Édition
Nouvelle parution
Diderot, Oeuvres philosophiques (Pléiade)

Diderot, Oeuvres philosophiques (Pléiade)

Publié le par Marc Escola

Denis Diderot
OeUVRES PHILOSOPHIQUES

BIBLIOTHÈQUE DE LA PLÉIADE 1472 pages, 16 ill. - 57,50 €

OeUVRES PHILOSOPHIQUES : Pensées philosophiques - Promenades de Cléobule - Lettre sur les aveugles - Lettre sur les sourds et muets - Pensées sur l'interprétation de la Nature - Le rêve de d'Alembert - Principes philosophiques sur la matière et le mouvement - Réfutation d'Helvétius - Entretien d'un philosophe avec Mme la maréchale de *** - Essai sur les règnes de Claude et de Néron [2010]. Édition publiée sous la direction de Michel Delon avec la collaboration de Barbara De Negroni, 1472 pages, 16 ill., rel. peau, 105 x 170 mm. Collection Bibliothèque de la Pléiade (No 565), Gallimard -ess. ISBN 9782070116423.
Parution : 18-11-2010.

« Je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer. »

L'aveu liminaire des Pensées sur l'interprétation de la nature dévoile en partie le projet philosophique de Diderot, en même temps que sa relation au lecteur. Son propos n'est pas d'ordonner le monde, mais d'en refléter le caractère ondoyant, insaisissable. Si le réel, « cet immense océan de matière » où les formes apparaissent et se défont sans cesse, échappe à l'emprise de la raison, alors il faut, pour l'approcher au plus près, inventer une écriture capable de saisir la diversité de l'être. Diderot écarte l'idée même d'un savoir achevé, qui impliquerait l'existence d'un entendement divin. Il récuse tour à tour l'abstraction métaphysique et la philosophie rationnelle, qui méconnaît la sensation.

Sa démarche est fondée sur l'observation des faits et l'enchaînement des conjectures. Vouée à l'incertitude, elle n'en poursuit pas moins sa quête interminable : elle « ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail  ; mais elle travaille sans relâche ». Le sens se dérobe sous « la multitude infinie des phénomènes de la nature ». Comprendre, c'est encore interpréter.

Le sujet lui-même se démultiplie – « naître, vivre et penser, c'est changer de forme » –, au point de disparaître – « Je suis transparent », déclare le Philosophe à la Maréchale – sous la superposition des discours : traductions, lettres, essais, dialogues, réfutations...

Pas plus que Diderot ne se reconnaît dans son portrait par Van Loo, les Oeuvres philosophiques ne font système. Elles tentent inlassablement de capter, dans un jeu de miroirs, une vérité partielle, éclatée. De Pascal à Rousseau en passant par Helvétius, l'auteur se définit en se confrontant  ; il multiplie les masques – tour à tour d'Alembert ou Sénèque –, les emprunts, les citations  ; touche-à-tout insatiable que la postérité n'a eu de cesse de réduire à telle ou telle de ses figures successives : sceptique, athée, matérialiste... La présente édition, en posant les principaux jalons de l'oeuvre philosophique – les Pensées datent de 1746, l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron de 1778 –, immobilise une instabilité de principe, sans interrompre pour autant la circulation du sens. Il appartient au lecteur, comme l'a voulu Diderot, de rétablir les liens entre ces textes épars, afin de les faire vivre et résonner entre eux.

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On peut lire sur le site BibliObs.com cet article de Ph. Sollers, sous le titre "Diderot bouge encore".

"Le 7 juillet 1746, le Parlement de Paris condamne un livre à être «acéré et brûlé, comme scandaleux, contraire à la religion et aux bonnes moeurs». Le volume est faussement publié à La Haye, «aux dépens de la Compagnie», et il circule sous le manteau, sans nom d'auteur. Ce dernier a 33 ans, et fera beaucoup parler de lui par la suite. Il s'appelle Denis Diderot, son livre s'intitule «Pensées philosophiques», et il porte sur la page de titre cette inscription en latin: «Ce poisson n'est pas pour tout le monde.» En effet, et la censure l'a vite compris, comme elle le comprendra devant le plus dangereux des livres: l'«Encyclopédie».

Pour tous ceux qui, à l'époque, complotent pour un changement d'ère, Diderot est «le Philosophe». Drôle de philosophe, aussi éloigné des saints de la profession ancienne que des bavards sociaux d'aujourd'hui. L'auteur des «Bijoux indiscrets», de «a Religieuse», du «Neveu de Rameau», de «Jacques le fataliste» est d'abord un tourbillon en acte. Il est partout et nulle part, c'est une effervescence incessante. Comme le dit très justement Michel Delon, «son style est celui du harcèlement ou de la guérilla qui change sans cesse de place, qui récuse toute position définitive». Ou encore, parlant des nombreux emprunts ou des citations à la Montaigne de cet écrivain turbulent: «Diderot ne laisse pas seulement apparaître les pensées qui le constituent, il déploie sa propre pensée en recourant à l'altérité.» Il bouge, Diderot, il a des identités rapprochées multiples, il dérive, il dérape, il dialogue. La pensée est une conversation continuelle, un grand roman fourmillant. «Une seule qualité physique, dit-il, peut conduire l'esprit qui s'en occupe à une infinité de choses diverses.» Penser, c'est faire de la musique, danser, donner des coups, détruire la suffisance ignorante de tous les pouvoirs. Ecoutez Catherine de Russie après ses rencontres avec «le Philosophe»: «Votre Diderot est un homme extraordinaire, je ne me tire pas de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires.» Il aurait mieux valu, pour la monarchie française, se laisser taper sur les cuisses par cet insolent, plutôt que de persécuter les Lumières et les envoyer en Russie ou en Prusse. Temps héroïques, où les écrivains étaient bannis et leurs écrits «acérés», ce dont ne semblent plus avoir la moindre idée les pâles Français actuels.

Lisez ça: «J'écris de Dieu ; je compte sur peu de lecteurs, et n'aspire qu'à quelques suffrages. Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n'être que mauvaises ; mais je les tiens pour détestables, si elles plaisent à tout le monde.» A part la «ettre sur les aveugles» (prison pour l'auteur) et le trop peu connu «Essai sur les règnes de Claude et de Néron» (où Diderot célèbre Sénèque), le livre le plus fantastique de ce recueil est «e Rêve de d'Alembert», chef-d'oeuvre surréaliste. D'Alembert dort et délire, Mlle de Lespinasse, sa maîtresse, note ce qu'il dit dans son rêve, le médecin Bordeu, en bon analyste, interprète le tout. C'est fou, c'est merveilleux, la pensée pense sa continuité souterraine, celle des «cordes vibrantes» dont nous sommes faits ainsi que le monde. C'est du clavecin endiablé, mais «'instrument philosophe est sensible, il est en même temps le musicien et l'instrument». Au passage, Mlle de Lespinasse se voit administrer une rude leçon froide sur la sexualité et les effets funestes de la continence. Elle accepte avec complaisance les démonstrations du prophétique docteur Bordeu, et déclare «qu'il n'y a aucune différence entre un médecin qui veille et un philosophe qui rêve». Conclusion révolutionnaire: «Il n'y a qu'une vertu, la justice ; qu'un devoir, de se rendre heureux ; qu'un corollaire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort.»"

Philippe Sollers

Oeuvres philosophiques, édition établie par Michel Delon avec Barbara de Negroni, Gallimard, La Pléiade, 1472 p., 57,50 euros (jusqu'au 28/02/2011, ensuite, 65 euros).

Source : « le Nouvel Observateur » du 23 décembre 2010