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Comment écrire une nouvelle histoire de la littérature russe ? (Paris Sorbonne)

Comment écrire une nouvelle histoire de la littérature russe ? (Paris Sorbonne)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Atelier Nouvelle Histoire)

Sorbonne Université – Faculté des Lettres

EUR’ORBEM (UMR 8224)

« Comment écrire une nouvelle histoire de la littérature russe ? »

Le 17 avril 2019

 

Journée d’études

Appel à communication

« L’histoire et la littérature peuvent être autre chose l’une pour l’autre qu’un cheval de Troie », assure Ivan Jablonka dansL’histoire est une littérature contemporaine, ouvrage destiné à montrer qu’il est possible de dépasser le clivage méthodologique entre les deux disciplines. Or ce n’est pas chose facile, et si l’écriture de l’histoire est une entreprise périlleuse, l’écriture d’une histoire de la littérature – d’une histoire des histoires, en quelque sorte, – l’est encore plus. 

C’est pourquoi, sans doute, des artifices ont été employés au fil des siècles pour l’écrire. En terrain russe, à en juger par les ouvrages existants[1], l’histoire de la littérature russe se donne à lire d’abord comme des coupes traitant de telle ou telle période (les xviiie,xixeou xxesiècles, le premier quart du xixeou sa deuxième moitié, la première ou la deuxième moitié du xxesiècle). En suivant ainsi une chronologie historique et politique, ces travaux stipulent, sans forcément l’interroger, la relation étroite entre littérature et histoire,a fortiorilorsque l’attention de l’historien de la littérature se concentre sur des périodes dites « charnières »[2]rubežiet autres « fractures » qui fournissent de l’eau au moulin d’une vision « progressive » et déterministe de la littérature. 

Dans les dernières décennies, plusieurs entreprises d’écriture d’histoire de la littérature différentes ou alternatives ont vu le jour en Russie et en Occident, devenant, pour certaines, des ouvrages de référence[3], sans vraiment remplacer, en France, le modèle canonique de l’Histoire de la littérature russed’Efim Etkind, Georges Nivat, Il’ja Serman et Vittorio Strada, publiée chez Fayard. Tous ces travaux ont en commun de vouloir remettre en question un modèle d’écriture de l’histoire de la littérature qui privilégierait une seule approche téléologique, d’ouvrir la voie à une interrogation sur ce qu’est la littérature et le littéraire et d’adopter une perspective qui parvienne à l’équilibre entre la diachronie et la synchronie afin de considérer au plus près les processus de création, de diffusion des textes, de leur lecture et de leur réception, quitte à sacrifier l’envergure d’une étude historique à l’analyse précise d’un phénomène littéraire, d’un texte ou d’une personnalité[4]

Il existe aussi des tentatives, parfois très irrévérencieuses[5], d’écrire de nouvelles histoires de la littérature russe qui, pour la plupart, sont symptomatiques de l’état actuel des connaissances sur la littérature russe disponibles pour le grand public et du poids d’une réception déterminée par les programmes scolaires – qui ont participé à forger le « canon littéraire » russe – depuis deux ou trois siècles : le phénomène de l’écriture d’une histoire de la littérature russe par les écrivains contemporains est en ce sens exemplaire[6].

S’il y a tant de méthodes et d’approches, si l’histoire de la littérature russe fait l’objet de débats parfois houleux, c’est parce que les histoires de la littérature servent souvent plusieurs objectifs : transmettre un patrimoine, savoir situer des œuvres dans leur contexte, comprendre les trajectoires des auteurs et la place de leurs œuvres dans l’histoire, déterminer, enfin, leur modernité et leur culture par rapport à un passé qu’il n’est pas toujours aisé, en Russie, de recouvrer dans son intégralité, tant « l’histoire de la littérature soviétique [a pu être] une série de tabous en évolution permanente[7] ».

Or il faudrait avant tout tenter de répondre à des questions centrales qui président à la rédaction de toute histoire de la littérature : qu’est-ce que « la littérature » dans l’expression « histoire de la littérature » ? Pourquoi écrit-on des histoires de la littérature de tel ou tel pays et, plus spécifiquement, de la littérature russe ? Comment déterminer ce qui, dans la littérature, « fait histoire » ?L’histoire de la littérature est-elle (ou peut-elle être) une science ? 

C’est pour répondre à ces questions que nous souhaitons inviter les chercheurs, slavistes et comparatistes, à réfléchir aux différentes manières d’écrire l’histoire de la littérature russeet, à terme, proposer éventuellement une méthodologie alternativequi tienne compte de plusieurs difficultés :

  •      Comment écrire une histoire de la littérature qui ne soit pas une histoire des grands noms, une histoire de périodes plus ou moins arbitrairement déterminées, ni une histoire focalisée sur un concept ? 
  •      Comment éviter l’écueil téléologique de l’écriture de l’histoire ? Comment donner une cohérence à la narration tout en évitant d’écrire une histoire du progrès, du développement, ou un roman national ? 

- Comment, à l’inverse, donner une cohérence narrative au chantier archéologique que représenterait la prise en compte de tous les événements de la vie d’un texte et de son auteur ? Car, comme l’a joliment formulé Roman Timenčik dans son dernier livre sur Gumilev, « lorsque nous éprouvons des difficultés à résoudre la question éternelle “Comment écrire l’histoire de la littérature”, nous devons nous rappeler qu’une historiographie de ce type se compose d’un nombre incalculable de coupes synchroniques de cette histoire (parfois journalières), de ces “brisures pétrifiées de l’été d’il y a deux ans”, selon le mot du poète[8] ».

