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Charles Nodier romancier : le Moi et l'Histoire. De Moi-même à Adèle (1800-1820)

Charles Nodier romancier : le Moi et l'Histoire. De Moi-même à Adèle (1800-1820)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Marine Le Bail)

Charles Nodier romancier : le Moi et l’Histoire.

De Moi-même à Adèle (1800-1820)

Bibliothèque de l'Arsenal, Paris

 

De l’œuvre protéiforme de Charles Nodier, on retient volontiers le caractère fantaisiste, le goût de l’onirisme et un penchant avéré pour le fantastique. La fortune critique des Contes a en partie éclipsé le romancier Nodier, n’étaient Jean Sbogar, ce « roman majeur du romantisme[1] » (Émilie Pezard et Marta Sukiennicka), et la veine plus excentrique de l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux. Les romans écrits par Nodier entre 1800 et 1820, de Moi-même à Adèle, dont la genèse est au demeurant bien antérieure à la date de publication, en passant par Stella ou Les Proscrits, Le Peintre de Saltzbourg [sic], Les Méditations du cloître et Thérèse Aubert, ont moins souvent retenu l’attention de la critique, sans compter des textes comme Le Voleur qui n’ont pas été publiés du vivant de l’auteur. En effet, l’année 1800 correspond pour ainsi dire à l’entrée de Nodier en littérature avec la composition d’un texte intitulé Moi-même qui restera inédit jusqu’en 1921. L’année 1820 ne marque certes pas la fin de l’expérience romanesque de Nodier, mais l’on voit que s’y esquisse un tournant dont témoignent la parution, en 1821 et l’année suivante, de Smarra et Trilby, et le choix qu’a fait l’auteur, au moment de publier chez Renduel ses Œuvres complètes, de marquer une césure nette entre les « romans et nouvelles » parus jusqu’en 1820 et les textes ultérieurs. Il faudra d’ailleurs attendre l’année 1830 pour que Nodier revienne, avec L’Histoire du roi de Bohême, à une forme romanesque qu’il place alors résolument sous le signe de la fantaisie. L’étude de ce corpus relativement méconnu, à l’exception notable de Jean Sbogar, fait émerger, nous semble-t-il, deux catégories fondamentales du romantisme, dont il n’est alors pas seul à interroger la jointure problématique[2] : le Moi et l’Histoire, qui renvoient aux deux pôles qui aimantent son écriture romanesque dans ces années-là, entre variation autobiographique, sinon autofictionnelle, d’une part, et inscription dans l’Histoire, d’autre part, ce deuxième pôle étant lui-même inséparable de l’expérience révolutionnaire.

Nodier dans ses fictions

En publiant en 1921 un ouvrage inédit de Charles Nodier intitulé Moi-même, Jean Larat fait de ce texte insolite une étape non négligeable dans le développement du « roman personnel ». L’auteur expérimente diverses formes de récit à la première personne et explore les méandres de l’intimité : confession libertine, roman-mémoires, monodie épistolaire, « journal des émotions d’un cœur souffrant ». On reconnaît là le sous-titre du Peintre de Saltzbourg, qui a pour héros malheureux un certain Charles Munster dont Nodier ne dissimule pas le statut de double fictionnel : « Mon héros a vingt ans ; il est peintre ; il est poète ; il est allemand. Il est exactement l’homme avec lequel je m’étais identifié à cet âge, et il y avait tant de vérité au fond de cette fiction, dans ses rapports avec mon organisation particulière, qu’elle me faisait prévoir jusqu’à des malheurs que je me préparais, mais que je n’avais pas encore subis[3]. » Et l’auteur de souligner son attachement à l’endroit de Thérèse Aubert, en raison, écrit-il, de « l’intimité » et de la « personnalité des souvenirs[4] ». C’est dire si ces textes fictionnels sont inséparables d’une expérience vécue, et si cette question rhétorique lancée au début du premier chapitre de Moi-même prend des allures programmatiques : « Pourquoi moi en particulier ? N’est-ce pas de moi qu’il s’agira partout[5] ? » On pourra s’interroger sur les modalités de ces écritures intimes, mais aussi sur l’articulation entre l’individu et le collectif. Charles, Adolphe et Gaston ne sont pas seulement les doubles de l’auteur, ils sont aussi, comme René et Werther, des « types » générationnels marqués du sceau de la mélancolie, et l’on a pu voir dans la figure ambiguë de Jean Sbogar un modèle de la génération 1800.

