Questions de société
Comparer en connaissance de cause

Comparer en connaissance de cause

Publié le par Marc Escola (Source : Edoardo Costadura)

Le texte ci-dessous, signé Edoardo Costaduraa été  écrit en réaction aux informations propagées par Le Monde du 20 février 2009 (p. 11) en marge d'un entretien mené par Philippe Jacqué avec Christine Musselin.


Je tiens à réagir aux affirmations contenues dans l'article Les universitaires se sentent peu ancrés dans leur établissement publié dans Le Monde du 20 février 2009 (URL : http://www.lemonde.fr/archives/article/2009/02/19/les-universitaires-se-sentent-peu-ancres-dans-leur-etablissement_1157512_0.html), notamment à ce qu'on y lit concernant les différences entre le traitement des universitaires français et de leurs homologues européens. Je cite (il s'agit d'un encart) :

« Comparaisons en Europe

Temps d'enseignement En France, les universitaires doivent un minimum de 128 heures de cours magistraux par an (hors temps de préparation), soit 6 heures hebdomadaires. En Allemagne, la norme est de 9 heures de cours magistraux hebdomadaires. Au Royaume-Uni, un professeur actif en recherche peut avoir 50 heures de cours magistraux annuels.

Salaire Le salaire moyen d'un chercheur public relevant de l'enseignement supérieur français s'élève à 50 881 euros annuels, selon une étude de la Commission européenne de 2007.

Cela équivaut au salaire moyen d'un chercheur suédois (51 893 euros), reste inférieur à celui d'un chercheur néerlandais (65 923), devance celui d'un Allemand (45 893), d'un Espagnol (36 817) ou d'un Italien (34 204) »

Je ne sais à qui il faut attribuer ces affirmations (à Christine Muselin ?). Quoi qu'il en soit, pour ce qui est des universitaires allemands, elles sont fausses et tendancieuses.

Je suis actuellement Professeur de littératures comparées à l'Université Rennes 2, mais pour avoir enseigné pendant dix à l'Université d'Iéna, en Allemagne, et pour avoir fait une partie de mes études en Allemagne (à Fribourg en Brisgovie et à Berlin), je pense être mieux placé que l'auteur de ces lignes pour savoir à quoi ressemble la situation d'un universitaire allemand. Permettez-moi de vous l'illustrer brièvement.

Comme toujours, la vérité est complexe.

Première remarque: la situation change d'un Land à l'autre. En Baden-Württemberg les Professeurs (et je souligne: les Professeurs et non pas tous les universitaires) doivent 10 heures hebdomadaires de cours et non pas de cours magistral : en règle générale, quatre heures de cours magistral, le reste de séminaires (TD); dans la plupart des autres Länder, la norme est de 8 heures (et non pas 9) de cours (dont 4 h de CM), pour les Professeurs.

D'où une deuxième remarque : le temps d'enseignement varie selon la position hiérarchique, ce qui est du reste intelligent. Les Professeurs, qui ne doivent plus faire leurs preuves (notamment la thèse d'habilitation), doivent fournir 8 heures hebdomadaires, alors que leurs « collaborateurs scientifiques », soit (mutatis mutandis ) les Maîtres de conférence, doivent fournir 4 heures TD (point du tout de CM !!!). Service qui passe à 6 heures hebdomadaires dès lors que l'enseignant a obtenu une HDR (deux heures CM, 4 heures TD).

Pour ce qui est des lecteurs, le service est plus lourd (de 12 à 16 heures hebdomadaires), mais point du tout de CM (uniquement des TD et des TP).

Soit dit en passant (troisième remarque) : comme dans les écoles et les lycées, les heures de cours en Allemagne sont des heures de 45 minutes. Je laisse aux intéressés le loisir de faire le calcul, mais je gage que l'on n'arrive guère à un service supérieur au service statutaire d'un universitaire français.

(Et, soit dit en passant, un Professeur italien enseigne entre 80 et 100 heures CM par an).

