Questions de société

"Dissidence obstinée" (site Poolp - 24/05/09)

Publié le par Bérenger Boulay

Sur le site du collectif Poolp:

Dissidence obstinée

C'estau moment où la lutte s'intensifiait et se radicalisait et quel'épreuve de force s'engageait véritablement avec le gouvernement, quele mouvement contre la Loi LRU finirait donc par s'essouffler, lesétudiants recouvrant soudain la raison et les personnels universitairesleur conscience professionnelle ?
C'est au moment même où unexécutif jusqu'alors figé dans le dédain commençait à s'inquiéter decette révolte, jusqu'à la montée au créneau du 1er ministre et auxprovocations des présidents d'universités appuyées sur lesinterventions des forces de l'ordre, qu'étrangement, les votes des AGdébloquent les universités les plus mobilisées, dont Lille III et lesuniversités parisiennes.
Cet essoufflement n'a rien de spontané,l'hémorragie ne doit rien à une compulsion de répétition naturelle pasplus qu'à la révélation soudaine pour les étudiants en lutte que le jeun'en vaut plus la chandelle, car quelques jours plus tôt ces mêmes AGétaient plus déterminées que jamais, comme l'attestaient les votesmassifs de reconduite des piquets de grève. Il faut plutôt y voir unétouffement progressif non seulement par la répression et la menacemais aussi par l'entremise d'un deus ex machina de la lutte :l'appel de quelques organisations syndicales toujours promptes aprèsun 1er échec à la veille des vacances de Pâques, à proposer leurssolutions raisonnables de sortie de crise.

Il faudrait être biennaïf pour croire que la poursuite des piquets à Toulouse, relève d'uneforme de jusqu'au-boutisme endémique lié à un contexte socio-économiquelocal spécifique associant par exemple dans la vulgate de droite :quartier sensible et fac poubelle. Si le Mirail reste avec d'autresuniversités (Aix Marseille-I, Amiens, Caen, Nancy-II et Reims), un desdernier bastions de la contestation et tient toujours ses piquets, celatient aussi à l' « autonomie » de pensée et de décision, àl'indépendance obstinée que depuis des années une large partie despersonnels et des étudiants a su cultiver face au pouvoir desdirections syndicales. Au fil des combats, de plus en plus depersonnels ont compris que les trublions non syndiqués jetés à lavindicte des militants poursuivaient un seul objectif : celui d'uneconvergence de lutte entre les diverses catégories de personnels et lesétudiants, en débordant les incantations de façade pour la trop fameuse"unité syndicale" qui cachent mal les stratégies purementcatégorielles. Même si chacun sait combien ce libre arbitre devientplus difficile à tenir lorsque s'engage l'épreuve de force. Aprèsl'exclusion des "ultra", vient toujours le moment où une organisationexige que ses contradicteurs, a fortiori en interne, rentrent dans lerang. Ce dont on ne peut la blâmer, car tout groupe constitué etinstitué assoit sa cohésion sur l'allégeance sans cesse renouvelée àune "cause" commune, une croyance fédératrice. Les débats animés,parfois houleux, consentis à la base ne faisant que renforcer cesentiment grégaire: l'organisation est plus forte que l'individu, ellelui assure un giron protecteur salutaire dans la prise de risque de lagrève, même si le prix à payer reste la soumission.
Cet espritfrondeur s'exprime bien entendu à l'intérieur même des syndicats. Ilsemble peu actif dans d'autres universités toulousaines, encore moinsdans les universités parisiennes. Il suffit pour s'en convaincred'assister à une CNU dans la capitale pour constater que ces lieux dedécision soi-disant démocratiques n'autorisent qu'un débat de façade etse résument à la mise au vote de textes élaborés au préalable par lescomités de lutte locaux, représentés par une tribune qui n'est jamaisvotée et n'affiche ses appartenances syndicales que lors de débuts desession "troublés" par quelques irréductibles montés de province et quis'émeuvent encore de voir une tribune noyautée à 80% par la mêmeorganisation. Qu'on ne se méprenne pas, il ne s'agit pas de stigmatiserici des militants de base,  de la bonne foi desquels on ne peut douter,et qui sont engagés dans la lutte aux côtés de personnels non syndiquésou adhérents de syndicats plus radicaux, mais de questionner la placeet le rôle des directions syndicales et de certains de leursreprésentants qui n'assument plus leur fonction de contre-pouvoir faceà des gouvernements incompétents et arrogants ayant déclaré unevéritable guerre de classe, dont témoigne le passage en force de cescontre-réformes de l'université en dépit de l'opposition unanimes despersonnels et étudiants, toutes tendances politiques confondues.L'université n'étant ici qu'une illustration de ce qui s'est joué auniveau national en ce printemps 2009. A coups de JDM [1], lessyndicats et le pouvoir politico-financier et patronal ont fort biengéré la crise… jusqu'à cette question bien encombrante, la seule peutêtre de nature à inquiéter le pouvoir, de la non tenue des examens.

