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Colloque Trois souvenirs de ma jeunesse (Amiens)

Colloque Trois souvenirs de ma jeunesse (Amiens)

Publié le par Vincent Ferré (Source : christian michel)

Université de Picardie-Jules-Verne (Amiens)

Colloque CERCLL/CERR/ESPE d’Amiens

Logis du Roy, 20-21 octobre 2016

 

Trois souvenirs de ma jeunesse (Nos Arcadies) d’Arnaud Desplechin (2015)

 

 

Appel à communications

 

« Enfants, où êtes-vous désormais ? »

Éléments de réflexion

 

Où l’on retrouve Paul Dédalus.

Inspiré de Joyce (A Portrait of the Artist as a Young Man), découvert dans Comment je me suis disputé… (Ma vie sexuelle), aperçu plus brièvement dans Un conte de Noël, Paul Dédalus fait retour dans ce faux antépisode, où il est incarné une nouvelle fois par Mathieu Amalric dans un film qui puise une fois encore à la matière autobiographique de son réalisateur (Roubaix, la grand-tante, etc.).

 

Triptyque

Placé sous l’égide de figures tutélaires du structuralisme (Paul lit Lévi-Strauss, il dessine un groupe de Klein à la demande du professeur Béhanzin, il a sur le mur de sa chambre un portrait de Lacan), Trois souvenirs de ma jeunesse est un film à la construction apparemment limpide : un triptyque encadré par deux épisodes en forme de prologue et d’épilogue, qui en orientent le sens : Paul, au seuil de la cinquantaine, se souvient de sa jeunesse.

La composition distingue trois épisodes qui renvoient respectivement à l’enfance, à l’adolescence et à l’entrée dans l’âge adulte. Cette tripartition trouve un écho dans la prolifération des figures ternaires dans le film : la famille Dédalus se compose de trois enfants, l’association d’aide aux refuzniks est représentée par trois de ses membres, Esther a trois « maris », Paul connaît trois figures de mère (la « folle », Rose, Béhanzin), il a trois amantes (Pénélope, Gilberte, Esther), trois polaroïds d’Esther sont accrochés au mur, etc. Au centre du triptyque, encadré par deux épisodes qui mettent en scène un même lieu (la maison familiale de Roubaix), l’épisode soviétique, qui est aussi celui de l’héroïsme de Paul.

Ces trois épisodes se développent selon un mouvement d’amplification progressive, qui vient perturber l’équilibre du triptyque : la disproportion des masses donne ainsi une place majeure à la troisième partie, tout en déplaçant son centre de gravité et ses enjeux : de l’amitié à l’amour, du jeu au sérieux, de Paul à Esther – et aussi de l’héroïsme de l’épisode russe à la lâcheté de l’abandon d’Esther. Si, dans la relation sexuelle, les hommes « viennent » et les femmes « partent », il semblerait qu’en amour, ce soit bien l’inverse : « C’est toi qu’es parti, pas moi », dit ainsi Esther lors de leur dernière conversation.

D’autres formes de ponctuation, et partant, d’organisation du récit, apparaissent : les ouvertures/fermetures à l’iris ignorent les délimitations chapitrées et définissent une autre logique d’organisation du récit, plus secrète et plus complexe, sur le sens de laquelle on pourra s’interroger.

Enfin, la figure du voyageur par excellence, Ulysse, invite à étudier dans Trois souvenirs de ma jeunesse la représentation de l’espace et du temps, qui sont étroitement solidaires, comme l’indique aussi cet article que Paul cite lorsqu’il rencontre pour la première fois la professeure Béhanzin, et qui est emprunté à Lawoetey-Pierre Ajavon : « Représentations du temps et de l’espace chez les Gen-Mina du Bénin ». On pourra ainsi être attentif aux ellipses subreptices, à ces raccords où une conversation se poursuit de façon continue malgré la discontinuité des lieux : de façon exemplaire lors de la descente d’escalier d’Ivan et Paul après la rencontre avec l’instituteur qui les morigène et qui se poursuit sans solution de continuité dans la rue. Mais le film pose aussi la question du lien par-delà la distance : comment être ensemble tout en étant ailleurs ? Question qu’Ulysse précisément ne se pose pas. À l’inverse, lors de la première fête, Pénélope propose à Paul d’aller l’attendre dans sa chambre. Trois souvenirs de ma jeunesse est ainsi tissé de discours et de réflexions sur l’amour, et sous toutes ses formes : homosexuelle ou hétérosexuelle, en couple ou à trois (Paul/Esther/Kovalki, Paul/Gilberte/William), selon des configurations qui entrent autant en écho avec Jules et Jim ou Un été avec Monika qu’avec les fantasmes de Margaret Mead à propos d’une supposée liberté sexuelle aux antipodes (Mœurs et sexualité en Océanie).

