Revue
Nouvelle parution
Les humeurs dans les littératures romanes XIIIe-XVIIIe s. (n° de Compar(a)ison. An International Journal of Comparative Literature)

Les humeurs dans les littératures romanes XIIIe-XVIIIe s. (n° de Compar(a)ison. An International Journal of Comparative Literature)

Publié le par Marc Escola (Source : Anne Robin)

Référence bibliographique : Compar(a)ison. An International Journal of Comparative Literature : Humeurs, édité par Giancarlo Alfano, Anne Robin, Michèle Guillemont, Roland Béhar, Peter Lang AG, 2016. EAN13 : ISSN2235610X.

 

Compar(a)ison. An International Journal of Comparative Literature, Humeurs, édité par Giancarlo Alfano, Anne Robin, Michèle Guillemont et Roland Béhar, n° I-II/2011, 2016, 211 p., ISSN 2235-610X, est un dossier consacré aux humeurs dans les littératures romanes (XIIIe-XVIIIe siècles).

 

 

Table des matières

1.            Giancarlo Alfano, Anne Robin, Michèle Guillemont, Roland Béhar, Introduction ...................................................................................................             5

2.            Iolanda Ventura, La structure du corps humain et ses lecteurs : le discours savant sur les humeurs dans les encyclopédies du XIIIe siècle..............................................................................................................            15

3.            Raffaella Zanni, Dire les humeurs en vers au XIIIe siècle : la poésie de Cavalcanti ......................................................................................................            37

4.            Anne Robin, Una modalità di conservazione della vita: il regimen sanitatis della brigata del Decameron ........................... .............................................            53

5.            Giancarlo Alfano, Petrarca, o della temporalità ..............................            67

6.            Roland Béhar, L’humeur du poète au XVIe siècle, du propre au figuré      79

7.            Anne Boutet, « Oultrey d’ire et de courroux » ou de la colère du père. L’humeur colérique des figures paternelles dans les recueils de nouvelles du XVIe siècle en France ..........................................................................................              99

8.            Lucie De Los Santos, Colère et mélancolie : quand l’écriture autobiographique infléchit le destin. La Vita de Benvenuto Cellini ................          111

9.            Marion Bracq, La manifestation des humeurs dans les Imitations de l’Arioste de Philippe Desportes ...................................................................................           121

10.            Claire Bouvier, Scriptores cholerici : le ministère de l’écriture jésuite au croisement du XVIe et du XVIIe siècles ................................................................... 133

11.            Christine Orobitg, Ecriture et mélancolie chez Francisco de la Torre......................................................................................................................... 145

12.           Juan Diego Vila, “De tristes y melancólicos dispuestos a desesperarse”: En torno a la naturalización del suicidio en la Galatea de Miguel de Cervantes            161

13.            Caroline Jacot Grapa, Résiliences de la théorie des humeurs au XVIIIe  siècle. Une grammaire de l’incertain (Jean-Jacques Rousseau, Venel et al.).          191

14.            Giancarlo Alfano, Un lessico per una grammatica degli umori.                205

 

 

INTRODUCTION

Vers une grammaire des humeurs dans les littératures romanes (XIIIe-XVIIIe siècles)

La théorie des humeurs est une tradition conceptuelle de très longue durée dans le monde occidental. Apparue avec Hippocrate, revue par Galien, transmise au Moyen Âge par la médecine arabo-persane, elle survit au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle où les étudiants de la Faculté de médecine de Paris faisaient encore des thèses de fin d’étude opposant l’« humorisme » et le « solidisme ». Elle fournit par ailleurs le cadre de ce qu’on appellera plus tard la psychologie.

Mais qu’est-ce qu’une humeur ? D’abord un liquide, tout liquide dit le latin humor qui s’emploie pour l’eau, les larmes, le vin…[i] Au pluriel, dans les langues vernaculaires, à leurs origines médiévales, le mot s’utilise généralement de manière plus précise pour évoquer le système des quatre humeurs constituant le corps : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire – la plus redoutable, celle qui peut faire tomber dans le célèbre mal de mélancolie. L’humeur en tant que caractère, tempérament au sens moderne (car temperamentum désigne la juste proportion, la combinaison mesurée, soit, dans le contexte humoral, le bon mélange), ou encore comme disposition passagère, apparaît vers la moitié du XVIe siècle[ii] et s’impose ensuite comme on le voit dans les dictionnaires européens.[iii]

