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Engager l’histoire pour l’Histoire : quelle place pour l’artiste dans le théâtre documentaire ? (Loos-en-Gohelle)

Engager l’histoire pour l’Histoire : quelle place pour l’artiste dans le théâtre documentaire ? (Loos-en-Gohelle)

Publié le par Romain Bionda (Source : Françoise Heulot-Petit)

Engager l’histoire pour l’Histoire : quelle place pour l’artiste dans le théâtre documentaire ?

Une journée d’étude organisée par Laurent Coutouly (directeur de Culture Commune Scène Nationale du Bassin minier), Françoise Heulot-Petit et Pierre Rogez (Université d’Artois, Textes et Cultures EA 4028)

 

Culture Commune, Fabrique Théâtrale - Base 11/19, Loos-en-Gohelle

Jeudi 8 décembre 2016

 

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Appel à communications

D’un point de vue artistique, la région Hauts-de-France est marquée par de nombreuses démarches visant à intégrer le territoire (géographique et humain) dans le processus de création. Cette particularité nous invite aujourd’hui à interroger les spécificités de cette approche en l’incluant dans une réflexion sur le théâtre documentaire[1]. Nous inscrivons ce propos dans la continuité, notamment, des travaux menés par Lucie Kempf et Tania Moguilevskaia (Le théâtre néo-documentaire, résurgence ou réinvention ? PUN, 2013)[2] ainsi que des numéros d’Etudes théâtrales consacrés à l’usage du document et au geste de témoigner[3].

Si au départ l’expérience théâtrale d’Erwin Piscator puis la théorisation de Peter Weiss s’appuient sur un positionnement idéologique clair : la revendication d’un contre-pouvoir, nous pourrions aujourd’hui distinguer trois déploiements possibles des formes contemporaines du théâtre documentaire :

  • Un théâtre néo-documentaire qui refuse l’idéologie marxiste. Dans ce cas, propose-t-il une autre idéologie ou au contraire prône-t-il l’absence de point de vue ?
  • Un théâtre qui propose une hybridation des pratiques, qui expose une oscillation permanente « entre objectivité et subjectivité de la démarche, entre positionnement citoyen et délégation du jugement au spectateur »[4].
  • Un théâtre qui invite à une interdisciplinarité en mobilisant des formes qui incorporent le spectateur dans des dispositifs proches de la performance et de l’installation. L’interaction favorise-t-elle alors une approche sensible du réel ?

Nous retiendrons comme point de convergence de ces approches : la convocation des documents, c’est-à-dire un ensemble d’éléments captés du réel mis en résonance. Ce théâtre documentaire propose une dramaturgie qui travaille l’écart, la marge.

La région, marquée par la désindustrialisation et donc par le démantèlement des corporations qui y est lié, a favorisé le développement des démarches documentaires afin de conserver les traces de la mémoire ouvrière. L’expérience de 501 Blues menée par Bruno Lajara et Christophe Martin a été un jalon important de cette approche[5]. Si le théâtre documentaire réinvestit un certain nombre d’expériences qui ont déjà été théorisées, la mémoire ouvrière liée à l’industrie de la région conduit-elle à des formes artistiques particulières ? De quelle manière le témoignage individuel peut-il rendre compte de la pluralité des expériences traversées ? Comment la mise en scène de ces histoires personnelles permet-elle de donner du sens à l’Histoire ?

Le processus de création majeur repose sur l’intégration de la population et de son territoire à travers un protocole de rencontres entre l’artiste et son public potentiel, tout au long du travail. Les artistes réinventent au fur et à mesure leurs dispositifs de rencontre pour permettre des modes de participation de différentes natures. Par exemple, dès 2004 Guy Alloucherie et la compagnie HVDZ mettent en œuvre le dispositif des Veillées, démarche définie par les artistes comme « participatives ». Le principe est de rendre compte d’un territoire ainsi que de sa population à la suite d’une résidence dans une zone géographique délimitée, dans une représentation interdisciplinaire donnant à voir une réalité documentée mise en perspective avec la réflexion propre de l’artiste. Ce théâtre élargit la nature de la participation tant en amont (la caméra capte les paroles, les corps, le cadre de vie des témoins, etc.) qu’en aval de la représentation (l’artiste déjà rencontré dans son quartier devient une figure connue et reconnue). Ce sont autant de mises en voix, de mises en jeu (par des professionnels et/ou non-professionnels) de discussions et de choix dramaturgiques qui s’inscrivent dans le processus de création et qui interrogent la responsabilité d’un auteur et d’un metteur en scène. Comment la réception des spectateurs met-elle en place une certaine émancipation par la réappropriation territoriale d’une culture commune ?

