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L'hypothèse d'une langue-mère (Paris)

L'hypothèse d'une langue-mère (Paris)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Nadia Setti)

Appel à communication

Colloque Gradiva 2020

L'hypothèse d'une langue-mère

19-20 juin 2020

Maison du Portugal

résidence André de Gouveia

Cité Universitaire 75014 Paris

 

Le prochain colloque de « Gradiva, créations au féminin » poursuit et conclut le cycle de séminaires et journées d'études à l'enseigne de l'hypothèse d'une langue-mère. Comme le rappelle Michèle Ramond :

« La tentation est toujours de penser la langue comme antérieure à la création, comme sa condition d'existence, ceci est évident pour les littératures mais aussi, à bien y songer, pour toutes les autres créations dont le langage n'est pas le matériau fondamental : la langue comme volonté de signifier, de représenter, de dénoncer, de glorifier, de montrer, de témoigner (etc.) préexiste à la poésie, au tableau comme à la photographie ou à la variation pour orchestre. [...]  Nous pouvons aussi pousser plus loin cette méditation et supposer que tout acte créateur qui porte en lui ce processus linguistique infini ne peut exister que dans la mesure où la langue-mère, comme condition première, le précède. Celle-ci ferait partie (un peu comme une langue mythologique) de notre champ vital depuis la naissance. À côté de la langue orale, du babil, du balbutiement, comme de la langue savante, rigoureuse et normée, il y aurait la langue-mère, celle qui nous pousse à dire et à écrire, à créer, à entrer dans les mille et un processus de l'improvisation créatrice. Sans cette étincelle initiale qui serait donnée à tout être au moment de sa naissance, sans cette langue pousse-à-créer et à signifier, à marquer le territoire de son empreinte signifiante, il n'y aurait pas de possibilité d'invention, pas de création. Nous pourrions réfléchir ensemble, à partir de nos expériences professionnelles ou personnelles si diverses, sur cette hypothèse finalement très heuristique d'une langue en création, d'une Langue-Mère. »

  • Si la langue-mère « en création » est performative, puisqu'elle se crée au moment de sa mise en œuvre, qu'en est-il de toutes ces langues d'enfance, langue natales, apprises dans /par les corps à corps, les jeux, les sens ? Ces langues qu'on appellera, encore, langues maternelles, familiales, natales ? Comment écrivain.e.s, artistes, performeur.e.s sont habité.e.s, traversé.e.s, divisé.e.s par ces langues ?

  • Langue-mère-langue-corps : quels sont les sens de cette langue-mère ?

Toute relation au corps remue les affects, soulève les émotions, différemment intenses, violentes ou estompées : la langue-mère serait cette langue des émotions, des visions, des sons et des voix déposées et archivées dans le corps, dont la parole, le geste, la partition, le geste pictural ressuscitent et délivrent la vibration, l'aura, la jouissance et la douleur. De quelle affectivité (sensation, sentiments, sens, corporalité affective) cette langue-mère est-elle porteuse si on entend « mère » comme charge affective, pulsionnelle, sensorielle, intelligible ? D'innombrables créatrices/créateurs manient plusieurs langages (écriture, musique, performance, arts plastiques etc.), de quelle façon la langue-mère navigue entre les langages et les signes, s'incarne dans plusieurs corps linguistiques, sensoriels, corporels, avec ou sans traduction ?

De même, on peut se demander comment les langages théoriques sont ou pas en rapport avec la langue-mère.

  • Quel rapport entre langue-mère et amour : de la langue, de la mère, de l'écriture, de tout.e autre ?

Le féminisme italien de la différence, et en particulier le groupe Diotima, a poursuivi pendant des années une élaboration de grande envergure autour de L'ordre symbolique de la mère (1991) titre de l'ouvrage de Luisa Muraro. Loin de vouloir revenir à une figure de l'origine mythique, Muraro situe sa pensée sur le plan du commencement du logos du langage, qui s'effectue à travers la relation entre la mère et l'enfant. Selon la philosophe « la parole [est] don de la mère ». « Savoir parler veut dire, fondamentalement, mettre au monde le monde, et cela, on ne le fait qu'avec la mère, non séparé d'elle. ». (L'ordre symbolique de la mère, 2003, p. 67). C'est dans cette relation que se trouve la matrice de la signification de soi, de l'être, de la pensée et de la parole. La question peut être ainsi reformulée : « comment signifier l'oeuvre maternelle, en lui reconnaissant la première autorité symbolique » ? Il ne s'agit pas de revenir au phantasme, à l'Imago, ou au mythe de la Mère Toute-Puissante, mais tout au contraire de commencer à l'envisager comme « sujet réel avec une existence indépendante : un sujet avec lequel l'autre serait obligé de mesurer ses limites et les frontières de son identité. » (Anna Maria Piussi, « Era là dall'inizio », Diotima, Il cielo stellato dentro di noi, 1992, p. 25). Par conséquent, il s'agit à la fois de la relation mère-enfant (et en particulier mère-fille) et de la signification du rapport à la réalité, et donc du sens de la construction du sujet situé et du savoir, de la reconnaissance de la connexion entre les plans du symbolique et du réel. L'étendue de cette pensée de la langue maternelle dépasse l'espace purement philosophique et devient espace de création, comme il est clairement exprimé dans un des derniers ouvrages de Diotima :