Il en va de même des humeurs au sens médical ancien, et de l’humeur dans son acception moderne : on en parle surtout quand elles sont mauvaises ou que leur mélange n’est pas équilibré, au point qu’« avoir de l’humeur » est déjà chose négative. Lorsque les humeurs se trouvent en un état d’harmonie, le corps et l’esprit bien portants oublient de s’en soucier. La littérature tend à faire de même, préférant s’intéresser aux malades car ils sont singuliers. La dyscrasie, le dérèglement humoral, est source de récit. Il n’est que de reprendre les premières pages du Decameron pour y voir Boccace discourir sur la compassion qu’il est humain d’avoir pour les affligés et, un peu plus loin, décrire les symptômes de la mélancolie amoureuse. Une semblable mise en scène des passions, causées par le dérèglement des humeurs, se produit dans l’Elegia di madonna Fiammetta du même Boccace, dont tout le récit figure la lente agonie. Il n’est pas rare de voir la littérature elle-même assumer une fonction thérapeutique, qu’il s’agisse de la mélancolie qu’il faut guérir ou de la katharsis tragique, objet de nombre de débats à la Renaissance.

Or le Décaméron est lui-même un récit qui se présente comme une diversion au milieu d’une épidémie de peste, maladie qui s’expliquait comme une sorte de catastrophe humorale généralisée, depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle. Au milieu du XVe siècle, le philosophe florentin Marsile Ficin, fils de médecin ayant lui-même une bonne formation médicale, rédige un Consiglio contra la peste qui sera l’une de ses œuvres les plus diffusées et connaîtra une traduction en castillan à la moitié du XVIe siècle (Saragosse, 1564), reproduite lors des rudes épidémies subies par la péninsule ibérique de la fin du siècle[iv], peu après la publication de la version française, Antidote des maladies pestilentes (Cahors, 1595). De même, Francisco López de Villalobos, médecin personnel de Ferdinand le Catholique puis de Charles-Quint, composera également un Sumario de la medicina con un compendio sobre las pestíferas bubas (1498). D’autres exemples pourraient encore être évoqués. Les traités portant sur la sorcellerie et la magie, qui relèvent à la fois de la médecine et de la théologie, font également appel aux humeurs, dont le dérèglement doit être guéri, sans quoi la mélancolie menace de devenir démoniaque, comme on le lit dans le Tratado de las supersticiones y hechicerías y de la possibilidad y remedio dellas (1529) d’un fray Martín Castañega.

Par ailleurs, l’innamoramento est un autre lieu littéraire, où l’on explique comment la vue de l’être aimé empoisonne le sang. Il est significatif que ces mêmes médecins se soient souvent penchés sur les cas des malades littéraires. Ainsi Ficin propose-t-il de l’amor hereos une description très peu philosophique et très médicale dans son De amore, invoquant nombre de cas pathologiques issus de la littérature, de la Didon de Virgile au Cavalcanti de Donna me prega. De même, en marge de sa traduction de l’Amphitrion de Plaute, López de Villalobos décrit en 1515 la pathologie amoureuse comme un dérèglement causé par quelque « mauvaise humeur rebelle ». Le diagnostic du personnage par un médecin a mainte fois été employé par la critique pour décrire la pathologie dont souffre Calixte dans la Célestine, éperdument épris de la belle Mélibée.

Humeurs et littérature sont donc anciennement liées et les rapports entre la théorie des humeurs et la création littéraire constituent un champ immense à explorer. Un énorme corpus textuel, de la fin du Moyen âge et de la Renaissance, a déjà été visité par le grand livre de Klibansky, Panofsky et Saxl, Saturne et la mélancolie[v], dont le premier chapitre propose une synthèse et un état de la question des humeurs décisifs. Nous disposons des études fondamentales de Jean Starobinski (L’Encre de la mélancolie[vi]) et des approfondissements de chercheurs tels que Jackie Pigeaud (La maladie de l’âme. Etude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique[vii]). Nombre d’études ont été consacrées à la mélancolie[viii] – humeur toujours privilégiée parce que d’une certaine façon constitutive de l’identité même des « modernes » –, auxquelles on ajoutera en particulier l’ouvrage de Giorgio Agamben Stanze : parole et fantasme dans la littérature occidentale.[ix] Or, si les spécialistes de littérature se sont particulièrement intéressés aux catégories médico-psychologiques dérivant des humeurs, l’appropriation de celles-ci par les écritures artistiques reste encore à observer.

