Questions de société

"Clèves générale" (L'Humanité, "Portrait de luttes", 06/08/09)

Publié le par Bérenger Boulay

"Clèves générale" (L'Humanité, "Portrait de luttes", 06/08/09):

http://www.humanite.fr/2009-08-06_Politique_Portrait-de-lutte-4_15-Cleves-generale

Héritier revendiqué de l'école de la République, Éric Pellet,professeur de lettres à Paris-XII, renverserait bien ce gouvernementpour installer une princesse à la tête de l'État. En plus, il n'a pashonte.

Funambule lâché dansune foire d'empoignes, le grammairien se tient en équilibre sur lacorde. Aux extrémités, de part et d'autre, deux équipes de groscostauds, tendus comme des arcs, tirent et tirent encore. Il y a les« réacs » qui éructent : « Vive la langue de grand-papa, gloire à sapetite musique si précieuse à nos oreilles ! » Et les « chébrans »beuglant : « Grammaire, ta mère ! Jouissons du français sansentraves ! » Et au beau milieu de la furia, voilà Éric Pellet,professeur de lettres à l'université Paris-XII Créteil, qui tente derester sur sa ligne de crête : « La grammaire doit être à la foisdéfendue et modernisée, préconise-t-il, parce qu'avec lesmathématiques, elle est la discipline qui donne le plus tôt accès àl'abstraction et qu'elle exerce la pensée critique de l'élève. On al'air de s'éloigner des mouvements sociaux. Mais, en fait, c'est sansdoute plus proche qu'on ne le pense des valeurs défendues par lemouvement des universités. »

Retour en arrière. À la fin des années 1980, après cinq ans àexercer dans un collège rural de Seine-et-Marne, Éric Pellet retourne àla fac comme attaché temporaire d'enseignement et de recherche (ATER),un poste payé des clopinettes, mais avec des crédits sur le dos, il netient pas le coup financièrement. Comme il veut s'occuper de ses quatreenfants, il accepte un poste de professeur agrégé (PRAG), il fait deuxfois plus d'heures de cours que les autres, maîtres de conférences ouprofesseurs d'université, et n'a que peu de temps pour se livrer à larecherche. « Les PRAG, ce sont, depuis une vingtaine d'années, lessoutiers de l'université, le ver dans le fruit en termes de statuts »,soupire-t-il. Depuis lors, l'homme qui, à cinquante et un ans, nedésespère pas de faire sa thèse un jour écrit des manuels scolaires etjongle à Paris-XII Créteil entre ses cours de littérature française duXXe siècle, de stylistique, de linguistique et, donc, de grammaire.

Il y a certes de l'humus sur le parcours mais, à trop vouloir sonderautour des racines, on raterait l'essentiel : les bourgeons apparus etles fleurs épanouies lors d'une saison longue et féconde, qui a écrasél'hiver et s'est retirée avec l'été, lors de ce « printemps desuniversités », un mouvement inouï, si massif, si profond qu'il futparfois souterrain, maintes fois enterré par le gouvernement et sescomplices dans la presse. Ni porte-parole de ce soulèvementinsaisissable, ni tête d'affiche d'un élan d'abord collectif, ÉricPellet n'en reste peut-être que le parangon. Entre vive inquiétude,colère rentrée et grande détermination, il figure dans la bonnemoyenne, un universitaire parmi d'autres, sans histoire, sauf celle ducombat contre les « réformes » du gouvernement. « On se retrouve face àdes ministres très habiles qui nous bombardent de projets,témoigne-t-il, et c'est encore plus subtil : dans l'opération, il y ades petits et des gros pétards, des bombinettes et un très gros obus àfragmentation que personne ne voit au premier coup d'oeil. »