D’un point de vue dramaturgique, comme l’avance Weiss, le théâtre documentaire a pour « objet exclusif […] la documentation sur un sujet ». En partant du matériau, l’écriture s’articule au réel dans un souci informatif qui légitime le processus de création. Dans ce matériau, notre intérêt va se porter essentiellement sur la collecte de témoignages. Ce processus s’apparente à un acte de glanage de la parole[6] au sens où la parole n’est jamais que ce qui reste de la mémoire et la collecte travaille aussitôt à une réappropriation dans un but précis. Pour Paul Ricoeur, cet acte de parole imprécis est moteur du « soupçon [qui]  se déploie [...] le long d’une chaîne d’opérations qui commencent au niveau de la perception d’une scène vécue, se continue à celui de la rétention du souvenir, pour se focaliser sur la phase déclarative et narrative de la restitution des traits de l’événement»[7]. A contrario pour l’artiste ce « soupçon » peut être un creux possiblement comblé par l’acte créatif. Ainsi le glaneur de mémoire a besoin de capter la parole collective pour nourrir sa création et l’inscrire dans une communauté. Que devient alors le statut de la parole collectée ? Le déplacement de son cadre d’origine en fait-elle un simple objet de contemplation ou au contraire ce déplacement donne-t-il un sens nouveau à cette parole ? Est-elle « muséifiée », au sens de Rancière, perdant toute inscription politique ? Quand passe-t-elle du statut d’extrait du réel à un élément constitutif d’une fiction ? Comment s’élabore l’idée d’un personnage bien distinct de l’humain rencontré ? Qu’en est-il du statut de l’acteur ? Comment est-il perçu par « l’habitant »[8] qui a donné sa parole ? Quel processus de réappropriation ou de déception cette incarnation propose-t-elle ?

Si le théâtre documentaire définit précisément son mode de collecte, les créations contemporaines s’appuient sur des protocoles différents : des résidences d’artistes font se rencontrer l’auteur, le metteur en scène et le territoire (une population, des personnes légitimées par le groupe, des acteurs de la vie sociale – associations, politiques, etc.) dans des dispositifs d’échanges variés. Parfois, la caméra vient capter, au-delà de l’échange, le lieu de vie auquel s’identifient fortement les habitants dans une relation peut-être déjà plus distante que le simple face-à-face de l’échange dialogué.

Que devient la place de l’artiste dans ce type de création « sous contraintes » ? Comment a-t-il développé un lien intime avec le territoire et les témoins ? Dans quelle mesure cette intimité s’articule-t-elle à sa liberté de création ? Comment ce type de travail nourrit-il son écriture d’auteur ? Il semblerait bien que l’expérience partagée, le moment de la rencontre, puissent laisser des traces dans la mémoire d’un auteur et dans la construction de son œuvre. Entre imprégnation et désir de dire, l’acte d’écrire devient acte d’engagement davantage que théâtre engagé. Il y aurait un glissement de la notion d’engagement au contact du théâtre documentaire de sorte que si le théâtre engagé « accompagne les luttes [sociales] et les mouvements [contestataires] [ou] oppose à l'inertie d’une époque d’autres perspectives, dissidentes. »[9], le théâtre documentaire, quant à lui, implique l’engagement du corps de l’artiste et de son art dans un positionnement chaque fois réinventé des modalités de sa présence. Comment formuler la responsabilité de l’artiste vis-à-vis de la population mobilisée ? L’artistique ne risque-t-il pas de se dissoudre au contact du dispositif documentaire ?

Au-delà du processus, qu’en est-il de la nature des textes produits ? Leur publication est-elle envisageable ? Peuvent-ils être re-créés en dehors de leur région d’origine ? Peuvent-ils constituer un répertoire qui s’autonomise du régionalisme ? Et produire par-là, comme le disait Benjamin « des pièces à conviction pour le procès de l’Histoire »[10].

Enfin, de quelle manière cette mémoire populaire inscrite dans une histoire nourrie de fiction peut-elle s’élargir, se déplacer, être transcendée pour trouver sa place dans l’Histoire ?

Ce sont autant de questions que la rencontre entre des artistes fortement inscrits régionalement et des théoriciens pourra enrichir.

 

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Les propositions (titre, résumé en français de 300 signes), une brève notice bio-bibliographique sont à envoyer par mail jusqu’au 15 septembre 2016, aux adresses suivantes :

 

francoise.heulotpetit@gmail.com

pierogez@gmail.com

 

Après la sélection, les candidats recevront une notification avant le 15 octobre 2016.

 

[1]           Cette journée s’inscrit à la suite d’un certain nombre de travaux, et notamment sur la question de la mémoire, la journée d’étude La marionnette surexposée, quelle réalité fantôme pour dire les guerres ? Du musée à la scène, et réciproquement…, co-organisée par Françoise Heulot-Petit et Isabelle Roussel-Gillet, le 25 février 2016, à l’Université d’Artois à Arras.

[2]           Nous renvoyons à l’introduction de l’ouvrage pour la revue de littérature sur le théâtre documentaire.

[3]           Véronique Lemaire, Jean-Marie Piemme (dir.), Usages du « document ». Les écritures théâtrales entre réel et fiction, revue Etudes théâtrales, N°50, 2011. Ainsi que Jean-Pierre Sarrazac, Catherine Naugrette et Georges Banu (dir.), Le geste de témoigner : Un dispositif pour le théâtre, revue Etudes Théâtrales, N°51-52, 2011.

[4]           Lucie Kempf et Tania Moguilevskaia, Le théâtre néo-documentaire, résurgence ou réinvention ? PUN, 2013, p.17.

[5]           Mise en scène et dramaturgie de Bruno Lajara, texte de Christophe Martin, Création 2001. Ce spectacle a été créé à partir de la parole des ouvrières licenciées de l’usine Levis de La Bassée en 1998 et interprété par celles-ci.

[6]           À l'instar de l'approche d’Agnès Varda dans Les glaneurs et la glaneuse, 1999.

[7]           Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 202.

[8]           Songeons au film éponyme de Raymond Depardon sorti en salle cette année ainsi qu'à son ouvrage Les Habitants, Vérone, Seuil, 2016.

[9]             Olivier Neveux, Théâtre en lutte, Paris, La Découverte, 2007, p. 14.

[10]          Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2007, p. 32.