Les écrivains pourtant – sans doute depuis les poètes qui, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, ont écrit dans un « vulgaire » italien – se sont souvent servis de ces concepts qui constituaient leur horizon culturel, voire leur condition intellectuelle (que l’on pense aux écrits médicaux de Marsile Ficin évoqués plus haut), et qui concernaient l’activité même de la création littéraire : l’union de la dimension sensible et de la dimension intellective (les âmes sensitive et rationnelle d’Aristote) à travers le lien entre phantasia et imaginatio. Car articuler le sensible à partir de catégories rationnelles signifie donner, par la parole, une forme aux perceptions. La singularisation, l’individuation corporelle de l’artiste implique un certain conditionnement de son processus cognitif et expressif. Les professionnels de la parole (rhéteurs et poètes) étaient pleinement conscients des implications théoriques de leur activité qu’ils trouvaient formulées non seulement dans les livres de médecine, mais aussi dans les plus grands manuels de rhétorique de l’Antiquité – la question étant habituellement traitée à propos du decorum incombant à l’orateur.

L’un des enjeux de cette publication consiste à mettre à jour, décrire et analyser quelques-uns des procédés formels montrant l’influence des catégories humorales dans la littérature qui va de la fin du XIIIe siècle jusqu’à la moitié du XVIIe, c’est-à-dire du début de la crise du système chrétien médiéval (avec le grand tournant du nominalisme) jusqu’à la phase où, comme l’indique Michel Foucault, se produit définitivement la fracture entre les mots et les choses. Au moment où la transparence de la communication, axe décisif du christianisme médiéval, commence à céder devant l’obscurité de la rhétorique et de ses formes, l’importance de l’humeur, entendue comme tempérament, autrement dit comme catégorie élémentaire de l’identité du sujet, est absolument fondamentale pour toute réflexion sur la littérature, tant dans le domaine que les Anciens considéraient comme de poeta (celui de l’ingenium du poète singulier) que dans celui de poetica (concernant l’art, c’est-à-dire l’ensemble des techniques propres au langage poétique).

                                                                 ***

Ce volume s’ouvre sur un article de Iolanda Ventura examinant les stratégies de représentation, de traitement et d’interprétation de la théorie des humeurs dans les trois grandes encyclopédies latines composées entre 1225 et 1260 : le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, le De proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais et le Speculum de Vincent de Beauvais. Ce type de textes visant à rendre un savoir scientifique complexe accessible à un public non spécialiste donne un aperçu des connaissances que les lettrés pouvaient avoir et de ce qu’ils pouvaient exploiter dans leurs propres œuvres. Des trois encyclopédies, seules celles de Barthélémy l’Anglais et de Vincent de Beauvais accordent des développements plus ou moins longs aux humeurs qui suivent principalement les autorités médicales – de la plus ancienne Pantegni traduite par Constantin l’Africain au Canon d’Avicenne en train de s’affirmer comme source privilégiée de l’enseignement de la médecine – mais dans lesquels commencent à apparaître quelques éléments de la biologie aristotélicienne. Que ce soit le De proprietatibus rerum, qui accorde à la fois un espace plus important à la discussion nous intéressant et une place plus grande au savoir philosophique, ou bien le Speculum de Vincent de Beauvais, ces deux encyclopédies traitent des humeurs dans la perspective d’une science de l’homme : la première comme d’éléments indispensables à la compréhension du corps humain, de ses composantes fondamentales set de ses fonctions, la seconde dans le contexte de la préservation de la vie et de la santé du corps.

En matière d’humeurs, le savoir du poète florentin Guido Cavalcanti, dont la poésie de la fin du XIIIe siècle est ici le champ d’étude de la contribution de Raffaella Zanni, dépasse probablement les connaissances vulgarisées par les encyclopédies, du moins dans leur dimension philosophique. Plus âgé que Dante d’une quinzaine d’années, dont il est le « premier ami » aux dires de l’auteur de la Vita nova, Cavalcanti doit sa place dans notre dossier à son difficile poème doctrinal Donna me prega, per ch’eo voglio dire qui présente l’amour comme une affection négative et destructrice conduisant à une pathologie psycho-physiologique appelée alors couramment mélancolie, ou amor hereos ou heroicus en termes savants. Repartant de cette célèbre chanson, glosée au siècle suivant par le médecin Dino del Garbo, l’article montre comment cet amour potentiellement pathologique s’écrit dans d’autres poèmes, tantôt au moyen de termes poétiques anciens subissant un transcodage leur affectant un sens nouveau tel ‘paura’, tantôt grâce à des innovations lexicales comme ‘sbigottire’, ‘sbigot(t)ito’.

