Questions de société

"Démontage de l'Université, guerre des évaluations et luttes de classes", par Y. Citton (Rili - 29/09/09)

Publié le par Bérenger Boulay


L'histoire du démontage de l'Université publique américaine que propose Newfield permet par comparaison et anticipation de mieux situer les enjeux idéologiques et politiques des « réformes » que l'on voudrait imposer en France. Deux autres ouvrages récents invitent, selon Yves Citton, à chercher la vraie réforme en cours là où on ne l'attendait pas.

À propos de Christopher Newfield, Unmaking the Public University, de Guillaume Sibertin-Blanc et Stéphane Legrand, Esquisse d'une contribution à la critique de l'économie des savoirs, et de Oskar Negt, L'Espace public oppositionnel.

Yves Citton enseigne la littérature française du XVIIIe siècle à l'université de Grenoble au sein de l'umr LIRE (CNRS 5611). Membre du comité de rédaction de la revue Multitudes, il a récemment publié chez éditions Amsterdam Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? ainsi que L'Envers de la liberté. L'invention d'un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières. Il a co-édité, avec Frédéric Lordon, Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l'économie des affects et, avec Martial Poirson et Christian Biet, Les Frontières littéraires de l'économie.

Yves Citton, « Démontage de l'Université, guerre des évaluations et luttes de classes », in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 29/09/2009, url: http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=342

http://revuedeslivres.net/articles.php?idArt=342&PHPSESSID=d2ede1f23d07e38b0ad67a53ca8912c3

Démontage de l'Université, guerre des évaluations et luttes de classes - par Yves Citton

Qu'on y voie briller la promesse d'un avenir radieux (riche, innovateur, autonome) de nos vieilles Sorbonnes européennes, ou qu'on y fantasme l'asservissement définitif du savoir sous la coupe du néolibéralisme, la référence à l'Université américaine joue un rôle central dans les débats français sur la redéfinition de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ce rôle est invariablement leurrant, dès lors qu'on conjugue « l'Université américaine » au singulier – alors que ce qui caractérise la situation outre-Atlantique, c'est bien plutôt la juxtaposition détonante d'îlots paradisiaques et de misère endémique, d'initiatives admirables et de pressions inavouables. Les fantasmes américanophiles et américanophobes restent prisonniers de débats qui nous font répéter, avec vingt ans de retard, des erreurs depuis longtemps dénoncées comme telles outre-Atlantique. Pour sortir de ces ressassements d'arrière-garde, le mieux serait dès lors de prendre des nouvelles fraîches du front, tel que le décrivent ceux qui y combattent en première ligne.

De l'époque des compromis à l'âge de la guerre

Il se trouve que l'un d'eux vient de publier un ouvrage dense, puissant et précis, qui s'avère remarquablement éclairant dès lors qu'on projette ses enseignements sur la situation française. Christopher Newfield s'était fait remarquer en 2003 pour son Ivy and Industry, qui retraçait un siècle de collaborations conflictuelles entre les forces du business et celles de l'institution universitaire : à travers des tiraillements multiples, un équilibre précaire s'était établi entre, d'un côté, les exigences managériales du développement économique et, de l'autre, les ambitions humanistes du développement personnel – ce qui avait permis l'émergence d'une classe moyenne solidaire d'une culture d'« humanisme managérial » (p. 219). Cette formation de compromis a brièvement permis de concilier la soumission aux logiques organisationnelles et comptables de la gestion avec la préservation de zones de relative autonomie pour les disciplines académiques et les enseignants (p. 223). Une thèse sous-jacente à cette analyse historique est qu'à la fois l'Université et, en son sein, les Humanités ont « toujours eu pour enjeu un combat pour la puissance d'agir (agency) » (p. 14). Une autre thèse sous-jacente peint la classe moyenne « en guerre avec elle-même à propos de son attitude envers le marché » (p. 13).

