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Ch. Rosset, Trois ouvrages singuliers : Peter Blegvad, Ruppert et Mulot, Gustave Doré

Ch. Rosset, Trois ouvrages singuliers : Peter Blegvad, Ruppert et Mulot, Gustave Doré

Publié le par Nicolas Geneix

Christian Rosset, Trois ouvrages singuliers : Peter Blegvad, Ruppert et Mulot, Gustave Doré

Article paru sur le site "du9.org", janvier 2014.

"Il est plus facile d’écrire sur des livres «ordinaires», convenus, ou disons plutôt attendus (reconnus d’emblée par le locuteur qui a déjà sur le bout de la langue les mots en position de former des phrases «bien senties»), que sur ces livres si singuliers qu’ils peuvent nous laisser sans voix. Les découvrant, les ouvrant aussitôt dans un même geste, ils ont le don de nous sidérer proprement, interrompant provisoirement ce jeu d’échange plus ou moins dynamique que suppose l’écriture ou la conversation, nous mettant dans un état qu’aucun mot ne peut vraiment définir, mais qui est tout sauf triste (bien au contraire !), et sans autre pouvoir que d’en jouir au présent (ce qui n’est pas rien, avouons-le).

Sans voix… Vraiment ? Oui, du moins dans un premier temps : la langue, on la retrouve plus ou moins vite, mais il faut, pour cela, savoir attendre, prendre le temps de récupérer son souffle, donc avoir du retard sur l’information, ce que le journalisme, en principe, interdit ; et le commerce aussi, vu la faible durée de vie des livres aujourd’hui sur les tables des libraires, et en particulier ceux qui — trop singuliers, justement — ne trouvent d’emblée leur public. Il faut donc se préparer à ces retrouvailles avec la langue — une langue qui aurait la faculté de prononcer autre chose qu’un jugement de valeur (une assertion «définitive» — que son oubli quasi-immédiat rend d’autant plus définitive), quand bien même serait-il positif. S’il est vrai que pouvoir dire «j’aime» peut s’avérer plaisant (on se sent tout à coup traversé par la bonté, et ainsi réconcilié avec le monde), il est décevant d’en rester là : c’est comme devoir se taire aussitôt après avoir laissé s’échapper un petit bruit dont on se dit, si on est lucide : qui va l’entendre ? Et en tirer profit (vanité de la critique qui croit en ses bonnes «étoiles») ?

Mais, en même temps, cette difficulté de rendre compte, surtout avec précision, de ce qui nous touche singulièrement, est le principal moteur du désir de mettre ce grain de sel dans les échanges qu’il faut veiller à entretenir pour que le «feu sacré» — fruit de la guerre de l’expression, rageuse et chaque jour reprise avec plus ou moins de ferveur — ne s’éteigne pas. Alors, nourrissons ce feu, jusqu’à plus soif… Et c’est reparti (mais surtout pas comme en 14, ce centenaire nous sort déjà par les trous de nez…) : trois volumes à explorer en ce début d’hiver mélancoliquement automnal ; trois ouvrages qui m’ont paru, à divers titres et au premier regard, clairement singuliers. C’est d’ailleurs de cette clarté que peut surgir l’obscurité, la prise de conscience de se trouver soudain sans voix, tâtonnant dans le noir à la recherche, non de quoi dire, mais de comment dire ? Ce qui signifie aussi bien : comment taire ? Ou plutôt : quoi taire ? Ce silence né de la surprise, non de découvrir de tels livres (on peut régulièrement s’attendre à de telles découvertes), mais de les toucher du regard, puis de les pénétrer en déployant tous nos sens (pas de demi-mesure !), est le premier allié pour qui désire formuler des «commentaires». Il s’accorde singulièrement à ces volumes de papier imprimé, plié, massicoté, relié, soigneusement fabriqués.

Plaisir et retrait se conjuguent au présent de la lecture qui va doucement, précautionneusement parfois (quand on doit détacher des morceaux de pages sans les déchirer), et aussi, simultanément, va laisser des traces dans l’inconscient — traces qui vont rapidement nous revenir dans la tête, surtout la nuit. C’est ainsi que l’on commence à sentir se formuler intérieurement des bris de phrases énigmatiques (ce qu’est, pour moi, au départ, la «critique») que l’on va recopier au réveil et retravailler ensuite, plus ou moins revenu «sur terre», avec l’espoir de ne pas clore la question par tel ou tel jugement dont personne n’a cure. (...)"

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