Boccace, grâce à qui a été conservé le commentaire médical du poème de Cavalcanti, prête, on l’a déjà dit, son oreille et son attention aux dames menacées par l’humeur noire. Dans son Décaméron, plusieurs personnages sont affectés de mélancolie, tant de celle à laquelle conduit l’amour cavalcantien, appelée plus tard mélancolie érotique, que de la pathologie plus banale résultant d’une bile noire pléthorique. Ce ne sont toutefois pas ces déséquilibres humoraux qui font l’objet de l’article d’Anne Robin, mais leur contraire, le mélange équilibré préservant la santé. Par l’analyse lexicale et la confrontation textuelle, elle montre que la vie que Boccace fait mener aux jeunes gens réfugiés à la campagne – dont une des activités consiste à raconter des nouvelles – respecte les préceptes des manuels qu’on appelle aujourd’hui regimina sanitatis ayant particulièrement fleuri en Italie pendant la première moitié du XIVe siècle, et énonçant des règles visant à préserver l’équilibre humoral indispensable à la conservation de la santé. En poète, Boccace adapte ces conseils aux exigences morales de la société particulière de ses jeunes devisants, dont la composante féminine est prépondérante, et au style littéraire de cette partie du Décaméron.

Avec Pétrarque, le contemporain de Boccace, l’écriture des humeurs fait un énorme saut en avant. Giancarlo Alfano retrace les principaux éléments empruntés par le poète à la théorie des humeurs et transférés dans un système d’images cohérent. Parmi celles-ci, la métaphore de la navigation vers un port que les vents contraires rendent difficile d’accès, image omniprésente dans l’œuvre latine et vulgaire de Pétrarque, exploite la théorie médicale antique pour définir un sujet caractérisé par la temporalité et objet de perpétuelles mutations, ce qui permet au poète de réaliser « une construction de lui-même à la fois paradoxale et extraordinaire ». En s’inspirant des travaux de Karlheinz Stierle et de Nancy Struever, cette étude montre que l’ensemble de l’œuvre pétrarquienne constitue un des pas décisifs de la conscience européenne vers l’hypothèse d’un sujet s’élaborant entre fluctuation et mutation, bien au-delà de celle d’une issue salvifique ou d’une conversion finale qui constitue la difficulté d’interprétation des derniers poèmes des Rerum vulgarium fragmenta.

Nouveau saut en avant avec l’article de Roland Béhar qui nous conduit deux siècles plus tard. S’éloignant de l’idée selon laquelle l’« humeur », au sens moderne, se diffuserait avant tout dans le monde littéraire de l’Angleterre élisabéthaine, cette contribution analyse comment les conditions nécessaires à ce mouvement étaient déjà réunies quelques décennies plus tôt, dans la France et, surtout, dans l’Italie du milieu du XVIe siècle. Elle propose un parcours qui remonte depuis un ensemble d’auteurs souvent qualifiés de « maniéristes » – Lomazzo, Ronsard et Montaigne, en particulier – jusqu’à l’Arioste. L’emploi en français, chez Montaigne et chez des auteurs de la Pléiade, des notions de « caprice » et de « bizarrerie », ainsi que de l’adjectif « fantastique », s’éclaire par la comparaison avec leurs emplois dans des textes d’Anton Francesco Doni et d’Annibal Caro. Ces termes sont constamment associés au terme d’« humeur », dont la sémantique est de plus en plus flottante, c’est-à-dire de moins en moins médicale et de plus en plus métaphorique. Employée de manière métaphorique – comme Ben Jonson le dit dans l’introduction d’Every Man out of his humour –, l’« humeur » peut progressivement être représentée dans et par la littérature. Elle n’est plus seulement une catégorie médicale et, à la limite, un moyen de description, mais devient un objet discursif autonome, ce que suggère le rôle que Caro, s’inspirant de l’Arioste, attribue à l’humeur dans le contexte des polémiques littéraires. « Humeur » devient équivalent d’« esprit » : on peut lire la quête de l’esprit de Roland par Astolphe, dans l’Orlando furioso, comme l’une des premières manifestations narratives de la métaphorisation du terme, tout comme Don Quichotte le sera presque un siècle plus tard.