Écritures de l’histoire

Les « romans » et « nouvelles » composés par Nodier au cours des deux premières décennies du XIXe siècle se distinguent en effet par leur inscription dans l’Histoire. Dans Thérèse Aubert et Adèle, Nodier abandonne le chronotope germanique aux accents werthériens qu’il avait privilégié dans Le Peintre de Saltzbourg et Le Voleur pour inscrire l’intrigue de ces textes dans un contexte précis, celui de la Révolution et, plus particulièrement, des guerres de Vendée. Dès Les Proscrits, Nodier déploie dans ses romans un imaginaire de l’exil et de la proscription dans lequel les souffrances de l’émigration se doublent d’un sentiment de solitude métaphysique. Si l’auteur revisite des formes héritées comme le roman sentimental, le roman gothique ou encore le roman libertin, il n’en politise pas moins ses fictions. Dans un ouvrage récent, Anne Kupiec envisage l’auteur comme un « politique masqué[6] ». Bien des pages des Proscrits, du Voleur, de Thérèse Aubert et Adèle et, bien sûr, de Jean Sbogar, qui renferment les fameuses « Tablettes de Lothario », pourraient être commentées dans cette perspective. Thérèse Aubert et Adèle développent certes des intrigues sentimentales, mais ce sont aussi de véritables « romans de la Révolution[7] ». Dans une préface plus tardive, Nodier qualifie d’ailleurs la littérature de cette époque de « littérature bicéphale, qui était née du malheur des temps comme Python du déluge[8] ».

Poétiques du roman

La tension entre ces deux pôles, le Moi et l’Histoire, impliquait pour Nodier toute une série d’expérimentations poétiques qui ouvrent, nous semble-t-il, un troisième axe de réflexion. La question générique, d’abord, mériterait un examen attentif : roman sentimental, roman noir, roman libertin, roman personnel ou « roman intime » (Sainte-Beuve), Nodier ne se cantonne pas à un genre bien défini, pas plus qu’il ne se limite à une seule forme narrative. On pourra s’interroger sur ses choix romanesques, mais aussi sur les héritages et les influences qui ont inspiré sa poétique, et notamment sur son rapport aux modèles narratifs du XVIIIe siècle, qu’il réinvestit autant qu’il cherche à les mettre à distance – on songe au très parlant sous-titre de Moi-même, « Pour servir de suite et de complément à toutes les platitudes littéraires du dix-huitième siècle ». On pourra ainsi s’intéresser à l’art du portrait ou du paysage ainsi qu’au traitement des personnages (qui inclut aussi la question de l’ambiguïté des identités, si décisive dans Thérèse Aubert ou dans Jean Sbogar) et à la construction de « types en littérature ».

Nodier avant Nodier

Plus largement, c’est le statut même de ces textes qui mérite réflexion, car ce corpus – en particulier les textes de jeunesse composés avant 1806 – a souvent été envisagé de manière téléologique, à l’aune d’une certaine image de l’auteur, celle qui en a fait, selon l’expression de Pierre Paraf, le « Parrain du romantisme ». Il faut dire que la nomination de Charles Nodier au titre de bibliothécaire du comte d’Artois à la bibliothèque de l’Arsenal, en inaugurant en 1824 les années fastes de « L’Arsenal romantique » étudié par Vincent Laisney, consacre l’émergence sur la scène littéraire de la figure du « bon Nodier » immortalisée, entre autres, par Alexandre Dumas : celle du conteur virtuose, de l’hôte affable et accessible, mais aussi celle du mentor de la jeune génération romantique, à laquelle son nom devient durablement associé. Alors que Nodier, âgé désormais d’une quarantaine d’années, peut d’ores et déjà se prévaloir au début des années 1820 d’une production personnelle assez conséquente, c’est une réception toute relationnelle de ses premières œuvres de fiction qui tend à se mettre en place et qui en informe en grande partie la postérité. Il est vrai que Nodier, qui présente les textes antérieurs à Jean Sbogar comme de simples coups d’essai, a lui-même contribué à la relégation d’une partie de ce corpus dans l’ordre de la production mineure : « Le Peintre de Salzbourg est antérieur de dix ans à Jean Sbogar. On comprendra pourquoi je le place ici en tête de mes Nouvelles d’une moindre étendue, comme un point de comparaison entre mes essais d’enfant et le peu de forces que j’ai pu acquérir depuis[9] ». Sans pour autant nier le caractère expérimental, sinon provisoire de certains textes, qui serviront de matériaux à des compositions plus tardives, on voudrait ressaisir ces œuvres, romans et nouvelles, dans leur singularité et réfléchir à des phénomènes qui relèvent de la mémoire littéraire : pour quelles raisons l’image d’un Nodier fantaisiste et onirique – celle du Nodier conteur – en est-elle venue à occulter celle du romancier ? Comment comprendre la place de Nodier dans l’histoire littéraire de cette « période sans nom[10] », selon la formule proposée naguère par Simone Balayé et Jean Roussel dans un numéro fondateur de la revue Dix-huitième siècle ?