Cetteépreuve de force, engagée par les universités les plus mobilisées,notamment à l'appel des 9ème et 10ème CNU, est parvenue à pousser legouvernement dans ses derniers retranchements. Il  faut dire que ladésobéissance d'une poignée d'universités à ce stade de la lutte revêtplus de force au moins symbolique et constitue un levier d'actionautrement plus efficace et inquiétant pour le pouvoir que des milliersde manifestants défilant en cortèges bien policés derrière des slogansconsternants de généralité, évitant le mot d'ordre « Abrogation de laloi LRU », jugé trop radical…
Un léger vent de panique a soufflé surles ministres, comme l'attestent les propos tenus par la ValériePécresse lors de sa dernière intervention dans les médias, le 16 mai,deux jours avant de recevoir l'ensemble des organisations syndicalesétudiantes : « Il faut mettre en place un plan de rattrapage surmesure et mettre les bouchées doubles pour tenir un maximum d'examenavant juillet ». La motivation affichée, « pour le bien des étudiants les plus fragiles »cache mal l'enjeu fondamental de ce rattrapage, lorsque la question dujournaliste évoquant l'amertume des universitaires la pousse malgréelle à évoquer le processus « irréversible » de l'autonomie: « Revenirsur la réforme de l'autonomie, sur cette formidable marque de confiancevis-à-vis de l'université, qui va lui permettre de devenir l'égale desgrandes écoles (sic), ce serait une fatale erreur et c'est une erreurque l'on a commise depuis 25 ans. Il ne faut pas la reproduire » (source : France-Info).

Laquestion des examens n'est pas anodine, elle est, depuis 1968, le noeudgordien de tout mouvement de grève dans l'Education nationale, commel'a encore démontré l'échec de 2003 contre la réforme des retraites,les organisations syndicales ayant appelé à « sauver le Bac ». Dans lecadre du mouvement en cours, elle met en lumière la logiqueartificieuse de la défense à tout prix d'un système d'évaluation devenuune coquille vide, un jeu purement formel. Un didacticien desmathématiques (marxien), Guy Brousseau, a très bien analysé en sontemps ces glissements du sens par lesquels le moyen finit par aspirerle but pour générer un effondrement du processus d'apprentissage. ALyon 2, des étudiants ont dénoncé, lors d'une occupation de laPrésidence le mardi 19 mai, le fait que des cours soient mis en ligne 2jours avant la tenue de l'examen. Il est évident que cette parodie detransmission de « contenus » n'a plus rien à voir avec de la pédagogiemais tout à voir avec de la démagogie. Derrière la façadecompassionnelle de l'intérêt supérieur des étudiants, elle parachèvejusqu'en ses tréfonds les plus fallacieux la logique del'instrumentalisation (de la « prise en otage ») de ceux qu'elle estcensée servir. Cette mise en scène a pour seul but de justifier latenue des examens et de satisfaire à l'injonction ministérielle.

