Collectif
Nouvelle parution
F. Schwab (dir.), Le Charme et l'occasion. Présence de Jankélévitch

F. Schwab (dir.), Le Charme et l'occasion. Présence de Jankélévitch

Publié le par Marc Escola

Présence de Vladimir Jankélévitch. Le charme et l'occasion
Sous la direction de Françoise Schwab

Avec la collaboration de Sofia Eliza Bouratsis et Jean-Marie Brohm

Editeur : Beauchesne (éditions)
Collection : Prétentaine
ISBN : 978-2-7010-1579-8
465 pages
 48,50€


Vladimir Jankélévitch a marqué la philosophie française contemporaine par la richesse et la subtilité de sa réflexion.
Son Truité' des rama, ses analyses de l'amour. de la mauvaise conscience. du mal, du pardon, du mensonge. de l'imprescriptible, de l'humour. de l'ironie. du pur et de l'impur, ont précédé sa magistrale synthèse finale, Le l'ara lare de la morale. Dans la lignée de Bergson dont il fut le disciple et le continuateur inspiré. Vladimir Jankélévitch s'est aussi singularisé par la fulgurance de sa Philosophie première et la profondeur de ses méditations métaphysiques sur La Mort, L'Irréversible et la nostalgie.
Le Je ne-sais-quoi et le Presque-rien. Tain aussi originale a été sa passion pour la musique qu'il n'a jamais séparée de son écriture philosophique. Dans d'érudites et poétiques évocations, il a célébré comme nul autre le mystère de l'instant, les parfums de la nuit. la présence lointaine, l'évanescence du silence, l'improvisation rapsodique qui faut de la musique "l'inexprimable fécond de la vie, de la liberté, de l'amour". Son engagement résolu dans la Résistance française contre la barbarie nazie et le régime collaborationniste de Vichy. ses prises de position militantes contre les dictatures et les violations des droits de l'homme. son intransigeante défense de la philosophie ont témoigné de son éthique résistante qu'il a su transmettre à des générations d'étudiants. C'est à cette pensée libre et exigeante que le présent ouvrage rend hommage en restituant les Actes du colloque organisé sous l'égide de l'Association Vladimir Jankélévitch par Françoise Schwab, Frédéric Worms et Jean-Marc Rouvière les 16 et 17 décembre 2005 à l'Ecole Normale Supérieure de Paris : "Vladimir Jankélévitch : Actuel, Inactuel". Ce recueil a été enrichi par d'autres études, témoignages et documents, et complété par une notice biographique et la bibliographie exhaustive de Vladimir Jankélévileh. Ont également été republiés des conférences, articles et entretiens devenus introuvables de Vladimir Jankélévitch qui illustrent les principales thématiques de son oeuvre.

Sommaire:

LA TEMPORALITE ENCHANTEE
L'EMERVEILLEMENT ET L'INDICIBLE
L'EXIGENCE DE L'AGIR
LE PHILOSOPHE ET L'HISTOIRE
TEMOIGNAGE
PRESENCE DE VLADIMIR JANKELEVITCH

*  *  *

On peut lire sur le site de Libération cet article de R. Maggiori, en date du 30/12/2010


«Ne ratez pas votre matinée de printemps»

Critique

La philosophie virtuose de Jankélévitch à la recherche de l'insaisissable

Par ROBERT MAGGIORI

On tiendrait pour rhétorique la question de la présence de Vladimir Jankélévitch, si, par là, on voulait indiquer la place, notable, qu'il a dans la philosophie contemporaine - que nul ne conteste. On la considérerait plus conjoncturelle, et de bonne guerre, si elle renvoyait à tout un ensemble d'activités (journées d'études, publications…) qui la sauvent des oublis momentanés, et la réactualisent : c'est le cas de Présence de Vladimir Jankélévitch, ouvrage collectif issu d'un colloque à l'ENS (Elisabeth de Fontenay, Lucien Jerphagnon, Frédéric Worms, Alain Le Guyader, Michèle Le Doeuff…), et enrichi de textes du philosophe devenus introuvables.

Quel que soit le sens qu'on adopte, parler de présence à propos de Jankélévitch fait cependant problème. D'abord parce que son nom est bien plus «présent» que son oeuvre. Celle-ci a fleuri dans des jardins étranges où l'on voyait déambuler Plotin et Pascal, Gracian, Fénelon, Bergson, Schelling, Angelus Silesius, saint François de Sales ou Chestov, et jamais les «grands prêtres de la pensée moderne», pas même Freud, Marx ou Heidegger. Désormais elle suscite un fort intérêt, à l'étranger comme en France, notamment chez de jeunes penseurs : mais cela ne fait pas oublier que, longtemps, parce qu'«inactuelle» justement, hors piste, elle resta inaperçue, ignorée… Il est d'ailleurs cocasse de voir tel philosophe faire, encore aujourd'hui, comme si l'oeuvre de Jankélévitch «n'existait pas» et publier des livres sur l'amour ou la morale qu'il eût dare-dare «remis sur le métier» s'il avait su qu'elle existait ! Ici, la présence est donc celle, potentielle, de la ressource minière, du gisement en partie inexploité. «Jankélévitch n'est localisable ni en un lieu, ni dans une niche de la tradition, ni, non plus, à de nombreux égards, dans le débat du XXe siècle», mais, précise Enrica Lisciani-Petrini, «c'est dans cette "extraterritorialité" que résident sa force, l'importance et la nouveauté de sa réflexion philosophique».

