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Corps et interprétation

Corps et interprétation

Publié le par Marielle Macé

Projet ANR Hermès, « Théories et histoires de l'interprétation »,

CLAM, Paris VII ; CRLC, Paris IV

 

 

Corps et interprétation (XVIe-XVIIIe siècles)

Séminaire sous la responsabilité de Clotilde Thouret et Lise Wajeman

 

 

 

 

1er semestre 2010, vendredi, 14h30-16h30, Université Paris VII, Grands moulins, 6e étage, salle 695 C.

(les Grands moulins se trouvent sur la gauche quand on est face à la Seine, sur l'esplanade ; l'entrée se situe au milieu du bâtiment)

 

12 février 2010

Introduction (C. Thouret, L. Wajeman)

Ariane Bayle (Université de Bourgogne) : « La métaphore de la contagion. Bilan et perspectives d'un colloque (Dijon, septembre 2009) ».

 

26 février

Hélène Merlin (Paris III)

« Bakhtine, relu par Mauss : retour sur le corps carnavalesque »


 

26 mars

René Démoris (Paris III)

« Le corps en peinture (peintres et théoriciens), 1660-1770 »

 

9 avril

François Lecercle (Paris IV)

« Image et somatisation »

16 avril

Christian Biet (Paris X)

« Le corps au théâtre (XVIIe siècle) » - titre provisoire

 

 

7 mai

Hugh Roberts (Université d'Exeter)

« Réception érotique et catharsis comique chez Bruscambille »

 

 

 

Contacts : clotilde.thouret@wanadoo.fr, lisewajeman@sfr.fr

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Argumentaire du séminaire:

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Corps et interprétation (XVIe-XVIIIe siècles)

Séminaire (premier semestre 2010) et colloque (13 et 14 septembre 2010) organisés par Clotilde Thouret (Paris IV) et Lise Wajeman (Aix-Marseille I), dans le cadre du projet ANR Hermès, « Théories et histoires de l'interprétation », porté par Françoise Lavocat (CLAM Paris VII), pôle 4, « Usages et effets de l'interprétation », sous la responsabilité de Marielle Macé (CNRS).

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« What is important now is to recover our senses. We must learn to see more, to hear more, to feel more (…) In place of hermeneutics we need an erotics of art[1] ». Lorsque Susan Sontag en appelle, au début des années soixante, à une érotique de l'art comme méthode critique, elle entend s'opposer à une certaine tradition conceptualisante de l'interprétation, qui ferait l'économie des corps pour mieux se conformer à certaines règles, à des codes dictés par des normes herméneutiques. On conçoit la portée et l'importance de sa contestation dans les années qui voient l'épanouissement de l'art comme performance. Mais la revendication repose sur une scission entre perception et intellection que l'on retrouve curieusement, au début des années deux mille, chez un philosophe comme Richard Shusterman, l'auteur de Conscience du corps. Pour une soma-esthétique[2] : alors qu'il affirme que certaines expériences sensées ne sont pas linguistiques mais somatiques, il en conclut qu'elles ne relèvent pas de l'interprétation, mais de la compréhension[3]. Cette opposition entre corps et interprétation a de quoi surprendre le spectateur contemporain, qui fait régulièrement l'expérience d'installations sollicitant un état du corps pour être analysées. Ainsi, dans Live-taped Video Corridor (1969-1970) de Bruce Nauman, le visiteur qui parvient au bout du couloir découvre que le moniteur lui renvoie une image de lui-même, de dos, filmée par une caméra de surveillance.

Cette articulation du corps et de l'interprétation que travaille ostensiblement notre modernité est sans doute difficile à formuler, parce qu'au XXe siècle, avec Gadamer notamment, l'herméneutique a prétendu rabattre tout effet de l'art sur du textuel, mais aussi parce que dans la période moderne, la pensée esthétique a eu tendance à vouloir anoblir l'art en tenant le corps à distance. Comme le remarquait Jauss : « l'expérience esthétique ne s'oppose aucunement par nature à la connaissance ni à l'action. La fonction cognitive impliquée dans la jouissance esthétique, dont Goethe affirme encore dans son Faust la supériorité sur l'abstraction du savoir conceptuel, n'a été délaissée qu'à partir du XIXe siècle, lorsque l'on s'est mis à considérer l'art comme une activité autonome[4]. » Repenser la place du corps dans l'interprétation, comme le fait notamment Gilles Deleuze écrivant au sujet de la peinture de Francis Bacon une Logique de la sensation, ne peut donc se faire qu'à partir du moment où l'on ne tient pas l'art pour un monde à part : c'est en ce sens que Jacques Rancière évoque un « partage du sensible » qui s'attache à replacer la question esthétique dans le champ du politique, ce qui conduit à s'intéresser notamment aux « positions et mouvements des corps », afin de faire affleurer « la puissance d'une pensée qui est elle-même devenue étrangère à elle-même : (...) savoir transformé en du non-savoir, logos identique à un pathos, intention de l'inintentionnel, etc[5]. »