En effet, nous gageons que le concept de « perspective réelle » (real’naja perspektiva) développé par A.I. Rejtblat est une des clefs permettant d’ouvrir des horizons nouveaux. En s’intéressant à l’impact réel qu’a eue telle ou telle œuvre sur son public au moment de sa publication, la sociologie de la littérature s’attache à déceler les « mécanismes d’interaction entre les différentes composantes de la littérature[9]» et offre aux chercheurs en littérature la possibilité d’étudier ce que les formalistes ont baptisé la « vie littéraire » (literaturnyj byt) et le « fait littéraire » (literaturnyj fakt). Loin d’espérer que ces concepts offrent la solution à tous les problèmes que pose l’écriture d’une histoire de la littérature russe, nous pensons qu’une histoire du fait littéraire, même incomplète, permettrait de faire la lumière sur plusieurs aspects de la création littéraire simultanément : personnel / biographique, historique et technique.

Enfin, le champ d’investigation offert par une histoire de la vie littéraire qui prenne en compte avant tout le contexte historique, les lieux de création artistique, les affinités électives des écrivains entre eux et leurs « conversations » au sens que Mandel’štam a pu donner à ce terme, nous semble fécond.

Nous aimerions nous fixer les objectifs suivants : dans un premier temps, il s’agit de réévaluer les critères existants de ce qui fait histoire en littérature et de réfléchir aux aspects théoriques associés à l’entreprise d’écriture d’une histoire de la littérature russe. Les critères qui seront mis en lumière serviront, dans un deuxième temps, à l’élaboration d’un projet concret d’écriture d’une nouvelle histoire de la littérature russe.

Ainsi, avant d’aller plus loin, nous souhaitons aborder les points suivants au cours de la journée d’études :

-      L’historiographie de la littérature russe, en Russie et à l’étranger.

-      Histoire de la littérature et identité nationale.

-      Le canon littéraire russe : son histoire et les enjeux de sa formation, ses détracteurs et critiques. 

-      Les classiques russes et leur enseignement, entre programmes scolaires et chrestomathies. 

  • Les frontières du corpus de la littérature russe : les produits dérivés de la littérature comme les adaptations cinématographiques, les bandes-dessinées, les jeux, ou les productions folkloriques comme les histoires drôles font-ils partie de la littérature russe ?

-      Historisme, sociologisme, matérialisme et autres -ismesdans l’écriture de l’histoire de la littérature russe au XXe siècle et leur remise en question. 

-      Théories et pratiques d’écriture des histoires de la littérature en terrain russe 

-      L’histoire de la littérature russe : discipline, science ? 

-      Littérature russe et histoire de la lecture.

*

Les propositions de communication (1500 signes) doivent être envoyées avant le 20 janvier 2019 à l’adresse suivante : workshophlr@gmail.com

 

 

Comité d’organisation :

 

Rodolphe BAUDIN

 

Laetitia DECOURT

 

Daria SINICHKINA

 

 

 

 

 

Et si l’on laisse de côté les histoires des genres et des formes littéraires. 

[2]Si Nikolaj Bogomolov réfléchit au cadre chronologique de l’« Âge d’argent » - encore un concept complexe pour l’historien de la littérature –, Katerina Clark va jusqu’à remettre en question la rupture de 1917 et Oleg Lekmanov privilégie une approche éclatée de la période, portant son attention sur des phénomènes épars mais représentatifs de l’époque. Voir, dans l’ordre, N. Bogomolov, N. Bogomolov, Вокруг « серебряного века ». Статьи и материалы, Moscou, NLO, 2010, p. 14 ; K. Clark, Petersburg. Crucible of Cultural Revolution, Harvard, Harvard University Press, 1997 ; O. Lekmanov, КлючикСеребряномувеку, Moscou, Rosebud Publishing, 2017. 

[3]Parmi ceux-là, citons l’ouvrage de E. Dobrenko, G. Tixanov, Историярусскойлитературнойкритики, Moscou, NLO, 2011, et celui d'A. Wachtel et I. Vinitsky Russian Literature, Cambridge, Wiley (PolityCultural History of Literature), 2009. 

[4]O.Lekmanov, Самое главное о русской литературе 20 века,Moscou, RosebudPublishing, 2017. 

[5]M.Klimova, Моя анти история русской литературы, Moscou, AST, 2014. 

[6]Литературная Матрица: учебник, написанный писателями, aété édité chezLimbusPressparVadimLeventhal, PavelKrusanovetSvetlanaDrugovejka-Dolžanskajaen2010 souslaformed’unouvrageendeuxtomes. Depuis, deux tomes supplémentaires sont venus augmenter l’ouvrage, en 2013 et 2015. Parmi les auteurs qui ont participé à la composition de cet ouvrage, l’on compte Ljudmila Petruševskaja, Andrej Bitov, Olga Slavnikova, etc. L’écrivain engagé Zaxar Prilepin a quant à lui signé une histoire des écrivains et poètes militaires de la littérature russe, ВзводОфицеры и ополченцы русской литературы, en2017. 

[7]R. Timenčik, История культа Гумилева, Вид с горы Скопус, 2018, p. 11. 

[8]R. Timenčik, op.cit., p. 9. « Когда мы медлим перед неизбывным вопросом : «Как писать историю литературы», мы должны вспомнить о том, что таковая историография складывается из набора бессчетного количества синхронных срезов этой истории (вплоть до однодневных), этаких, как говорил […] поэт, […], «окаменелых обломков позапрошлого лета ». 

[9]A.I. Rejtblat, Как Пушкин вышел в гении : историко-социологические очерки о книжной культуре пушкинской эпохи, М., NLO, 2001, introduction.