 

Retour amont

La rigueur de la composition telle que le titre l’affiche est contestée, ou déplacée, par la présence d’un épilogue explicite et d’un prologue qui n’est pas désigné comme tel. Les trois souvenirs sont ainsi inclus dans un récit cadre, qui correspond à un quatrième temps, celui de l’âge mûr et, en apparence, de la maturité, au regard rétrospectif sur le passé et du retour sur soi, qui est aussi un retour au pays natal. Ulysse revient à Ithaque – pour y massacrer les prétendants, et le premier d’entre eux, Jean-Pierre Kovalki ? Par ailleurs, cet enchâssement des souvenirs oriente le récit et la connaissance du personnage : Paul enfant est vu non seulement par Paul adulte, mais aussi et surtout en fonction de l’adulte qu’il est devenu. Présente aussi dans le poème de Yeats (« Among School Children »), la tension propre à toute autobiographie persiste, entre ignorance par l’enfant de son avenir et connaissance rétrospective de l’adulte qui transforme la vie en destin. Quel sens donner ainsi à la rage conclusive, la « fureur intacte » de Paul devant Kovalki : lucidité due à la maturité ou illusion rétrospective qui lui permet d’occulter ses propres défaillances, ses aveuglements, thématisés notamment par ces scènes où les yeux lui brûlent ? À cet égard, les relations entre le récit-cadre et les récits enchâssés sont autant de complémentarité que de conflit, ou de contestation. La tension entre fidélité du souvenir et réinvention, voire récriture du passé mériterait ainsi d’être explorée : « J’me souviens, j’me souviens, je cherche des morceaux de souvenirs en moi et j’ai de mémoire de rien, tout est effacé, sinon trois, quatre bribes, un bégaiement ». Plus largement, on pourra réfléchir aux formes spécifiques du souvenir et de la réminiscence chez Desplechin.

Récit d’apprentissage, Trois souvenirs de ma jeunesse est indissolublement le récit d’une triple initiation : sentimentale, intellectuelle et politique. Mais à rebours de la tradition littéraire, où la femme est l’initiatrice à la fois à l’amour, à la vie sociale et à la compréhension du monde, vie sentimentale et vie intellectuelle restent clivées dans le film, avec la distribution dans deux lieux différents de l’amour et du savoir (Roubaix vs Paris, Esther vs le professeur Béhanzin). C’est aussi ce qu’indique la scène dans le train qui ramène Paul et Esther vers Paris, où cette dernière pose ses mains sur le livre qu’il lit, alors que pour la première fois les deux espaces, amoureux et intellectuel, pourraient coïncider. Plus largement, Trois souvenirs de ma jeunesse est un film où la transmission et la filiation sont difficiles, et l’émancipation, brutale : Paul fuit son foyer, Bob est chassé de chez lui, et Paul s’arrache finalement à Esther. Mais si Paul sait coudre, et peut ainsi cacher le paquet dans la doublure du manteau, c’est aussi parce que Rose le lui a appris.

 

 

Échos

S’il convient d’être attentif à la distribution des grandes masses architectoniques du film, il faut l’être aussi aux modalités de leur articulation et à la porosité des frontières qui les séparent : le mur de Berlin qui tombe est le signe de la fin de la jeunesse de Paul, mais il est aussi l’emblème d’un film construit sur des passages, des échos et des déplacements qui font dialoguer les trois souvenirs. On relèvera ainsi, à titre d’exemple, la présence d’une même scène, déclinée sous trois formes différentes : les coups portés à Paul successivement par son père (1. Enfance), par lui-même/Marc (2. Russie), par l’un des « maris » d’Esther et de son acolyte après qu’il l’a raccompagnée chez elle (3. Esther). Et cette même conclusion, imperturbable : « Je n’ai rien senti ». La relation entre héroïsme et déni de la souffrance, voire masochisme, mériterait à cet égard d’être interrogée. Autre écho, entre la scène où Paul découvre, assis dans la cour où il joue aux osselets, le baiser de sa grand-tante à Mme Sidorov et celle où il aperçoit Gilberte à demi dénudée sur le seuil de son appartement. Mais les échos peuvent être plus secrets : ainsi de cette écharpe bleu ciel que Paul porte quand il va se réfugier chez sa grand-tante Rose et qui passe au cou d’Esther lors de son apparition en majesté lors de la première fête. En complément de la rigidité de la construction structurale, Desplechin préconiserait ainsi une logique plus souple, faite d’associations et d’échos, dont la Traumdeutung, qui tombe des mains de Béhanzin quand elle bascule dans le sommeil, pourrait être le modèle.