J'insiste sur la différence parce que celle-ci peut nous aider à comprendre pleinement le phénomène de ces nouvelles expériences liées à la recherche de nouveaux styles de vie, un phénomène qui, à travers les actions et les pensées de ses protagonistes, se situe dans un ordre symbolique différent de celui capitaliste du pouvoir dominant (masculin patriarcal – post ou pas). Cet ordre parle une autre langue, une langue relationnelle et, surtout, proche du déploiement de leur vies. Une langue maternelle. Ce ne sont pas uniquement des bonnes pratiques mais des mouvements, des inventions, des créations qui comportent de nouvelles significations, différentes de l'ordre symbolique économique dominant. (Lucia Bertell, « Toi qui te caches derrière tous les noms », Diotima, 2017, p. 35)

En reprenant des analyses très intéressantes de Jean-Didier Urbain (1982), Milagros Ezquerro montre comment, à travers les siècles, les idéologies et les pensées, la langue maternelle est tour à tour élevée ou rabaissée, tout comme la fonction maternelle et féminine. Tantôt la langue maternelle est langue du peuple, vulgaire, par rapport à la langue du savoir (le latin), tantôt c'est la langue de la Nation, celle qu'il faut promouvoir. Ainsi, à partir du XVIe siècle l'écart se creuse entre une langue de la mère (de la maison, de l'affectivité, « inculte ») et une langue-du-père (langue du pouvoir économique, politique, social, intellectuel).

Loin d'être assimilée à une mythique « langue originelle », intangible et à jamais perdue, la « langue-mère » pourrait être définie comme « toute création, porteuse de nombreuse descendance ». Selon Milagros Izquerro : « Nous cherchons plutôt à construire un concept nouveau, moins englué dans une vision coloniale du monde et dans une vision patriarcale de la société, et doté d’un plus grand dynamisme en donnant à langue le sens de système de signes complexe auto-générateur, capable de produire indéfiniment une intention de signifier ; et à mère le sens de source de créativité auto-régulée. […] La langue-mère agirait en somme, dès les prémisses de l’acquisition du langage, comme un moteur en permanente évolution, un ‘‘pousse-à-créer’’ ».

  • Langue-mère, genre, différence sexuelle

Peut-être que la langue-mère porterait les traits de ce Neutre dont Michèle Ramond disait en se référant au « it » de Clarice Lispector et au « neutre » de Roland Barthes : « Le neutre n'est pas dans la langue […] il échappe à la langue ainsi qu'une pensée duelle inséparable de la langue duelle » (Ramond, « La neutralité vivante du texte », in Besse-Setti, 2013, p. 193). Aussi, la langue-mère serait-elle une langue-it ou une langue X en dehors de toute généalogie familiale et hors genre ? N’y aurait-il pas des écritures/des œuvres en langue maternelle-paternelle et d'autres dans une langue-X (mère) ?

Quand et comment renverser une telle idéologie tout en maintenant les termes de « langue » et « mère » ?

Bien que la réflexion linguistique et littéraire constitue le noyau de cette réflexion, il apparaît que la notion de langue-mère vise à dépasser les clivages et les limites du champ littéraire, et incite à explorer sa pertinence.

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Lucia Bertell, « Tu che ti nascondi dentro tutti i nomi », in Diotima, Femminismo fuori sesto. Un movimento che non può fermarsi, Napoli, Liguori editore, 2017, p. 31-41.

Annamaria Piussi, « Era là dall'inizio », in Diotima, Il cielo stellato dentro di noi, La tartaruga edizioni, 1992.

Luisa Muraro, L'ordre symbolique de la mère, Paris, L'Harmattan, 2003.

Michèle Ramond, « La neutralité vivante du texte », dans M-G Besse-N. Setti, Clarice Lispector : une pensée en écriture pour notre temps, Paris, L’Harmattan « créations au féminin », 2013, p. 191-202.

Jean-Didier Urbain, « La langue maternelle, part maudite de la linguistique ? », dans Langue française, 1982, n° 54, p. 7-28.

Shelley M. Park, Mothering Queerly, Queering Motherwood, Suny Press, 2013.

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Date limite pour l'envoi des propositions de communication : 1er mars 2020

aux adresses mails :

nadiasetti7@gmail.com

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Réponses avec décision de la commission : 16 mars 2020

Soumission article définitif : 1er septembre 2020