Le nouvel ouvrage de Christopher Newfield poursuit cette histoire dans les développements qu'elle a connus au cours des vingt-cinq dernières années. Il ne prétend pas parler de « l'Université américaine » en général, mais des grandes universités publiques de recherche (financées par le budget des États). Bon nombre d'analyses portent sur les institutions de l'université de Californie (UC Berkeley, UC Santa Cruz, UC Santa Barbara, UCLA, etc.) que l'auteur connaît particulièrement bien puisqu'il y enseigne et qu'il a été amené à rédiger des rapports officiels à leur sujet. Or l'histoire qu'il retrace de démontage de ces universités publiques (Unmaking the Public University) se lit comme l'analyse précise et malheureusement prophétique du démontage actuellement en cours des universités publiques françaises. Avec vingt-cinq ans de retard, avec un histrion tondu dans le rôle du cow-boy reaganien, c'est la même stratégie d'attaque en ciseaux qui se répète dans les deux cas : l'Université publique est simultanément étranglée par des exigences comptables, qui étouffent sa capacité d'invention, et minée par un assaut idéologique, qui discrédite la validité intellectuelle du travail qui s'y opère.

Ce livre raconte donc le passage d'une époque de compromis (1880-1980) à un assaut ouvert (1980-aujourd'hui) contre une institution qui, en s'étant rapidement ouverte à de larges couches de la population (la « classe moyenne »), en arrivait à menacer la répartition des privilèges et des revenus. « En simplifiant quelque peu, on pourrait dire que les élites conservatrices, qui avaient été menacées par la montée, après la guerre, d'une majorité économique diplômée, ont remis cette majorité à sa place. Leur arme détournée a été les guerres culturelles (culture wars) livrées contre l'éducation supérieure en général, ainsi que contre les mouvements culturels progressistes dans les universités publiques qui fabriquaient et émancipaient les masses de la classe moyenne » (p. 5).

Guerres culturelles = guerres économiques

Christopher Newfield prend le contre-pied de toute une tradition « de gauche » qui ne veut voir dans les conflits soulevés autour de l'affirmative action ou du « politiquement correct » que des « distractions » identitaires ou rhétoriques, qui détournent l'attention des « vrais » problèmes « sociaux » (c'est-à-dire économiques). Il montre que « les guerres culturelles étaient des guerres économiques. Elles cherchaient à réduire les revendications économiques de leurs groupes-cibles – la majorité croissante des diplômés – en discréditant le cadre culturel qui avait encapacité ce groupe » (p. 6). En dénonçant les universités (à commencer par leurs facultés de sciences sociales et d'humanités) comme remplies d'intellectuels fanatisés, coupés de la réalité (économique) et enragés d'égalité tous azimuts (races, sexes, disciplines, valeurs culturelles), la droite américaine – accompagnée de ses vaillants choristes au sein de la « gauche » française – ajustait une cible particulièrement bien choisie : ses tirs convergeaient aussi bien sur des « minorités » en passe de composer bientôt ensemble la majorité quantitative de la population américaine que sur un cognitariat (knowledge workers) dont avait de plus en plus besoin la « nouvelle économie », et dont il aurait été ruineux (pour les marges de profit) de devoir satisfaire des exigences salariales à la hauteur de ses diplômes.

Une première partie du livre montre comment « l'émergence d'une classe moyenne non-conservatrice a pu être perçue comme une menace rampante et parfois choquante pour ceux qui étaient parvenus en position économiquement et politiquement dominante durant la guerre froide  » (p. 47). Christopher Newfield s'attarde moins à retracer les grands mouvements étudiants de la fin des années 1960 qu'à montrer comment toute une série d'essais émanant des milieux les plus respectables faisait de l'émancipation « postcapitaliste » du cognitariat diplômé des universités une inéluctable nécessité historique – depuis les thèses de John Kenneth Galbraith et les discours du très conservateur président de l'université de Californie, Clark Kerr, dans les années 1960, jusqu'aux théories managériales de Peter Drucker dans les années 1980, en passant par le Future Shock d'Alvin Toffler en 1970.

La deuxième partie du livre montre en détail comment think tanks et polémistes de la droite conservatrice ont inventé le « politiquement correct », comment ils sont parvenus à discréditer toute revendication d'égalité, à travers un tour de passe-passe idéologique qui a rendu l'égalité incompatible avec la prospérité économique, et comment le mot d'ordre de la « diversité » a été le complice néolibéral de la liquidation de toute exigence de justice sociale . Christopher Newfield reconnaît que « les attaques contre l'affirmative action ont relevé, en partie, d'une stratégie de diversion : le public aurait pu demander pourquoi les responsables de l'État n'avaient pas construit de nouveaux campus pour l'université de Californie durant les trente dernières années, alors même que la population de l'État avait doublé et que le revenu brut avait triplé » (p. 83).

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