Mais restons encore au XVIe siècle. La présence croissante des mots et des images issus de la théorie des humeurs dans les lettres n’atteste pas seulement la permanence conceptuelle de celle-ci. Les écritures artistiques de la Renaissance s’en emparent aussi dans leur quête d’une innovation esthétique, bousculant parfois au passage l’orthodoxie médicale. Ainsi l’étude d’Anne Boutet de la figure du père courroucé dans des nouvelles éditées entre 1555 et 1559 – Les Comptes du Monde aventureux (anonyme ou d’un certain ADSD), L’Heptaméron de Marguerite de Navarre et Les Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure Des Périers[x] –, prend acte de l’aspect didactique de la nouvelle et repère les écarts par rapport à la représentation normative de l’irascibilité paternelle. Elle va bien au-delà des descriptions physiques de la colère en accord avec les théories médicales établies. La colère paternelle peut être utilisée comme simple déclencheur de l’intrigue, comme le montre un exemple des Comptes du Monde adventureux. Des exemples pris dans L’Heptaméron montrent comment elle peut aussi révéler la subtile performativité narrative de la nouvelle, en variant procédés et stratégies (contrastes, paradoxes, art de la chute) afin de complexifier l’interprétation, ce qui ravive la capacité véritablement didactique du genre littéraire. Enfin, elle peut faire l’objet d’un détournement radical, comme dans les Nouvelles récréations et joyeux devis, et dénoncer du même coup les utilisations et usages antérieurs.

Quand l’orfèvre et sculpteur florentin Benvenuto Cellini écrit, entre 1558 et 1567, le récit de sa vie – la Vita –, il se présente dès le début comme mélancolique et coléreux, se conformant, pour une part, à ce qui est en train de devenir le topos de l’artiste de génie, nécessairement mélancolique, et rivalisant avec les biographies déjà consacrées à Michel-Ange qui attribuent ces deux humeurs au peintre de la Chapelle Sixtine. Dans l’article où Lucie De Los Santos étudie comment ces humeurs se conjuguent dans la Vita et comment elles interviennent dans sa genèse, elle montre que l’écriture et la colère sont pour le sculpteur deux moyens de se libérer de son humeur noire. La colère est aussi une manière de réagir à la mélancolie : il s'en libère en passant à l’acte ou bien, après une conversion topique dans une autobiographie modelée sur les récits hagiographiques, en la sublimant dans l’écriture. Alors la colère est à la fois cause et objet d’une écriture qui peut devenir dans le même temps une arme permettant à l’artiste de se venger.

La colère devenue fureur du Roland des Imitations de l’Arioste du Français Philippe Desportes, publiées en 1572, est aussi l’humeur qu’étudie Marion Bracq. Ces Imitations ont toutes pour objet la douleur amoureuse. Parmi elles, elle choisit celle consacrée à la folie de Roland et l’Imitation de la complainte de Bradamante au XXXII chant de l’Arioste, et elle montre l’évolution de l’écriture de Desportes dans son rapport aux représentations humorales. Un même mal d’amour est représenté de deux manières différentes : en suivant la topique pétrarquiste dans l’Imitation de la complainte de Bradamante, et en évoquant la folie du neveu de Charlemagne comme un dérèglement des humeurs. En ceci le Français développe ce que l’Arioste n’avait que suggéré et l’article montre comment la poésie réécrit des processus présents dans le traité hippocratique Du Régime ou chez Galien. Cette réécriture met au goût du jour des scènes de la folie de Roland qu’on retrouvera dans la poésie et, au siècle suivant, au théâtre, où les humeurs seront mises en scène.

Fortement « hispanique » en ses débuts, la Compagnie de Jésus n’a sans doute pas échappé à la forte influence du traité Examen de ingenios para las ciencias (1575) du docteur Huarte de San Juan sur les tempéraments et les complexions articulés avec le corps social – alors qu’elle ne reconnaissait pas le déterminisme du tempérament si l’on en croit la réfutation explicite des thèses matérialistes par le jésuite Antonio Possevino.[xi] En effet, l’ordre religieux organisait les catalogues de son personnel à partir d’une caractérisation humorale et en lien avec les ministères attribués à ses membres. Pour une approche de telles ambiguïtés, l’étude de cas du Tolédan Pedro de Ribadeneyra s’avère utile car ce religieux, caractérisé comme « colérique » par ses supérieurs, à l’égal de nombre de ses frères de la sainte milice de la Compagnie, est un des acteurs de l’émergence d’un véritable ministère de l’écriture chez les continuateurs de l’œuvre d’Ignace de Loyola. Or, comme le démontre l’enquête de Claire Bouvier, un tel apostolat littéraire s’avère fort complexe au sein de cette institution religieuse.

