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Clinamen. Flux, absolu et loi spirale. Entretien avec F. Neyrat (revue la vie manifeste)

Clinamen. Flux, absolu et loi spirale. Entretien avec F. Neyrat (revue la vie manifeste)

Publié le par Marc Escola (Source : La vie manifeste)

 


Entretien radiophonique avec Frédéric Neyrat, à propos de l’ouvrage Clinamen publié aux éditions è®e


arton396.jpgSpirales 1. Propos sur Clinamen

1. C’est un livre qui semble nous parler des flux ; mais de fait il interroge la façon – la manière, la technique – dont l’Absolu s’est réfugié dans les flux ; au mépris de la loi spirale, celle des déviations, du clinamen de l’être.

2. Aujourd’hui, on nous dit que tout est fluide, que l’économie est fluante et les individus flexibles. On nous dit que tout peut changer à chaque instant, que rien n’est fixe, que rien n’est solide, etc. Ce qui n’est pas sans vérité, il faudrait être fou pour le contester. Mais la philosophie est toujours un peu folle, elle prend pour argent contant ce qu’on suppose sûr et certain. Ce livre cherche à montrer les limites inflexibles de cette société qu’on pourrait appeler la société flouide, aux supposés contours flous et fluents.

3. L’objectif est de montrer que notre monde est beaucoup plus stable qu’il n’en a l’air : de nombreuses choses sont terriblement fixes, immobiles, inertes. Deux exemples :
- on nous a beaucoup parlé des liquidités financières depuis la crise des subprimes de 2008, pourtant je montre que le marché, lui, est, totalement illiquide, il est immobile et souverain (regardez ce qui se passe en ce moment : les agences de notation sont nos nouveaux dieux, et les économistes les nouveaux prêtres) ;
- on nous dit que tout change aujourd’hui, mais il y a une chose qui est intouchable, c’est l’impératif de changement, l’obligation au changement. Dites par exemple que vous ne voulez pas devenir, mais simplement contempler… ou revenir… vous m’en direz des nouvelles, on va vous interner… L’impératif de changement, c’est le vrai surmoi postmoderne, c’est le point fixe, le moyeu autour duquel tournent nos sociétés.

4. Alors oui on est dans les flux, mais ces flux, je dis qu’ils sont intégraux, un peu comme on parle des intégristes : un flux intégral est purifié de tout ce qui fait ses turbulences. Un flux intégral est sans variation, il va en ligne droite et ne fait jamais de spirales. Il est absolu, ça veut dire séparé de la vraie vie. On croit qu’on bouge, qu’on change, mais en fait rien ne change vraiment, on fait du surplace, dans des flux unidirectionnels. Un vrai cauchemar.

5. C’est un certain alliage du capitalisme et de la technoscience qui est à l’origine de ces flux faussement mobiles et des absolus de substitution. Et c’est à partir de là que ce livre est aussi écologiste : je dis, c’est une formule, qu’on tente aujourd’hui de remplacer les flots par les flux. Pour montrer cela, j’analyse le statut de l’eau, de la privatisation de l’eau : qu’est-ce que ça veut dire, privatiser l’eau alors qu’elle est un bien commun, et puis la mettre en bouteille plastique, en la vendant à l’unité ? N’est-ce pas dément, plus dément que la philosophie ? Bien entendu, ce n’est pas la technologie qui est mauvaise, c’est notre croyance en un certain type de technologie qui donne lieu à ce que j’appelle des substituts, ou de la substance de substitution.

6. Il s’agit donc de sortir de ces flux intégraux qui sont de la fausse vie, de l’apparence de vie, de la vie en bouteille individuelle. Je suis ponctuellement vitaliste. Tout n’est pas vivant. Ce qu’il y a de gênant avec l’idée que tout est vivant n’est pas son animisme ou son caractère totalisant, mais le fait qu’elle ne rend pas justice au vivant, sa singularité, sa précarité. Le pré-individuel, comme le dit Simondon, ce n’est pas du vivant. Je dis que la vie, c’est toujours un écart, une déviation, un étrange pas de côté. Vous avez la ligne droite, c’est à dire les flux intégraux que vous devez suivre impérativement, et vous avez l’écart, le clinamen, terme que je reprends à des philosophes de l’antiquité grecque. La vie, c’est un écart. C’est dangereux, c’est un risque, mais sans ce danger la vie ne vaut rien.

7. C’est comme une histoire d’amour : on a d’abord deux individus qui suivent leur ligne droite respective, puis une rencontre, qui n’est autre qu’un carambolage. Dieu sait ce qui peut ressortir d’une rencontre amoureuse, passion sexe enfant, ça peut aussi rater complètement, finir en désastre. Dieu même ne sait pas….

8. Non seulement l’existence est clinamen, mais je ne dévie que par rapport à une norme qui était elle-même déjà une déviation.

9. Une spirale est une déviation continuée.

Entretien publié dans la revue La vie manifeste en écoute ici