Il semble alors fructueux de réfléchir au rapport entre corps et interprétation à l'époque de la première modernité, dans la mesure où, de la Renaissance au XVIIIe siècle, il n'y a pas d'autonomie de la sphère esthétique. Il est donc impossible de penser la fabrication de l'oeuvre d'art hors de sa destination et de son effet. Carlo Ginzburg rappelle par exemple qu'au moment de la contre-Réforme, « aux yeux d'un théologien comme Catharin, qui ne s'embarrassait pas de préjugés, le dénominateur commun entre les images érotiques et les images sacrées était l'efficacité[6] ». Les effets physiques causés par la peinture ou le théâtre ont beaucoup joué le rôle de repoussoir dans des conceptions normatives et prescriptives de l'art ; aussi ne peut-il être question, pour les théoriciens, poètes, peintres de ces périodes, de faire l'économie d'une pensée du corps : au XVIe, comme aux XVIIe et XVIIIe siècles où s'élaborent les théories des passions, les effets sensibles suscités par les oeuvres sont essentielles dans l'élaboration de leur sens. Qu'elle soit prise dans le cadre d'un modèle perspectif ou d'un modèle rhétorique, la composition d'un tableau ou l'écriture d'un poème dramatique cherche l'affection d'un corps, l'intervention de ce dernier dans le rapport qui se construit entre le spectateur et l'oeuvre (même si la visée de l'oeuvre ne peut s'arrêter là).

Si, depuis le milieu des années quatre-vingt, le corps renaissant, baroque ou classique, a été l'objet de recherches diverses et fécondes qui en ont fait le pivot de nouvelles lectures et de nouvelles interprétations des oeuvres, il n'a été directement considéré comme instance réceptrice et interprétatrice que de façon marginale. C'est l'enjeu de ce projet. Le champ de nos préoccupations peut se formuler d'une manière assez large : il s'agit de parcourir et de comprendre ce que l'expérience esthétique doit au corps, et ce qui en découle quant au sens, autrement dit, d'analyser le rapport qui s'instaure entre le corps et l'oeuvre qu'il perçoit afin de comprendre son rôle dans l'intelligibilité de celle-ci – ou plus exactement la manière dont ce rapport est perçu et pensé du XVIe au XVIIIe siècle. Plusieurs axes de réflexion se dégagent, qui ne sont pas sans se recouper.

1. Pour une érotique de la réception. Dans son intérêt croissant pour les corps dans la réception ou l'interprétation d'oeuvres anciennes, la recherche récente s'intéresse le plus souvent aux corps souffrants, sujets aux émotions pathétiques que produit la catharsis tragique, ou réagissant à l'horreur spectaculaire. Il est évident qu'une réflexion sur l'articulation du corps et de l'interprétation ne peut faire l'économie de cet aspect de la question, mais nous souhaiterions aussi mettre l'accent sur les plaisirs du corps des spectateurs ou des lecteurs, autrement dit sur la réception érotique des oeuvres, afin d'interroger la possibilité de ce qu'on pourrait appeler une « catharsis comique ».

2. Les effets et les usages corporels de l'interprétation. Le corps s'offre comme un espace d'effectivité de l'interprétation au sens où l'émotion ou l'affect peut être le résultat d'une lecture interprétative de l'oeuvre. On pense ici aux textes libertins plus ou moins cryptés, ou bien encore à des dialogues ou tirades comiques qui reposent sur un sens figuré sexuel et dont le pouvoir de séduction réside dans l'attitude interprétative de ses auditeurs (c'est par exemple le cas du prologue des Contens d'Odet de Turnèbe qui engage les spectatrices à venir rejoindre les comédiens après la fin de la représentation afin qu'ils puissent parfaire leur « compréhension » de la pièce). Dans cette perspective, la façon dont les mouvements du corps manifestent une interprétation, ce que ces mouvements révèlent de celle-ci, peut aussi retenir l'attention, notamment par leurs significations sociales et politiques.