« Les universités s'organisent pour « sauver l'année » titre l'Express le 20 mai, en précisant « Lafermeté de la ministre de l'Enseignement supérieur Valérie Pécresse,qui a refusé toute validation automatique ou annulation du secondsemestre, a payé: presque partout, des diplômes seront décernés aprèstenue d'examens et session de rattrapage ». Personne n'est asseznaïf pour penser que cette mise au garde à vous de personnels etd'étudiants plus que jamais déterminés à en découdre après 4 mois degrève a pu se réaliser sur la seule pression autoritaire d'une ministreet d'un 1er ministre, même relayée par des médias serviles.Il faut pour que se déroule le scénario d'une telle pantomime, qu'unpouvoir s'appuie sur des relais sans faille, des intermédiaires deconfiance : ce sont les spécialistes du dialogue, de la recherche ducompromis, de la négociation, de la tractation, bref du marchandage. Ces bureaucrates que dénonce J-J Lebel, ces chantres de la lutte durable qui vendent tout et se vendent au plus offrant, fidèles au principe de cogestion mis en place par Edgar Faure au lendemain de mai 68.
Lesuniversitaires contraints de jouer ce jeu de dupe, seront conduits àdistribuer des notes de complaisance qui viendront parachever laduplicité de cette mise en scène politico-médiatique. On aura sauvé laface, mais pour défendre quels intérêts ? La tenue de parodies de courset d'évaluations en catastrophe pour soi disant Sauver l'Université, apour seul mérite d'autoriser la prise de conscience et de poser cettecertitude dont personne n'a le courage de parler: nous avons perdu 4mois, nous avons lutté pour RIEN.
Les étudiants qui ont porté  cettelutte apprécieront que leurs compagnons de combat se couchent ainsi auxpremiers émois d'une ministre en quête de promotion personnelle,sifflent la fin de la partie et les convient à regagner la place qu'ilsont été autorisés à quitter l'espace d'une récréation. Il y a dans cerappel aux statuts, dans cette reprise de pouvoir une violence absoluequi justifierait à elle seule une insurrection étudiante. Il resterapour tous ceux qui la vivent et la subissent, la certitude inaliénableque tout enseignant, pour être «supposé Savoir » est avant tout« supposé Pouvoir », autrement dit institué comme un expert del'exercice autoritaire et de la gestion administrative et pédagogiquede la soumission à l'autorité, un « ensaignant » en somme. Même auroyaume de la culture, « nous nous croyons toujours nous autres dans unharas », c'est toujours la biologie qui distribue les cartes, celle quifonde l'esprit de caste.

Enopposition à ce scénario du renoncement, la non tenue des examens aussidiscutable et inacceptable soit-elle, a au moins le mérite de laclarté. La grève souhaitée par les enseignants-chercheurs pour sauverleur statut, renforcée et amplifiée par les étudiants et les personnelsen lutte depuis plus d'un an contre la Loi LRU a conduit au seul moded'action permettant la mobilisation : les piquets de grève, lasuspension des enseignements et l'ouverture de la fac à des activitésalternatives : forum, débats, concerts, actions d'occupation et deblocage économique… Le mépris affiché par le gouvernement face à cetterébellion sans précédent a conduit à une situation de blocage, que ledéni actuel ne pourra jamais contourner : il est impossible d'évaluerdes enseignements qui n'ont pas eu lieu ! Sauf à réduire un semestre à2 ou 3 semaines de reprise de contact, tout en diffusant des cours surinternet… Voilà donc le plan de rattrapage « sur mesure » avec« bouchées doubles » (autrement dit le grand gavage organisé) imposépar la ministre. Belle gestion économique de la crise et superbedémonstration de la logique comptable préconisée par l'OCDE pour développer l'économie du savoir  dans la University Inc.La grève n'a rien à faire de ces mesures, de ces espaces et de cetemps, la grève est une suspension. Elle pose la rupture du flux tendu,pour lui substituer le maelstrom souple, la pâte à modeler re-créativedes jeux du possible. Elle est au final une forme d'ingénieriedidactique radicale qui prend le risque d'assumer enfin les grandsprincipes exposés à longueurs de cours, d'articles, de colloques, parces experts "spécialistes" de l'enseignement et de l'apprentissage quesont les historiens, les philosophes, les sociologues, les psychologuesetc… L'appropriation des savoirs se nourrit du temps de la relationpédagogique, faite de partages, de progression et régression, de fluxet de reflux, de tension et de flexion, de pulsion et de raison… c'estle temps du symbole et du langage, le temps long du développement, queles sociétés humaines ont lentement érigé en principehistorico-culturel, parfois démocratique et républicain, en inventantles institutions éducatives, acte sémiotique et symbolique qui est peutêtre le seul ressort de l'évolution qui nous distingue encore desautres êtres vivants et fonde le fait humain.
La tenue des examens est bien le noeud gordien de la lutte.
Le récit de la dernière AG de Lille IIIatteste de l'âpreté des combats menés et de l'amertume de leursdénouements. Car, si l'on excepte la question de la propriétéintellectuelle, qui mériterait un long développement, le diplôme est leseul bien matériel, quantifiable que produit l'université. En filtrerla production constitue un blocage économique aussi efficace que celuid'une rocade ou d'une voie ferrée. Que cette arme se retourne contreceux qui la brandissent et qu'elle est censée servir (les étudiants etles personnels) n'est pas plus paradoxal que de bloquer la mobilitéd'usagers des transports, de la poste ou de l'énergie… au nom de ladéfense de la liberté de circulation dans un service public. En quoicela serait-il plus condamnable ? L'organisation des évaluations estbien la clé du déblocage et donc de la fin de la grève et ce quellesqu'en soient les modalités, car la tenue d'un seul examen nécessite unvote de déblocage. On a vu ainsi Paris III voter une levée des piquetspour laisser s'appliquer le calendrier aménagé, tout en annonçant uneAG pour le 3 juin… avec l'objectif d'une reprise du mouvement durantl'été ? Tout ceci ne fait guère illusion. L'histoire (1968, 2003…) nousapprend qu'un mouvement de contestation qui achoppe sur la question desexamens ne redémarre pas au mois de juin et encore moins au mois deseptembre…

