défense tardive de l'institution - ce « geste critique retourné en son contraire » - une réaction corporative face à la menace de déchéance et de déclassement du corps enseignant. Le « droit d'entrée »inhérent à l'autonomisation du champ universitaire est censé garantirun espace de discussion où la vérité scientifique est susceptibled'émerger grâce à la reconnaissance par les pairs. Pour Lagasnerie, ceserait sous-estimer l'effet de reproduction sociale lié à des critèresdévaluation qui confondent titres et compétences, fétichisent lediplôme, reconduisent le cercle vicieux de la reconnaissance mutuelle(sanctifié aujourd'hui par la bibliométrie et la comptabilité descitations). Le jugement des pairs est davantage celui des« reproducteurs sur les producteurs » que des producteurs sur lesproducteurs, et le processus d'autonomisation de l'institutions'accompagne d'effets de censure, de connivence, deprofessionnalisation, et de fermeture sur une légitimité sous garantieétatique. C'est bel et bien l'Etat qui, en dernière instance, trace lafrontière entre le dedans et le dehors de l'espace universitaire.

La critique semble pertinente, mais elle ne prend pasassez en compte le contexte de la lutte et de la résistance. De sorteque la conclusion en forme « d'éloge de l'hétéronomie » rechute dans l'opposition simpliste qu'elle était censée dépasser : alors que l'Université « favorise les savoirs conservateurs », ce sont «  les exclus et les rejetés aux marges » qui seraient le mieux à même « d'introduire des innovations hérétiques ». Comme si les conservatismes, les effets idéologiques, les routines n'opéraient pas aussi « dehors », comme si «  l'insurrection des savoirs assujettis »prônée par Michel Foucault ne pouvait éclater que du dehors, et commesi la production sociale des savoirs n'avait pas de multiples sourceset ressources, dont notamment celles de l'université, à condition d'encontrarier pied à pied la logique dominante, en matière de programmes,de pédagogie, de division du travail.

Inspiré d'une conférence donnée en 1998, l'essai de Derrida sur L'université sans conditions, semble s'orienter dans une direction opposée en déclarant d'emblée sa « foi en l'Université » et « en les Humanités de demain » [21]. L'Université devrait se voir reconnaître « une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition,voire, plus encore, le droit de dire publiquement ce qu'exige unepensée de la vérité », car elle « fait profession de vérité » et « promet un engagement sans limite envers la vérité ». Derrida sait que cette idée de vérité prête à bien des controverses, mais cela se discute, dit-il, justement « de façon privilégiée » à l'Université. Ce privilège d'origine incertaine est plus spécifiquement accordé dans l'Université aux « départements qui appartiennent aux Humanités ». Il y aurait donc, dans l'Université, un saint des saints, où résiderait l'âme de la vénérable institution, « un ultime lieu de résistance critique »,un sanctuaire protégeant un « principe de résistance inconditionnelle »à tous les pouvoirs, étatiques, économiques, religieux, qui «  limitent la démocratie à venir ».

Derrida reconnaît que cette « indépendance inconditionnelle », conçue comme « une sorte de souveraineté, une espèce très originale, une espèce exceptionnelle de souveraineté »n'a jamais été effective. En tant que souveraineté « à venir », elleconstituerait cependant une sorte d'horizon régulateur nécessaire pourdistinguer «  l'université stricto sensu » de toutes les institutions d'enseignement et de recherche « au service d'intérêts économiques de toutes sortes ». Cette université stricto sensurisque fort de s'avérer très restrictive et de rejeter en son dehorsbien des productions, des transmissions et des pratiques des savoirs.

Alors que le processus de Bologne débutait à peine,l'alerte lancée par Derrida n'en était pas moins lucide et pertinente.Car «  quelque chose » était bel et bien « en train d'arriver à l'université » classique-moderne et à ses humanités, quelque chose qui « bouscule ses définitions », de même que « quelque chose de grave » était alors « en train d'arriver à ce que nous appelons travail ». Derrida s'empressait de préciser qu'il s'agissait de défendre l'université, « non pas pour s'y enfermer », mais pour « trouver le meilleur accès à un nouvel espace public transformé par lesnouvelles techniques de communications, d'information, d'archivation etde production de savoir ». Car il doutait « qu'on ait jamais su identifier un dedans de l'université, c'est-à-dire l'essence propre de l'université souveraine ». La limitation selon laquelle on devrait pouvoir dire publiquement tout ce que l'on croit vrai, mais « seulement à l'intérieur de l'université », n'a en effet « jamais été tenable et respectable en fait et en droit ». Et la transformation du cyberespace public la rendait encore plus « archaïque et imaginaire que jamais ».

Cet espace académique, insistait cependant Derrida, n'en doit pas moins subsister « symboliquement protégé par une sorte d'immunité absolue, comme si son dedans était inviolable ». La subtilité du « comme si… » permet d'esquiver la contradiction sans la surmonter. L'université idéale « à venir » « seraitce qu'elle aurait toujours dû être ou prétendu représenter,c'est-à-dire, dès son principe et en principe une chose une causeautonome, inconditionnellement libre dans on institution, dans saparole, dans son écriture et dans sa pensée ». C'est pourquoi cette idée doit «  être professée sans cesse, même et surtout si elle ne doit pas nous empêcher de nous adresser en dehors de l'université ». Nous adresser pour donner, mais aussi pour recevoir ?

