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Démissions au Musée du cinéma de Moscou : un très mauvais signe pour l’art en Russie

Démissions au Musée du cinéma de Moscou : un très mauvais signe pour l’art en Russie

Publié le par Jean-Louis Jeannelle

Rue 89 et L'Obs ont publié l'article suivant sur l'affaire qui secoue actuellement le Musée du cinéma de Moscou : 

"Démissions au Musée du cinéma de Moscou : un très mauvais signe pour l’art en Russie"

Jean-Pierre Thibaudat

 

Toute l’équipe (22 personnes) du Musée du cinéma de Moscou qui abrite de fabuleuses archives et une non moins remarquable cinémathèque, vient de démissionner. Le 27 octobre, leur lettre de démission collective a été envoyée au ministre de la Culture de la Fédération de Russie, Vladimir Médinski.

L’équipe met en cause la nouvelle directrice nommée par le pouvoir, ses méthodes, ses choix. Mais l’affaire dépasse, et de loin, une simple question de personnes.

Ce n’est pas la première fois que ce foyer vivant du cinéma russe est attaqué. Sous la pression du cinéaste Nikita Mikhalkov, très proche de Poutine, le Musée avait déjà vu ses espaces sérieusement réduits. Mais il avait résisté, toute l’équipe faisant front autour de son directeur, Naoum Kleiman. Cette belle et immense personne est au cinéma russe ce qu’Henri Langlois (le fondateur de la cinémathèque) fut à la France : le gardien en chef passionné du temple cinéma.

De Bergman à Godard, les plus grands cinéastes du monde ont aidé Naoum Kleiman à enrichir la filmothèque de son musée et de sa cinémathèque dont les séances sont très prisées. C’est à lui qu’Eisenstein avait légué les clefs de son cabinet de travail plein d’esquisses et autres merveilles.

Un îlot d’indépendance et de liberté

Avant même l’éclatement de l’Union soviétique, Kleiman avait amassé ainsi de précieuses archives jusqu’à parvenir avec ses amis à fonder un musée qu’il dirige depuis un quart de siècle. Il a su s’entourer d’une petite équipe, fidèle et compétente, dévouée et infatigable. Ensemble ils ont son ont su résister aux pressions de toutes sortes, ruser avec le Kremlin, et survivre, organiser des rétrospectives de grands cinéastes étrangers, un vaste panorama du cinéma français par exemple, susciter des publications, etc.

Naoum Kleiman est aussi celui qui fit en sorte que « Shoah », le film de Claude Lanzmann fut projeté en Russie comme le rappela en son temps un ancien ministre de la Culture et ancien cinéaste en lui remettant une médaille.

Envers et contre tout et malgré des subsides modestes le musée du cinéma de Moscou et sa cinémathèque restaient un îlot d’indépendance et de liberté artistique où soufflait un esprit créatif sans frontières. C’en était trop sans doute pour le tsar Poutine qui n’aime rien tant que les artistes et subordonnés patriotes à tout crin et soumis.

Défiance vis-à-vis de la directrice

Le 1er juillet dernier, le ministre de la Culture avait donc décidé de ne pas renouveler Naoum Kleiman, à son poste de directeur et de le remplacer par Larissa Solonitsyna, rédactrice en chef de « SK Novosti », organe de presse de l’union des cinéastes de Russie (dirigée par Nikita Mikhalkov dont la gestion autoritaire a plusieurs fois été dénoncée par de nombreux cinéastes).

Trois mois plus tard l’équipe exprimait sa défiance vis-à-vis de la nouvelle directrice lui reprochant son « incompétence », son « autoritarisme » et « un style de gestion » mettant en cause et en péril tout le travail effectué. En clair un travail de sape. D’ailleurs la directrice aurait proposé de plusieurs personnes de démissionner « pour raisons personnelles » assurent les signataires d’un appel qui vient de nous parvenir.

Il est sûr que les contacts multiples de Kleiman et de son équipe avec des cinémathèques et des cinéastes du monde entier cadraient mal avec la fièvre nationalisme en vigueur à Moscou et encouragée par le Kremlin. Les ambassades occidentales ont souvent aidé le musée à programmer des films, à faciliter la tenue d’événements. De là à voir dans Kleiman un agent de l’étranger…

Comme il se doit et comme d’habitude l’homme et son équipe ont été accusés de malversations financières. Salir les réputations d’individus intègres et indépendants a toujours été une des techniques du pouvoir soviétiques et des Kgbistes dont le pouvoir actuel est l’héritier direct. Ces méthode n’avaient jamais disparues tout à fait de la circulation, elles sont redevenues monnaie courante partout en Russie.