Pour le moment, cette reprise des activités a eu surtout pour effet de permettre un nouveau passage en force, celui des projets de décrets instaurant la « masterisation »(publiés le 19 mai, le jour même où Paris IV votait la fin du blocage àla veille du long week-end de l'ascension, ils doivent passer en ComitéTechnique Paritaire Ministériel le 27 mai et au Conseil Supérieur de laFonction publique le 12 juin) et ceci sans réaction des IUFM et dessyndicats sans doute trop occupés par la mise en place des calendriersde rattrapage… un passage en force qui révèle du coup la mascarade de la commission Marois-Filâtre.
Faceà ce que Maria Stavrinaki, (membre de la CNU et maître de conférencesen histoire de l'art contemporain à la Sorbonne-Paris 1) considèrecomme des méthodes de voyous etqu'il faudra bien se résoudre à dénoncer comme des pratiques mafieuses,il est donc temps de faire un de ces choix cornéliens qui ne vouslaisse pas plus en paix après qu'avant la décision mais vous donne aumoins la conviction que vous ne pouvez plus reculer. Le nôtre est à lamesure de ce principe intangible d'Université, dans lequel Plinio Prado retrouve « un principe de résistance critique, de dissidence, qui doit s'affirmer à l'occasion comme principe de désobéissance civile » : il nous faut poursuivre la lutte !

Quand bien même uneseule université resterait bloquée jusqu'à l'été, elle se doit depousser ce principe de dissidence à son terme. Car si l'on connaîtl'issue d'un déblocage et d'une soumission à l'injonction ministériellerelayée par ses chiens de garde administratifs et syndicaux, par contrenul ne connaît celle d'une désobéissance qui mènerait jusqu'auxvacances et donc au mois de septembre. Face à l'offensive dedestruction portée par la loi LRU et de ses avatars, face auxinjonctions à tenir les examens et aux menaces d'interventionspolicières, une université en grève et donc une université vivanterestera toujours un lieu de survie, un espoir précieux qu'il fautdéfendre. Nous sommes dans le temps de l'activité humaine, chère à lapsychologie historique et culturelle [2], activité que régitl'ordre du symbole et de l'imaginaire… la quantification, lamassification, l'amplification ne font plus rien à l'affaire. C'estcette même constance utopique, qui apparaissait à beaucoup biendérisoire, qui animait les fondateurs du site Poolp à la fin de l'année2007. On sait ce qu'il en est advenu un an plus tard avec cette grèvehistorique contre la loi Pécresse, entrée maintenant dans sa 16èmesemaine !
Si le Mirail devait être ce dernier bastion et devaitdéfendre une chance même infime de raviver le feu de la révolte àl'automne, alors nous devons en être. Il est des appels qui ne prennentleur sens que dans les causes apparemment perdues, dans ces combatsdésespérés où le poète lisait une forme supérieure de la critique.
Qu'encette fin du mois de mai, une poignée de 6 universités en grève nepuisse se résoudre, même au nom de la tenue d'examens bidons, àaccepter l'inacceptable, voilà qui redonne tout son sens à un appeltrop souvent galvaudé et voilà qui nous oblige aujourd'hui à le lancer: RÉSISTANCE !

Notes
[1] Journée de Mobilisation : voir le billet de Sébastien Fontenelle (sur l'ancienne version de son blog « Vive le feu ! » sur Bakchich)
[2] voir notamment L-S. Vygotsky  et I. Meyerson.