 

Paul, ce héros ?

L’écho avec le texte de Joyce qui inspire Desplechin (Stephen Hero), l’identification de Paul à Ulysse, mais aussi cette scène où Paul enfant recopie un dessin qui représente Caius Mucius Scaevola mettant sa main au feu, invite à étudier les figures de l’héroïsme dans le film, et plus largement les notions de virilité et, celle, symétrique, de féminité : Esther sera ainsi comparée dans un même mouvement, devant le tableau d’Hubert Robert, à Diane déchirant Actéon, Vénus et Nausicaa.

Paul est confronté, lui, à trois figures de femme : la mère, l’amante, le mentor, qui est également une mère de substitution, et qui meurt elle aussi, marquant définitivement la fin de l’enfance. La solidarité de l’amour et de la mort mérite d’être relevée dans ce film qui multiplie les figures de la mélancolie : de la gravure de Dürer accrochée sur le mur de la chambre de Paul à Roubaix à l’apparition de Rose au cimetière en passant par les angoisses d’Esther. Notons, enfin, que le film a pour sous-titre Nos Arcadies, et l’on sait combien la mort règne aussi en Arcadie.

 

« I need to be me » (Roxanne Shanten, 1989)

La question de l’identité est centrale dans le film, qui la décline au moins sur quatre plans, qu’il conviendrait d’étudier plus en détail : individu, famille, société, religion.

L’identité de Paul est incertaine, et d’emblée de substitution, quand il élit domicile chez sa grand-tante, échangeant une mère « folle » et un père dépressif et violent contre une grand-tante qui vit avec une femme russe, déjà… À ce déplacement initial feront écho l’emménagement de Robert chez les Dédalus et l’élection par Paul d’une mère – et d’un père ? – de substitution en la personne du professeur Béhanzin. Si Delphine hérite d’un objet, le collier de sa mère, qui semble lui interdire d’échapper à l’histoire familiale, comme le confirme la scène avec le père lors de la première fête, Paul s’invente par ses lectures, foisonnantes,  et ses rencontres. À ces identités par substitution font écho des identités par élection : Paul aide ainsi les refuzniks par amitié pour Marc et « pour défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

L’instabilité de l’identité de Paul est abondamment thématisée dans le film. Il ne sait que répondre quand son collègue du Quai d’Orsay lui demande qui il est. Est-il Personne, comme Ulysse dans l’épisode du cyclope ? Il rencontre à Minsk celui qui devient son « jumeau », Natan. Mais la figure du double est ambiguë. Le double, c’est le frère (« Nous sommes un seul corps à deux têtes », dit Paul d’Ivan) ou l’ami (Marc et Paul répondent dans un même mouvement « Dans quinze jours » quand on les interroge sur la date de leur départ pour Minsk). Mais c’est aussi le rival (Kovalki) ou celui qui amène à douter de sa propre identité (« quand j’étais adolescent, j’ai dû donner mon identité à un type, et je sais plus si je suis le bon »), voire celui dont l’apparition est, comme dans la tradition romantique, un présage funeste (Natan). La spécularité est donc à la fois un réconfort et une menace.

Ce thème est aussi cinématographique. Spécularité et dualité s’incarnent ainsi dans les nombreux plans, insistants, où la symétrie s’exhibe : Paul jouant aux osselets, Paul devant la nappe de feu, la voiture lors du retour à l’hôtel à Minsk, la table d’interrogatoire à la DGSE qui se reflète dans le plafonnier, Esther et Kovalki sur le quai de gare, la voiture en panne devant le massif montagneux, etc. Symétriquement, Desplechin multiplie les raccords, notamment dans les dialogues, qui portent atteinte à la symétrie par la transgression fréquente de la règle des 180°.