3. Le rôle du corps dans l'interprétation, ou : Y a-t-il une herméneutique corporelle ? Dans une perspective néo-platonicienne, l'affect corporel peut fonctionner comme un premier moment de l'interprétation, le sensible comme une première étape vers l'intelligible. L'un des objets de cette réflexion serait de considérer la différence entre compréhension et interprétation et, si elle existe, de préciser quels sont ses fondements. Plus généralement, il s'agirait de déterminer la place que l'herméneutique donne au corps, les manières dont on envisage son intervention dans l'interprétation des oeuvres. On pourrait notamment spéculer sur des pièces ou des tableaux qui impliquent une position ou une réaction particulières du corps pour être pleinement comprises[7]. De ce point de vue, les réflexions théoriques et philosophiques de l'époque sur la puissance cognitive des passions pourraient être explorées. Mais les figurations dans les oeuvres elles-mêmes du rôle des émotions dans la compréhension du monde (l'amour pour l'Arlequin de Marivaux par exemple) ou de l'articulation du corps et de l'esprit, se donnent aussi comme des voies possibles pour cette réflexion, tout comme la dénonciation par les théoriciens des connivences coupables que les oeuvres entretiendraient avec le corps, ce qui engage le point suivant.

4. Le corps comme obstacle à l'interprétation, ou : L'affect comme anti-interprétation. Le corps, comme élément de la représentation ou comme lieu de la réception, apparaît enfin comme ce qui résiste à la signification, ou ce qui bloque l'interprétation. La grâce du coloris que Roger de Piles célèbre dans les chairs peintes par Rubens suppose que la bonne intelligence du tableau est d'abord tactile, sensible[8]. Qu'il s'agisse de nonnes érotisées à la vue d'un saint Sébastien, ou d'hommes tombant amoureux d'une statue, la réaction somatique opère une forme de contresens, en même temps qu'elle témoigne de l'effectivité de l'oeuvre. Une tension caractérise en effet la littérature et la peinture des XVIe-XVIIIe siècles : d'un côté la recherche d'un bouleversement passionnel (qui doit fonctionner comme une preuve d'une représentation réussie), de l'autre la volonté – gouvernée par des impératifs éthiques et politiques – de mettre ces affects au service d'une réception qui dépasse ces effets physiques ou qui les contrôle[9]. On voudrait ici se pencher sur les difficultés que pose alors le corps aux théoriciens et aux praticiens, et sur les manières dont ils les résolvent – ou pas.

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[1] Susan Sontag, Against Interpretation [1961], New-York, Anchor Books Doubleday, 1990, p. 14

[2] Richard Shusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Paris/ Tel Aviv, Éditions de l'Éclat, 2007.

[3] Richard Shusterman, Sous l'interprétation, Combas, Editions de l'Éclat, 1994.

[4] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [1972], Paris, Gallimard, 1978 rééd. 1991, p. 129. Si la théorie de la réception a pu affirmer qu'il ne fallait pas négliger les corps des interprétants, sans jamais vraiment les étudier, on peut remarquer qu'il en va sensiblement de même dans un courant tout à fait opposé, celui de la philosophie analytique. Nelson Goodman affirme en effet que « dans l'expérience esthétique les émotions fonctionnent cognitivement. L'oeuvre d'art est appréhendée par l'entremise des sentiments aussi bien que par l'entremise des sens ». (Les Langages de l'art [1968], Paris, Jacqueline Chambon, 1990, p. 290).

[5] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 25 et 31.

[6] Carlo Ginzburg, « Titien, Ovide, et les codes de la représentation érotique au XVIe siècle », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire [1986], Paris, Flammarion, 1989, p. 116.

[7] Voir, par exemple, le rôle que joue l'assemblée théâtrale dans la lecture que fait Hélène Merlin-Kajman de l'Horace de Corneille ou dans celle que fait Christian Biet des tragédies de Racine (Hélène Merlin-Kajman, « Horace et le visage de Richelieu », L'absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000, p. 90-101 ; Christian Biet, Racine ou la passion des larmes, Paris, Hachette, 1996).

[8] Voir Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente [1989], Paris, Gallimard, 1999, en part. p. 153-182.

[9] Voir notamment John D. Lyons, Kingdom of Disorder. The Theory of Tragedy in Classical France, Purdue University Press, 1999.