«Never more». Si le terme de «présence» messied à Jankélévitch, c'est, ensuite, parce que sa pensée, dont le modèle est la musique, ne s'est pas attachée à rechercher ce qui «est» (présent), un objet tapi dans une cachette ou un réel masqué par les voiles de l'illusion, mais à capter ce qui n'est «presque pas», l'évanescence, l'apparition disparaissante, l'éclair séparant le se-faisant du déjà-fait. On sait fastueuse et virtuose la langue de Jankélévitch : c'est qu'elle doit briller de mille feux pour pouvoir éclairer les niches les plus profondes de l'expérience intérieure, être capable de saisir le moindre mouvement de l'âme, entrevoir ces infimes oscillations de la conscience qui par des je-ne-sais-quoi la font inopinément se raviser, qui muent un geste désintéressé en calcul, une vraie modestie en une fausse, une vertu en une petite-vertu, le bien qu'on veut à l'autre en bien qu'on se fait à soi. Hanté par le mystère de l'irréversibilité, la succession de «never more», d'instants uniques qu'il appartient à chacun de passionner et d'occasions qu'il faut avoir la promptitude de cueillir («ne ratez pas votre matinée de printemps», disait-il : ce sourire était pour vous et vous ne l'avez pas vu, ces yeux vous imploraient, et vous avez passé votre chemin…), Jankélévitch se moquait au fond de ce qui ne fait qu'être là, de ce qui séjourne en bourgeois dans son être et étale sa présence, comme la Beauté qui se contenterait de «poser» et qui incapable d'aimer répéterait «aimez-moi», ou la Bonté qui oublierait d'être bienfaisance : «Une bonté qui ne bonifie rien, une bonté quiescente et paresseuse est comme une flamme qui ne brillerait pas, n'éclairerait personne ni n'échaufferait rien.»

Nolonté et aboulie. Dans la philosophie morale de Jankélévitch, note Arnold Davidson, on ne trouve guère de «substances», mais des opérations (au sens où l'on dit : «le charme opère»), des mouvements, des transfigurations et des transitivités. Il n'y a pas, autrement dit, de valeurs qui préexistent à l'action de l'homme, pas de Bien ni de Mal substantiels dont le «contact» bonifierait ou infecterait la volonté. Le Bien (ou le Mal) n'est pas «présent» comme objet dans le monde, n'est pas de ce monde, ni d'un autre, passé ou à venir : il est, dit Jankélévitch, «un adverbe du verbe vouloir ou un adjectif qualificatif de la volonté», il est une «affaire» du sujet, un «à-faire», et ne serait pas sans une volonté pour le faire. Mais là encore, que de distinctions subtiles ! Comment capter l'instant où la velléité réveille la nolonté et l'aboulie de leur sommeil, où la volonté «qui veut du bout des lèvres» se met soudain à vouloir mordicus ? Comment, entre la frivolité, qui fait semblant de faire, et l'activisme, qui fait pour faire, repérer les formes d'une effectivité courageuse qui fait le bien en dépit de toutes les raisons que donne la raison de ne pas le faire ?

«Métalogique». La philosophie de Jankélévitch a été souvent réduite à des «scintillements éblouissants», déplore Enrica Lisciani-Petrini, qui s'efforce au contraire de la présenter en «science dure et rigoureuse». Il est vrai que, spontanément, si on pose que Jankélévitch «poursuit bien le projet de disposer une philosophie du mystère, de l'insaisissable, de l'ineffable», comme l'écrit Pierre-Michel Klein, on pense qu'il renonce à la conceptualisation. Erreur. Sa force, c'est d'avoir justement tissé les fils surfins d'une «logique de l'irrationnel», baptisée «métalogique».

«Cette métalogique, précise Pierre-Michel Klein, serait dans la sphère de la pensée la forme où s'appréhenderait l'entrevision d'étranges objets d'un certain monde nommé "métempirique", objets à la fois familiers et mystérieux : l'amour, la mort, la méchanceté, la sincérité, la création, et puis bien sûr le temps, et surtout dans le temps le mystérieux "instant". Or ces objets ne sont pas des objets… Ce sont des événements qui adviennent dans le devenir, qui nous surprennent soudainement et puis qui nous retiennent par la force infinie et invisible de leur disparition.» Ils «s'imposent à nos existences», et il arrive qu'ils les changent du tout au tout, parfois par presque rien. Pour les penser, Vladimir Jankélévitch (Bourges, 1903- Paris, 1985) est allé jusqu'à la fine pointe Finisterre de la pensée, là où elle «se brise» : «un millimètre de plus et vous ne pouvez plus rien en dire».