 

C’est à l’étude de ce corpus peu connu que sera consacrée la journée d’études qui se tiendra à la Bibliothèque de l’Arsenal le vendredi 8 janvier 2021 et qui sera suivie d’une publication dans les Cahiers d’études nodiéristes (Classiques Garnier). Les travaux des intervenants pourront porter sur tous les textes romanesques de Nodier de Moi-même à Adèle, y compris sur Jean Sbogar. Ils pourront se concentrer sur une œuvre particulière (on évitera néanmoins d’envisager Jean Sbogar, qui a fait l’objet d’une journée récente, dans une perspective monographique) ou privilégier une approche plus transversale et comparative.

 

Comité scientifique : Jacques Geoffroy (CPTC), Paul Kompanietz (UMR-5317 IHRIM – Lycée du Parc, Lyon, CPGE), Marine Le Bail (PLH-ELH, EA 4601 – Université Toulouse-Jean Jaurès), Caroline Raulet-Marcel (CPTC, EA 4178 – Université de Bourgogne), Jean-Marie Roulin (UMR-5317 IHRIM – Université de Saint-Étienne), Virginie Tellier (EMA, EA 4507 – Université de Cergy-Pontoise), Sébastien Vacelet (CPTC – Lycée Jean-Mermoz, Buenos Aires), Georges Zaragoza (CPTC – Université Bourgogne Franche-Comté).

 

Les propositions de communication accompagnées d’une brève bio-bibliographie sont à envoyer avant la date limite du 30 novembre 2020 à Paul Kompanietz (paul.kompanietz@gmail.com) et Marine Le Bail (marine.le.bail1830@gmail.com).

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Bibliographie indicative

Rogers, Brian, « Écriture onirique dans Thérèse Aubert », Lendemains, n°25-26, p. 15-23.

Dahan, Jacques-Remi, Visages de Charles Nodier, Paris, PUPS, coll. « Mémoire de la critique », 2008.

Delon, Michel, « “Celui qui a vécu le plus”… L’idéal de vie intense dans le récit romanesque de L’Émigré (1797) à Jean Sbogar (1818) », Romantisme, n°51, 1986, p. 73-84.

Delon, Michel, « Nodier et les mythes révolutionnaires », Europe, n°614-615, 1980, p. 31-43.

Gosselin Monique, « Sur la poétique romanesque de Jean Sbogar », Charles Nodier. Colloque du deuxième centenaire, Besançon, mai 1980, Paris, Les Belles-Lettres, 1981, p. 133-152.

Hofer, Hermann, « Leurs pleurs tombent dans la poussière ». Les ouvrages de jeunesse de Nodier, Charles Nodier. Colloque du deuxième centenaire, Paris, Les Belles-Lettres, 1981, p. 17-22.

Hofer, Hermann, « Les Proscrits, une révolution du roman, un roman de la Révolution », Fragmentos, n°31, 2006.

Huet-Brichard Marie-Catherine, « Brigandage et apories de l’Histoire : Jean Sbogar de Charles Nodier », Les brigands. Criminalité et protestation politique (1750-1850), dir. Valérie Sottocasa, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 65-76.

Kupiec, Anne, Charles Nodier. Le politique masqué, Paris, Klincksieck, « Critique de la politique », 2018.