Dedans/dehors, on n'en sort pas ! Car c'est à sa frontière incertaine « que l'université est dans le monde qu'elle tente de penser ». C'est donc, ni dedans ni dehors, mais « surcette frontière qu'elle doit négocier et organiser sa résistance. Etprendre ses responsabilités. Non pour se clore et pour reconstituer lefantasme abstrait de souveraineté, dont elle aura peut-être commencé àdéconstruire l'héritage théologique ou humaniste, si du moins elle acommencé à le faire. Mais pour résister effectivement en s'alliant àdes forces extra-académiques » [22]. Car « l'universitésans condition ne se situe pas nécessairement ni exclusivement dansl'enceinte de ce qui s'appelle aujourd'hui l'université » : elle « cherche son lieu partout où cette inconditionnalité peut s'annoncer ».

De quoi l'Université est-elle aujourd'hui le nom ?

Pour lire la fin sur le site d'Europe Solidaire

[1] Areser (Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche), Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une Université en péril,Paris, Liber-Raisons d'agir, 1997, p. 21. Parmi les universitairesconsultés pour ce diagnostic figurait … Laurent Bastch, actuelprésident de l'Université de Paris Dauphine et zélé défenseur de la loiLRU.

[2] Daniel Bensaïd et Camille Scalabrino, Le deuxième souffle. Problèmes du mouvement étudiant, Paris, Cahiers rouges Maspero, 1969, p. 46-48.

[3] « Pour un modèle européen d'enseignement supérieur », commandé l'année précédente à Jacques Attali par Claude Allègre.

[4] Le Monde, 15 novembre 2007. « Ilfaut dire et redire, écrivait deux jours plus tard Alain Renaut, qu'unesociété modernisée est une société où l'Etat sait imposer à sapuissance, à la puissance publique, un certain nombre de limites et où,à chacune de ces limitations, surgit un secteur plus autogéré. » (Le Monde,17 novembre 2007). Les grévistes obstinés, des présidentsuniversitaires aux personnels Biatoss, ont pu apprécier les délices decette version pécressienne de l'autogestion.

[5] Le Monde, 3 février 2009.

[6] Guy Debord, Oeuvres, Quarto Gallimard, 2006, p. 733.

[7] Aringoli, Calella, Corradi, Giardullo, Gori, Montefusco, Monella, Studiare con lentezza. L'universita, la precarieta et il ritorno delle rivolte studentesche, Edizioni Alegre, Rome, 2006.

[8] Judith Carreras, Carlos Sevilla, Miguel Urban, €uro-Universidad. Mytho y realidad del proceso de Bologna, Icaria, Madrid 2006.

[9] Le Deuxième souffle, op cit.

[10] K. Marx, Grundrisse, II, Paris, Editions sociales, 1980, p. 192. Voir à ce propos Ernest Mandel, Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes, Paris, La brèche 1979

[11]Voir à ce sujet sur le site www.contretemps.eu les « Petits conseilsaux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation », parGrégoire Chamayou.

[12] Daniel Bensaïd, Les dépossédés, Paris, La Fabrique, 2006.

[13] Le Monde, 26 février 2009.

[14] Péguy, Oeuvres, Paris, Pleïade Gallimard, tome III, p. 315.

[15] On en trouve l'écho dans le texte de Plinio Prado, Le principe d'Université, consacré à « défendre le droit inconditionnel à la liberté de chercher et d'apprendre » : « L'autonomie de la pensée critique, la responsabilité devant celle-ci,et l'exigence éthique dont elle est indissociable (la recherche d'unevie qui vaille) requièrent que soit absolument préservée dansl'Université une zone d'activité, d'expérimentation, d'investigation etd'enseignement non finalisés : gratuits, désintéressés,non-utilitaires, infonctionnels, non-rentables. C'est l'essence de cequ'on appelle Université. » Livre à paraître à l'automne 2009 aux éditions Lignes. Une première version est disponible sur le site de cet éditeur.

[16] Voir site Paris 8 philo :www.univ-paris8.fr

[17] P. Bourdieu et J.C. Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1965, p. 60.

[18] Selon la formule d'Oskar Negt. Voir le dossier « Feu sur l'université » dans le n°11 de la Revue internationale des lettres et des idées, mai 2009.

[19] Voir Christophe Charle et Charles Soulié (dir.), Les ravages de la modernisation universitaire en Europe, Paris, Syllepse 2007.

[20] Geoffroy de Lagasnerie, L'empire de l'université,Paris, Amsterdam, 2007. Lagasnerie rappelle aussi le contexteintellectuel de ce revirement : la montée en puissance d'un marketingphilosophique illustré par les « nouveaux philosophes » (Deleuze), la prolifération « d'ouvrages d'opinion » au détriment du travail sérieux (Foucault), la promotion de « producteurs déclassés » soustraits au jugement des pairs (Bourdieu).

[21] J. Derrida, L'université sans condition, Paris, Galilée, 2001.

[22] Ibid., p. 78.