Au-delà du statut des enseignants-chercheurs, de la mise en coupesréglées du CNRS, de l'« autonomie » des universités, autant debouleversements qui ont jeté des foules inhabituelles dans la rue, il ya au coeur du mouvement une impétuosité autour de la défense de lafonction publique enseignante. « Avec la mastérisation qui revient àdéconnecter les concours pour le recrutement des enseignants, desformations et des statuts, le gouvernement veut créer un grand marchéoù l'écrasante majorité des enseignants seraient diplômés, maisprécarisés. On crée du moins-disant social et, pour supprimer 30 000postes par an dans la fonction publique, cela permet de taper trèsfacilement dans l'éducation. Avec adresse, et sans s'en vanter, XavierDarcos a tenté de réaliser ce que Claude Allègre avait promis, le"dégraissage du mammouth" ». Pour Éric, c'est cette urgence qui aporté, sur la distance, le mouvement des universités : « Il y avait cesentiment d'être responsables de l'héritage de l'école de laRépublique, affirme-t-il, avec sobriété. Pendant des années, les gensont appliqué les ordres en se disant : "C'est de la connerie." Mais là,c'est trop, on a le sentiment d'être sur le Titanic, il fallait réagirface à la mise au pas gestionnaire et managériale. »

Désobéir, brouiller les pistes et gripper la machine : Éric Pellet,membre du « comité de grève » de Paris-XII, revendique d'avoir toutessayé. « On a fait l'inverse de d'habitude, raconte-t-il. Avant,pendant la lutte contre le CPE par exemple, j'assurais mes cours, puisje me déclarais gréviste. C'était un cadeau à l'État, au fond… Dans cemouvement-ci qui devait durer longtemps, on a décidé de ne pas sedéclarer en grève, de maintenir des cours, mais de les faire àl'extérieur et parfois de les transformer en actions. » Un jour,l'affable professeur est descendu avec une petite pancarte. Jour decortège et d'espièglerie : « Ministre liquidateur, président inculte,vive la princesse de Clèves », avait-il écrit. Franc succès sur lestrottoirs : « C'était parfaitement antirépublicain au premier degré,admet-il, et visiblement, ça faisait beaucoup rire les flics. À unmoment, j'ai demandé si l'hilarité provenait du président ou de laprincesse. "Ben, c'est tout", m'ont-ils répondu. Au-delà, àl'université, ce sentiment d'être un peu les derniers gardiens dutemple, de tenter de protéger l'intelligence face à un présidentdénigrant tout ce qui venait de la culture, il a beaucoup joué. »

Aujourd'hui, le mouvement est terminé, ou suspendu. Il n'a pasgagné, mais pas perdu non plus : le gouvernement n'a fait que demodestes concessions sur le statut des enseignants-chercheurs, maisavec le boycott organisé par les grévistes, il a été contraint derepousser d'un an la « réforme » du recrutement des enseignants. « Onn'a pas réussi à tout arrêter, mais on ne va pas passer aux groupesarmés et compagnie », rigole-t-il. Malgré tout, Éric est optimiste, oupas. À la rentrée, promis, il prendra sa carte au SNESup. Et il resterace grammairien, tenant de cette discipline anti-utilitariste deshumanités, qui livre à la fois sa conviction de l'enseignement, sonéthique de l'engagement et, oui, au fond, une clé pour entrer dans savie, dans sa lutte.

Thomas Lemahieu

Des goûts et des couleurs

Un héros, une héroïne de fiction ? Le dernier des Mohicans.

Le moment déclencheur de votre engagement ?Dans les années 1970, au lycée à Villemomble (Seine-Saint-Denis), avecla grande ébullition contre la loi Debré qui réformait les sursismilitaires.

Un slogan ? « Liberté, égalité, fraternité ». Ce n'est pas mal quand on s'attache au sens.

Un pays où vous aimeriez vivre ? En termes politiques, je ne vois pas de paradis sur terre.

Un livre à lire ? Le Parti pris deschoses, de Francis Ponge. Cela nous change des mouvements, encore qu'ill'a écrit quand il était délégué syndical aux Messageries Hachette.

L'état présent de votre esprit ? Prêt à reprendre le combat à la rentrée.