Laisney, Vincent, L’Arsenal romantique : le salon de Charles Nodier (1824-1834), Paris, Honoré Champion, 2002.

Laisney, Vincent, « Nodier libertin », dans Jacques Geoffroy (dir.), Dérision et supercherie dans l’œuvre de Charles Nodier, Dole, éd. La Passerelle, 2009, p. 21-34.

Larat, Jean, La Tradition et l’exotisme dans l’œuvre de Charles Nodier (1780-1844). Étude sur les origines du romantisme français, Paris, Honoré Champion, 1923.

Lowe-Dupas, Hélène, Poétique de la coupure chez Charles Nodier, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1995.

Pezard, Émilie (dir.), Charles Nodier et le roman gothique, Cahiers d’études nodiéristes, n°6, Paris, Classiques Garnier, 2018.

Pezard, Émilie et Sukiennicka, Marta (dir.), « Autour de Jean Sbogar. Le bicentenaire d’un roman majeur du romantisme », Atelier du XIXe siècle de la SERD, 2019 [en ligne : https://www.fabula.org/actualites/autour-de-jean-sbogar-de-charles-nodier-le-bicentenaire-d-un-roman-majeur-du-romantisme-atelier-du_82683.php].

Rioux Jean-Claude, « Les tablettes de Jean Sbogar ou le voleur et la Révolution », Charles Nodier. Colloque du deuxième centenaire, Besançon, mai 1980, Paris, Les Belles-Lettres, 1981, p. 113-132.

Roulin, Jean Marie, « Des cheveux coupés par des dents. La violence révolutionnaire dans les romans sentimentaux de Charles Nodier », dans Silvia Lorusso (dir.) La Violence des sentiments et la Violence de l’Histoire. Le roman français à l’orée du XIXe siècle, Pisa, Edizioni ETS, 2019, p. 115-128.

Sukiennicka, Marta, « Portrait de l’artiste en jeune barbu : Le Peintre de Salzbourg de Charles Nodier », Folia Litteraria Romanica, n°13 : Art, artiste, artisan au XIXe siècle, 2018, p. 33-44.

Villeneuve, Roselyne de, La Représentation de l’espace instable chez Nodier, Paris, Honoré Champion, 2010.

Zaragoza, Georges, Charles Nodier. Le dériseur sensé, Klincksieck, Paris, 1992 ; nouvelle édition à paraître chez Garnier en 2020.

 

[1] Émilie Pezard et Marta Sukiennicka (dir.), « Autour de Jean Sbogar. Le bicentenaire d’un roman majeur du romantisme », Atelier du XIXe siècle de la SERD, 2019 [en ligne : https://www.fabula.org/actualites/autour-de-jean-sbogar-de-charles-nodier-le-bicentenaire-d-un-roman-majeur-du-romantisme-atelier-du_82683.php].

[2] Damien Zanone et Chantal Massol (dir.), Le Moi, l’Histoire (1789-1848), Grenoble, ELLUG, 2005.

[3] Charles Nodier, Préface au Peintre de Saltzbourg, dans Œuvres complètes, Paris, Renduel, 1832, t. II, p. 10.

[4] Charles Nodier, Préface nouvelle à Thérèse Aubert, op. cit., p. 276.

[5] Charles Nodier, Moi-même, éd. Daniel Sangsue, Paris, José Corti, « Romantique », 1985, p. 45.

[6] Anne Kupiec, Charles Nodier, le politique masqué, Paris, Klincksieck, « Critique de la politique », 2018.

[7] Voir Aude Déruelle et Jean-Marie Roulin, Les Romans de la Révolution (1790-1912), Paris, Armand Colin, « Recherches », 2014.

[8] Charles Nodier, Préface nouvelle à Adèle, op. cit., p. 237.

[9] Charles Nodier, Préface au Peintre de Saltzbourg, op. cit., p. 5.

[10] Simone Balayé et Jean Roussel, « Au tournant des Lumières (1780-1820) », Dix-huitième siècle, n°14, 1982. Voir aussi, plus récemment, Fabienne Bercegol, Stéphanie Genand et Florence Lotterie (dir.), Une « période sans nom ». Les années 1780-1820 et la fabrique de l’histoire littéraire, Paris, Classiques Garnier, 2016.