Pétition de soutien

Suite à la lettre du 27 octobre, la directrice vient de mettre à la porte cinq personnes à commencer par Naoum Kleiman resté dans l’équipe à titre honorifique de président. L’émoi est grand à Moscou dans les milieux culturels dont Kleiman est comme un étendard, un totem. L’équipe démissionnée et démissionnaire a donc décidé d’alerter le monde entier en lançant une pétition de soutien (pr[@]museikino.ru ou help.cinemamuseum[@]gmail.com)

« Ma génération est l’otage de son propre idéalisme », me disait un jour Naoum Kleiman à Moscou dans son étroit bureau encombré de souvenirs. Il le paie très cher. Sa mise au pas et celle de son équipe constituent un très mauvais signe pour l’art en Russie. Un de plus.

 

 

Le mercredi 12 novembre, Naoum Kleiman a diffusé la lettre ouverte suivante : 

                     Lettre ouverte à l’opinion publique internationale, à tous ceux qui ont apporté leur soutien au Musée du Cinéma de Moscou

Chers amis,

Merci à vous tous et à chacun d’entre-vous !

Tout au long de ces journées de crise, nous avons pu voir combien vous étiez nombreux, vous, les amis de longue date manifestant leur fidélité, et vous, les nouveaux amis qui nous avez rejoints. Vos témoignages de solidarité et vos signatures ont été plus qu’un soutien moral : ils nous ont donné la joie au cœur et nous ont permis de prendre toute la mesure de notre responsabilité.

Votre talent, votre autorité et votre affection sont pour nous une aide précieuse. Lorsque vos amis sont des créateurs, des chercheurs, des conservateurs, des passeurs de la culture vivante, vous sentez que vous pouvez faire beaucoup. Grâce à vos messages, une Association des amis des musées du cinéma informelle a vu le jour. Parce que votre soutien aujourd’hui ne compte pas seulement pour le Musée de Moscou mais pour tous les musées du cinéma et toutes les cinémathèques à travers le monde.

Lundi 10 novembre, les chercheurs et conservateurs du Musée du Cinéma sont retournés à leur poste. C’est à ma demande instante qu’ils ont accepté de revenir sur leur démission. Cette décision a exigé d’eux davantage de courage et de dévouement que celle de quitter le Musée. Durant deux semaines, ils ont organisé rencontres et consultations, et étudié toutes les situations. L’ensemble du personnel du Musée a également rencontré le conseiller du Président de la Fédération de Russie en présence des responsables du ministère de la Culture. Ce ne sont ni les ordres venus d’en haut ni les avis extérieurs qui les ont poussés à rester à leur poste sous l’autorité de la nouvelle direction, même si celle-ci n’a toujours pas leur confiance. La compétence de ces chercheurs en tant que collectionneurs, muséographes et conservateurs de documents sur l’histoire et l’esthétique du cinéma est unique au monde, et ils ont eu conscience que le meilleur moyen de sauvegarder le musée était de reprendre leur fonction. Partir revenait à courir le risque de recrutement de « remplaçants » incompétents, mettant en péril vingt-cinq ans de travail et de savoir-faire.

Votre solidarité a donné un écho aux convictions du collectif, convictions qui demeurent inébranlables.

Je ne suis pas revenu sur ma démission et j’ai été licencié le 7 novembre par la nouvelle direction. Je ne vois pas la possibilité de travailler efficacement et en toute responsabilité avec le titre purement formel de « Président » du Musée. Je quitte mon poste au Musée, mais je ne quitte pas le Musée : j’apporterai mon aide au collectif scientifique, je défendrai son honneur et ses droits. Un Conseil de surveillance est actuellement en formation, qui accueillera des personnalités du cinéma, des conservateurs, des journalistes et des spécialistes en droit. C’est lui qui vous informera des événements futurs et des décisions concernant le Musée du Cinéma de Moscou.

Professionnalisme et solidarité sont la fierté du collectif. Son honneur – la conservation des collections confiées à eux par les cinéastes ou leurs héritiers. Sa joie – c’est de continuer de travailler pour tous les amoureux du cinéma.
L’amour peut bien davantage que la cupidité et la suspicion, la médiocrité et la vengeance, la soif du pouvoir et la force brutale. C’est ce que nous a appris le cinéma, le beau, qu’il faut, j’en suis convaincu, conserver pour l’avenir et montrer au présent.

Naoum Kleiman, le 10 novembre 2014

(traduction Pierre Léon)