Questions de société
Céline délivré, par Thomas Clerc (liberation.fr)

Céline délivré, par Thomas Clerc (liberation.fr)

Publié le par Marc Escola

Lu sur liberation.fr, en date du 19 janvier 2018 :

Céline délivré, par Thomas Clerc

"Donc, les pamphlets antisémites de Céline ne seront pas réédités, faute d’un apparat critique suffisant. L’édition va tellement bien… On peut les acheter chez les bouquinistes (mon exemplaire original des Beaux Draps vaut 75 euros) mais c’est là un plaisir d’amateurs fortunés ; pour les pauvres, il y a Internet puisqu’on trouve les textes en version PDF. L’hypocrisie est au rendez-vous français : Céline non ressuscité, l’antisémitisme sera vaincu !

La censure fait comme si les lecteurs étaient des demeurés. On a entendu de jolies choses pour justifier la décision Gallimard : «Les gens ne lisent pas les notes de bas de page», ce qui équivaut à détruire toutes les maisons d’édition ; je le disais dans ma chronique sur d’Ormesson, ce qui crée la valeur d’un texte est autant son être que son entour. On pléiadise un mort mais on occulte un génie, j’avoue que ça ne m’étonne guère d’un milieu qui ne respecte pas la viande qui le fait vivre. «Mes rivaux pour la Pléiade, à la niche ! Un seul a-t-il été en tôle ?» (lettre à son éditeur). Désintellectualiser Céline par le refus d’une édition critique, c’est redoubler sa perception tronquée du monde qui érige le pathos en Absolu ; le maintenir secret, c’est accomplir le vœu des paranoïaques pour qui l’exclusion est retournée en preuve positive. Autant il est absurde de vouloir commémorer Céline, autant maintenir le veto sur la diffusion des pamphlets est-il une négation de ce qui fait l’essentiel de Céline : son être d’écrivain.

Malgré l’admiration que j’ai pour les Klarsfeld, croire que publier les textes crée un nouveau contexte antisémite est d’une candeur vétérotestamentaire. L’interdiction de parole n’a jamais fait reculer l’antisémitisme : à l’heure d’Internet, n’importe qui peut accéder à des sites racistes comme celui d’Alain Soral.«Inégalité et Discorde» a bien plus de pouvoir de nuisance que n’importe quel pamphlet de Céline parce que les textes de Céline relèvent de la littérature et l’antisémitisme de Soral du caniveau. Hélas un esprit a-critique sera plus malléable au message haineux de sa rhétorique, là où Céline anéantit toute rhétorique. Soral agit au plan du discours, Céline au plan de la langue : différence radicale. Céline est un très mauvais propagandiste, chez lui comme chez tout grand écrivain, la forme emporte le message, qui se trouve frappé de nullité.

Il n’y a pas deux Céline, un bon (l’anarchiste) et un mauvais (le fasciste), mais comme l’ont montré des lecteurs aussi forts que Kristeva, Sollers, Zagdanski, Nabe ou Jean-Pierre Richard, un Céline traversé, projetant sa folie sur la syntaxe. Tout cela est bien connu, et si on peut regretter une chose aujourd’hui, c’est le discrédit littéraire de Céline : il était suspect de le défendre, il est devenu ringard de l’aimer. Pour comprendre l’antisémitisme, lire Céline est pourtant de la plus nette utilité. Or, on ne peut pas le lire in toto, puisque ses pamphlets continuent d’être frappés d’une censure métonymique, qui prend la partie pour le tout - principe de la critique totalitaire - et réduit Céline à son antisémitisme. Sollers a raison de dire que cette censure est précisément la haine que notre société délivre non pas contre l’antisémitisme (qui se porte bien) mais contre la littérature (qui souffre). Car l’une des fonctions de celle-ci, c’est de nous éclairer sur le mécanisme d’une passion. Notre société d’économistes décide que les gens ne doivent pas lire les pamphlets ; du reste, ils ne les lisent même pas quand ils les ont sous les yeux. Or qu’y découvre-t-on ? Ce que Stéphane Zagdanski a parfaitement vu, à savoir que ces pamphlets sont déliriants, à la mesure de la puissance rivale de l’Ecriture sainte. Personne n’est devenu antisémite en lisant les pamphlets de Céline, parce que personne ne peut prendre au sérieux son délire. L’histoire, qui est tragique parce qu’elle est «dans le vrai», elle, s’est chargée de réaliser le fantasme célinien. C’est donc dans le réel qu’il faut combattre l’antisémitisme, non dans la fiction.

Pourquoi tant de bons écrivains sont-ils antisémites ? Pourquoi tant d’excellents sont-ils philosémites ? Pourquoi les Juifs sont-ils au cœur de la question littéraire ? Parce qu’ils sont les gens du Livre. Nous pouvons désormais donner notre définition (judaïque) de l’antisémite : un antisémite n’est pas seulement un homme qui n’aime pas les Juifs, c’est un homme qui n’aime pas les livres. Au vu de leur désertion dans l’espace public, on a du souci à se faire." — Thomas Clerc