Édition
Nouvelle parution
E. Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard.

E. Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard.

Publié le par Marc Escola

Eve Kosofsky Sedgwick

Épistémologie du placard

trad. de l'anglais (EU) par Maxime Cervulle

Éditions Amsterdam

2008

260 p.

23 €

Parution 07/05/2008
ISBN 9782354800031
EAN 9782354800031

Lorsqu'il fut publié pour la première fois aux États-Unis en 1990, Épistémologie du placard devint immédiatement un classique qui, aux côtés des travaux de Judith Butler et Teresa de Lauretis, posa les termes de ce qui serait bientôt connu sous le nom de « théorie queer ». Dans cet ouvrage de référence, Eve Kosofsky Sedgwick affirme que l'ensemble de la culture occidentale moderne s'articule autour du binarisme homo-/hétérosexuel et que celui-ci affecte les binarismes qui structurent l'épistémologie contemporaine tels que savoir/ignorance, secret/révélation, privé/public ou santé/maladie. S'appuyant sur de nombreux textes datant de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles (Wilde, Proust, Nietzsche, Melville et James), elle traque l'émergence des nouveaux discours institutionnels taxinomiques (médical, légal, littéraire, psychologique) qui produiront en miroir les figures de « l'homosexuel » et de « l'hétérosexuel », au détriment des multiples différences au coeur des sexualités.


Eve Kosofsky Sedgwick est Distinguished Professor au Graduate Center de la City University de New York. Elle est notamment l'auteur de Between Men: English Literature and Male Homosocial Desire (1985), Tendencies (1993) et Touching Feeling : Affect, Pedagogy, Performativity (2003).

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On trouvera sur le site laviedesidees.fr un article sur cet ouvrage:

"Dire sa sexualité", par Mathieu Trachman.

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On pouvait lire dans Le Monde des livres (daté du 30/5) un premier article sur cet ouvrage:

"Bienvenue dans le placard", par J.-L. Jeannelle

"Comment faire de vos enfants des homosexuels ?" ("How to bring your kids up gay"), "Jane Austen et la masturbation des jeunes filles" ("Jane Austen and the Masturbating Girl") : comme en attestent les titres de ses articles, Eve Kosofsky Sedgwick, l'une des figures pionnières de la théorie queer, se distingue par son sens de la formule et de la provocation.

Son texte le plus célèbre, initialement publié en 1990, vient d'être traduit sous le titre : Epistémologie du placard. Que reste-t-il aujourd'hui de ces lectures queer de Proust, Melville, Wilde ou James, parues il y a près de vingt ans, alors que le sida décimait le milieu homosexuel et que la bataille contre la droite américaine faisait rage ?

Le livre rebutera peut-être par sa rhétorique universitaire et ses renvois à des débats un peu datés. Reste l'essentiel : une analyse du savoir comme "champ magnétique du pouvoir" d'une étonnante actualité. Sedgwick ne se contente pas de prêcher l'évangile queer (aimez-vous différents les uns des autres) : elle décrit la crise endémique de la sexualité depuis la fin du XIXe siècle, qu'elle amplifie en faisant du "placard" non plus une métaphore désignant la double vie de l'homosexuel honteux, mais un dispositif sous-jacent à toutes les identités sexuelles.

SECRET DE POLICHINELLE

Selon l'auteur, être dans le placard ou faire son coming out constituent deux types de performances complexes, qui ne se résument ni à l'absence complète d'information d'un côté ni à sa divulgation pure et simple de l'autre. Tel Charlus dans la Recherche, l'homosexuel dans le placard croit bénéficier d'un savoir exclusif. Il croit que l'ignorance de "ceux qui n'en sont pas" le protège, alors qu'elle fait de son secret de polichinelle une révélation dont ils disposent à son insu. Paradoxalement, la sortie du placard n'apporte pas la libération attendue : chaque nouvelle rencontre oblige l'homosexuel à répéter son geste. L'ignorance d'autrui pèse toujours sur lui comme une double contrainte : celle d'avouer à nouveau son secret (au risque d'en faire trop) ou de rester dans l'implicite (au risque de passer pour honteux). Aussi la violence homophobe ne vient-elle pas d'un savoir dont disposeraient les individus "normaux", mais de leur prétendue ignorance : une ignorance qui s'exerce en toute impunité contre celui dont la sexualité, même lorsqu'elle est révélée, est encore réduite à un secret de notoriété publique ("c'est votre vie privée").

Etudier le placard conduit dès lors à s'intéresser autant à ceux qui imposent le secret de l'extérieur qu'à ceux qui s'y trouvent enfermés. C'est sur ce point qu'Epistémologie du placard se révèle un ouvrage fondateur : loin de s'en tenir à une réflexion d'intérêt "communautaire", Sedgwick y insiste sur la double incertitude qui pèse sur tous les hommes : inquiétude de l'hétérosexuel sur la nature ses rapports homosociaux (amitié, pratiques sportives, direction spirituelle, rivalité professionnelle...) et angoisse de celui qui "en est" - ou que l'on dit en être - sur la violence dont il peut faire l'objet à tout moment. La célèbre nouvelle de Melville, Billy Budd, offre un cas exemplaire de cet état de "panique homosexuelle masculine", devenu depuis le XIXe siècle le principal moyen de réguler les liens entre hommes. Mais c'est avec La Bête dans la jungle, de Henry James, que l'analyse de Sedgwick se fait la plus subtile et la plus captivante. Car peu importe de savoir si John Marcher, le héros de cette nouvelle, est homosexuel ou non, l'essentiel est bien que son rapport au "secret" obéisse précisément à la logique du placard et que son amie May Bartram lui permette avant tout de se soumettre (pour la façade) à l'impératif hétérosexuel. La révélation finale de ce célèbre récit ("L'aimer, voilà quelle eût été l'issue") ne peut donc survenir qu'au pied de la tombe de la jeune femme, au moment même où Marcher croise le regard bouleversant d'un étranger. Placé au croisement d'un désir homosexuel dénié et d'une relation hétérosexuelle reconnue obligatoire lorsqu'elle est devenue impossible, le héros de Henry James illustre toutes les tensions d'un désir masculin fondamentalement instable.

Pour ceux à qui une telle interprétation paraîtrait excessive, Sedgwick rappelle qu'il n'est qu'un seul péché contre l'Esprit : lire des textes littéraires sans se mettre en danger, et écrire sans s'exposer soi-même."