Notre dossier revient à l’humeur mélancolique avec Francisco de la Torre, une personnalité littéraire dont on ignore presque tout, hormis ses liens avec le contexte culturel de Salamanque dans les années 1550-1570, et sa connaissance de la poésie pétrarquiste italienne. Cette humeur mélancolique, comme celle du personnage Benvenuto de la Vita de Cellini, relève d’un choix, mais elle consiste cette fois en une stratégie d’écriture, en un « style », au sens le plus large du terme, adopté par l’auteur. Christine Orobitg montre tout d’abord que, dans le monde du XVIe siècle où les correspondances entre le microcosme humain et le macrocosme sont désormais bien établies, Francisco de la Torre exploite les liens entre la mélancolie, la nuit, l’hiver et la terre pour construire un je lyrique particulier, qui, comme dans la tradition pétrarquiste, est exclu de l’univers solaire de la dame, mais choisit délibérément le locus horridus s’opposant à celui-ci. Elle voit par ailleurs ce « style » mélancolique devenir, en tant que style de la terre, style de l’humus, style humilis donc, celui de l’univers lyrique, en opposition au style sanguin de l’univers épique.

Si l’importance des théories humorales et l’influence du traité de Huarte de San Juan dans le Quichotte ne sont plus à démontrer, la mélancolie, qui sature le premier roman (pastoral, et qui n’aura jamais la IIe partie promise) de Miguel de Cervantès, la fameuse Galatea (publiée en 1585), n’a pas été jusqu’ici l’objet d’une attention particulière de la part de la critique spécialisée. L’étude de Juan Diego Vila s’emploie à démontrer minutieusement comment cette humeur organise la narration au point de constituer une véritable esthétique et de transformer le lieu amène topique en confins amers où les bergers sont malheureux jusqu’au suicide.

Dernier saut en avant en guise de conclusion. Au siècle des Lumières, le siècle du « solidisme », l’ancienne philosophie médicale humorale résiste encore face à la nouvelle conception du corps humain et de la nature en train de s’imposer. C’est cette longue résistance aux vieilles catégories dont Caroline Jacot Grapa relève les traces dans quelques textes de Jean-Jacques Rousseau, ainsi que dans plusieurs articles que le médecin Venel écrivit pour l’Encyclopédie. Ce faisant, elle démontre la prégnance d’une grammaire des humeurs dans une littérature en pleine quête d’une expression nouvelle.

                              Giancarlo Alfano, Anne Robin, Michèle Guillemont, Roland Béhar

 

[i] Jackie Pigeaud, « L’humeur des Anciens » (1985), dans : Poétiques du corps. Aux origines de la médecine, Paris 2008, 148-173.

[ii] Voir l’article publié ici de Roland Béhar , « L’humeur du poète au XVIe siècle, du propre au figuré », qui retrace cette transformation.

[iii] Voir la mise au point faite par Giancarlo Alfano dans : « Un lessico per una grammatica degli umori » qui clôt ce dossier.

[iv] Libro compuesto por el famoso, y singular philosofo, y gran medico Marsilio Ficino Florentino, en el qual se contienen grandes auisos, y secretos maravillosos, assi de medecina, como de çirugia, para curar y preseruarse los hombres de pestilencia [...], Pampelune, Matías Mares, 1598.

[v] Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie, études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art (1964), Paris 1989.

[vi] Paris 2012 ; La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris 1990.

[vii] Paris 1981.

[viii] Telle la thèse de doctorat de Christine Orobitg, L’Humeur noire : mélancolie, écriture et pensée en Espagne au XVIe et XVIIe siècle, publiée dès 1995 (Lille, ANT), et les nombreuses études de cette chercheuse.

[ix] (1977), Paris 1981. Dans le domaine des arts figuratifs, on signalera la magistrale exposition « Mélancolie. Génie et folie en Occident » et le catalogue du même titre dirigé par Jean Clair, Paris 2005.

[x] Un corpus quasiment absent de l’essai de Gisèle Mathieu-Castellani, Éloge de la colère. L’humeur colérique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris 2012.

[xi] Bibliotheca selecta qua agitur de ratione studiorum in historia, in disciplinis, in salute omnium procuranda, Rome 1593.

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