La détermination de l’identité rencontre aussi, comme toujours chez Desplechin, la question de la religion, qui se déploie selon différentes postulations : judaïsme (Marc), catholicisme (Ivan), islam (Medhi et Francis), athéisme, mais aussi une forme singulière de spinozisme : « Je crois à une infinité de vies heureuses », dit ainsi Paul lors de la première fête. Et la question religieuse est aussi politique, comme l’indique un nouvel écho. Par deux fois, Paul accompagné d’un ami rend visite à trois hommes à qui un objet caché dans le dos d’un des personnages, glissé dans sa ceinture, est remis : lors de la visite aux « Strasbourgeois » qui aident les refuzniks, lors du deal des barrettes de cannabis. Dans un cas, c’est une enveloppe contenant des livres et de l’argent, dans l’autre, un pistolet. Dans un cas, Paul est accompagné par Marc, qui est juif, dans l’autre par Medhi, qui est arabe. Et Francis Belkacem de le souligner, en interrogeant Paul sur « cette fête où on n’aime pas les Arabes ».

L’hésitation quant à l’identité est aussi générique dans ce film qui multiplie les références à des genres codés (film d’espionnage, film fantastique, teen movie, etc.) et à d’autres films de Desplechin : Comment je me suis disputé… bien sûr, mais aussi La Sentinelle, Un conte de Noël ou encore L’Aimée.

 

 « – Tu vas m’appeler ? – Tu vas m’écrire ? »

Conformément à la logique du récit d’apprentissage, Trois souvenirs de ma jeunesse est le récit d’une vocation (Paul devient anthropologue/ethnologue), mais aussi celui d’une assomption de la parole. Paul le « muet », celui « qu’on a amputé de la langue » selon sa sœur Delphine, devient un « beau-parleur » : « Tu es divin en ce qui concerne les discours, ô Paul Dédalus », dit Esther en citant Phèdre. Les discours et l’écrit occupent à cet égard une place prépondérante non seulement dans la fiction (la relation entre Paul et Esther devient de plus en plus épistolaire) mais aussi dans le dispositif (pluralité des voix off/over, lettres lues face caméra, etc.). Il conviendra d’être sensible à la dimension à la fois littéraire et artificielle de l’écriture (quels adolescents s’expriment ainsi ?). En outre, les références livresques sont foisonnantes et leur présence n’est pas seulement motivée par la définition du paysage intellectuel dans lequel Paul évolue. À cet égard, on ne manquera pas de relever l’anachronisme de certaines références : Lacan, penseur de référence en 1989, vraiment ? Un instituteur des années 70 habillé d’une longue blouse ? Le choix des acteurs/actrices, la direction d’acteurs, ainsi que leur jeu, pourront aussi être regardés avec attention.

La référence à Platon (les pages qui volent sur le pont sont extraites de l’Apologie de Socrate), et plus particulièrement au Phèdre, cité par Esther dans la séquence finale, mériterait également d’être étudiée tant le dialogue platonicien entre en écho avec certains des enjeux du film, non seulement dans son dispositif (Phèdre lit le discours de Lysias à Socrate comme Paul et Esther lisent leurs lettres au spectateur) mais aussi dans ses interrogations : la nature de l’amour, divin ou maléfique ; la solidarité de l’amour et de l’éloquence ; la supériorité de la parole sur l’écrit, etc.

Mais ces multiples références qui saturent le film sont-elles autant d’indices ou de leurres ? Là encore, une étude détaillée est nécessaire pour préciser le dispositif exégétique que le film met en place, et son sens. On notera la discrète présence d’un autre référent mythique, Œdipe (la quête de la vérité, le baiser à la mère adoptive, les yeux qui brûlent) et d’un genre paranoïaque par excellence, le film d’espionnage. On pourra s’interroger à ce propos sur la « méthode mythique » de Desplechin –  pour reprendre l’expression de T. S. Eliot employée, entre autres, à propos de Joyce –, sur la façon dont le réalisateur s'empare, pour composer son œuvre, de textes préexistants (mythes, romans, films, en particulier, mais aussi musiques et tableaux).

           

Le colloque aura lieu le jeudi 20 et le vendredi 21 octobre 2016 au Logis du Roy (Amiens), et le volume d’études sera publié dans la foulée.

Format des communications : 20 min. (30 min. si projection d’extraits) + 10 min. d’échanges.

Merci d’envoyer un projet de communication d’une page ainsi qu’un C.V. à Jean-Baptiste Renault (jb@renault-duca.fr) et à Christian Michel (chmichel@free.fr) avant le 15 juillet 2016.

Christian MICHEL et Jean-Baptiste RENAULT