Essai
Nouvelle parution
Ch. Jouvenot, L’identification au père inconnu. Portrait de Claude Simon survivant à un massacre en mai 1940

Ch. Jouvenot, L’identification au père inconnu. Portrait de Claude Simon survivant à un massacre en mai 1940

Publié le par Sabrina Roh (Source : Jouvenot)

Jouvenot Christian, Claude Simon survivant à un massacre en mai 1940, L'Harmattan, 2015.

EAN13 9782343068084

266 p.

EUR 26.50

 

 

Mon père et Claude Simon étaient amis d'enfance, le premier né en 14 et le deuxième en 13. Ils ne se sont jamais quittés, gardant le fil de leur lien par une correspondance, en partie perdue, jusqu'aux derniers instant de leur vie.

J'ai rencontré Claude Simon chez lui, à Paris, Place Monge, j'ai une dizaine d'années. J'accompagne mon père. Probablement entre la parution de Le Sacre du printemps (1954) et celle de Le Vent Tentative de restitution d'un retable baroque (1957). Ce doit être en 1955, au début de l'été, la fenêtre est ouverte, dans la période de la mort de sa tante Artémise, tante Mie, que mon père a très bien connue. J'avais, trop tôt sans doute pour moi, essayé de le lire. La première fois, dans L'Herbe, j'ai tourné quelques pages. Je ne sais plus pour quelle raison, mais j'ai renoncé assez vite à cette lecture et du même coup à tous les livres de  l'auteur. Ils continuaient pourtant régulièrement à être adressés dédicacés à mon père, depuis Le Tricheur (1945), son premier roman. 

Ce n'est qu'après la mort de mon père, prenant connaissance de la correspondance qu'il entretenait avec Claude que je décide de reprendre ma lecture où je l'avais laissée. Cette fois je lis. Je commence, comme la plupart des lecteurs je crois, par La Route des Flandres. Je découvre alors un continent où la folie de la guerre joue le premier rôle, où, à partir de la guerre, dans la survie, l'excès de réalité empêche la pensée, nourrit une inquiétante étrangeté, elle-même sans cesse remuée par une écriture jusque-là inconnue, souvent excellemment poétique.

Mon travail d'écriture me conduit à penser le traumatisme de la guerre, notamment celui du massacre de son régiment, armé de sabres et de mousquetons à cinq coups, faisant face aux tanks de Rommel, sous les obus des canons et les bombes de l'aviation allemande, comme l'occasion d'une renaissance pour le brigadier Simon. Jusque là, enfant de remplacement, il avait grandi dans les deuils de sa mère et s'était construit "de travers". Annie Ernaux, dans L'autre fille, évoque l'existence d'une soeur aînée morte deux ans et demi avant sa naissance, "la petite invisible dont on ne parlait jamais". "Les parents d'un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant". La mère de Claude est en deuil de son premier enfant quand elle est enceinte de lui, puis en deuil de son mari quand Claude a à peine un an. Dans une autre histoire, mais comme elle aussi, Claude "croyait toujours être le double d'un(e) autre", "Tout l'amour (qu'il avait cru) recevoir était donc faux". Comme elle il lutte "contre la longue vie des morts". Ahuri par la violence des combats, après coup il se reconstruit, en quête de lui-même. Il est comme Ulysse de retour à Ithaque, qui, pour redevenir lui-même, se soumet au difficile exercice imposé par Arthéna, confronter "Ulysse en personne à Ulysse personne, à cet Ulysse rien du tout" (J.P. Vernant) 

La mémoire vive de ces instants de guerre, une mémoire particulière que j'apparente à celle d'un viol, est mise au travail dans l'acte d'écrire. Elle produit "des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l'âme humaine" comme l'écrit Primo Levi dans Si c'est un homme.

4ème de couverture

Le fait d'"avoir" un père ne suffit pas, ipso facto, pour "être un fils.

Pour le père comme pour le fils, dans les mêmes lieux, tout est allé très vite. Le premier meurt quatre jours après le premier engagement, le 27 août 1914. Le second est donné pour mort au septième jour de la bataille des Flandres, le 17 mai 1940. Quand le fils poursuivi par des tireurs allemands tombe dans un ravin, il croit creuser avec la bêche de l'histoire sa propre tombe et s'écroule, comme interloqué, dans celle de son père. Mieux que toutes les médailles, mieux que la gloire obtenue pour fait d'arme, le baptême du feu projette le fils dans les bras de son père. A partir de là, "comme si j'étais quelqu'un", la construction romanesque nourrit la quête identitaire du fils engendrant le père : tel fils, tel père.

Avant même qu'il ne vienne au monde, Claude Simon, survivant à un frère aîné mort, a déjà raté sa naissance. Dans sa réinvention permanente de ce que fut le désastre de la guerre, s'il rate sa mort c'est pour lui une seconde chance.  

 

Christian Jouvenot, psychanalyste et psychiatre, ancien membre de la Société Psychanalytique de Paris, est notamment l'auteur de Freud: un cas d'identification à l'agresseur (PUF, 2003), de La Folie de Marguerite, Marguerite Duras et sa mère (L'Harmattan, 2008), et de Aimer Duras, Marguerite aux semelles d'eau et de vent (L'Harmattan, 2013).