Pour ce qui est du salaire, c'est encore plus complexe:

Il faut d'abord distinguer ancien et nouveau régime: sous l'ancien régime, qui s'est achevé en 2003, les Professeurs avaient un salaire de départ variant entre 3.500 (2nde classe) et 4.500, voire 5.000 EUR (1ère classe) nets. Cela a changé depuis; les salaires ont baissé, on est maintenant entre 3.000 et 4.500 EUR de salaire de départ, mais chacun peut négocier des primes diverses selon ses mérites, avec le SG de l'Université, de sorte que certains professeurs « ancien régime » ont réussi à voir augmenter leur salaire en passant au nouveau régime.

Moi-même, qui n'étais pas Professeur (mais « collaborateur scientifique » habilité), je gagnais, sous l'ancien régime, 3.600 EUR net, sans compter les allocations familiales.

Comment l'auteur des lignes que vous rapportez peut-il en arriver à affirmer que le salaire moyen d'un chercheur (ou d'un universitaire ? cela n'est pas clair) français est supérieur au salaire moyen d'un chercheur (ou d'un universitaire ? cela n'est pas clair) allemand, demeure pour moi un mystère. Pour ce qui me concerne, actuellement, en tant que Professeur des Universités de la République une et indivisible, je gagne 800 EUR de moins, au net, de ce que je gagnais en Allemagne en tant que « collaborateur scientifique » habilité. Peut-être a-t-on pris en compte, dans le calcul du salaire moyen allemand, aussi les salaires des vacataires et des chargés d'enseignement, mais si l'on faisait le même calcul pour la France, je gage qu'on serait au niveau de l'Albanie.

Peut-être faudrait-il ajouter ceci, en espérant que l'on puisse enfin discuter sur la base de données réelles et non pas de contre-vérités :

Les conditions de travail d'un Professeur français sont, comparées á celles d'un universitaire allemand, pitoyables : un Professeur allemand de première classe (anciennement C4, maintenant W3) dispose, normalement, d'un bureau, d'un(e) secrétaire à temps partiel, d'un ou de deux collaborateurs scientifiques et d'un support financier pour payer un étudiant chargé des besognes les plus « humbles » (faire des photocopies). Dans un Institut, c'est-à-dire mutatis mutandis un Département, il y a donc un nombre de secrétaires directement proportionnel au nombre des titulaires de chaires, auxquelles il faut ajouter, normalement, le secrétariat administratif responsable de l'ensemble du Département. Département qui, la plupart du temps, comprend entre 20 et 40 enseignants.

Dans le Département de Lettres de mon université, qui comprend 60 enseignants titulaires et 70 chargés de cours, nous avons une seule secrétaire administrative.

Par ailleurs, et cela est également un élément important et qui permet de mettre un bémol à l'éloge des universités allemandes, il faut savoir qu'en Allemagne seuls les Professeurs sont titularisés (en principe après 3 ou 4 ans). La plupart des autres enseignants, je dirais 90%, ne sont pas titularisés et travaillent, pour la plupart d'entre eux, sur la base de contrats CDD. L'université allemande est donc caractérisée par une forte précarisation de ce qu'on appelle outre-Rhin le « Mittlebau », à savoir tout le personnel qui se situe entre le personnel administratif et les Professeurs. Précarisation qui détermine, aussi, une grande mobilité pour ne pas dire « mortalité » : inévitablement, cela tourne beaucoup, et je connais beaucoup de collègues titulaires d'une HDR qui ont dû se reconvertir dans le privé ou qui survivent en faisant des remplacements à droite et à gauche dans toute la République Fédérale. Cet aspect du modèle allemand, me semble-t-i, n'est pas spécialement enviable et il faut espérer qu'il ne soit pas exporté de ce côté-ci du Rhin.

Edoardo Costadura, ancien élève de l'École Normale Supérieure (rue d'Ulm), Professeur de seconde classe de Littératures comparées (Université Rennes 2, Haute Bretagne)