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Ce que la fiction fait aux organisations

Ce que la fiction fait aux organisations

Publié le par Université de Lausanne (Source : Caroline Julliot)

Ce que la fiction fait aux organisations

Dossier interdisciplinaire littérature, fiction et sciences de gestion

pour la Revue française de gestion

 

« Fake news » et « post-vérité » sont des notions aujourd’hui couramment débattues dans l’espace public : interrogeant la nature même de l’information, sa véracité ou sa fidélité au réel, ces notions appellent à une discussion plus large sur le rôle de la fiction dans les organisations. Depuis l’émergence du storytelling dans les années 1990 (Boje, 1991 ; Gabriel, 2000), la mise en récit fictionnel des pratiques, des productions ou de la généalogie des organisations s’est imposée comme une méthode de communication. Que ce soit dans les entreprises à but lucratif ou philanthropique (Maclean et al., 2015), la fiction sert un ensemble d’objectifs, au premier rang desquels l’explication de l’action collective (Colville et al. 2012), c’est-à-dire le plus souvent sa légitimation (Maclean et al., 2012) ou sa provocation (Neiburg et Guyer, 2019).

Au-delà de son pouvoir explicatif, la fiction peut également être interrogée sous l’angle de son pouvoir heuristique. Alors que le débat sur le constructivisme (critique, culturel ou radical) se trouve régulièrement réanimé, plusieurs domaines des sciences humaines et sociales se sont déjà approprié la question dans une perspective méthodologique, et s’interrogent sur le statut scientifique du récit fictionnel dans la pratique de recherche (Aunger, 1995 ; Chauvier, 2010). Des travaux sur le sujet existent également en gestion, notamment pour la recherche en théorie des organisations (Grimand, 2009 ; Moriceau, 2018). Ces interrogations répétées du statut de l’enquête (Demanze, 2019) questionnent le rapport entre fait et fiction : au-delà de la vérité, ce qui se trouve questionné, c’est en définitive la frontière qu’il devient possible de tracer entre fait et fiction, réalité et imaginaire. Ici aussi, ces discussions ne sont pas nouvelles, et littérature et sciences sociales se sont déjà penchées en de nombreuses reprises sur la nécessité de maintenir (ou pas) une distinction entre d’une part les faits, et de l’autre la fiction – tant dans le champ des études littéraires (Lavocat, 2016 ; Rancière, 2017) que dans celui de l’anthropologie (Bensa et Pouillon, 2012 ; Clifford et Marcus, 1986 ; Fassin, 2014) ou des sciences historiques, par exemple (Jablonka, 2014).

Cet appel à contributions pour un numéro spécial de la Revue Française de Gestion propose quatre axes à partir desquels questionner à nouveaux frais les rapports entre fiction et organisation :

1. Les organisations parcourues de fictions. Au sein des organisations, des « mythes rationnels » (Hatchuel et Weil, 1992) sont nécessaires pour mobiliser les acteurs autour de projets fédérateurs et le storytelling est désormais partout. Dans ce cadre, des propositions d’articles peuvent classiquement porter sur les fictions que (se) racontent les organisations. Quelles fictions les organisations racontent-elles à leurs différentes parties prenantes (les employés, les actionnaires, les clients, les fournisseurs, la société) ? Comment la fiction peut-elle permettre (ou non) de donner du liant à l’action collective ? Comment éviter un écart trop important entre les fictions que se racontent les organisations et la réalité ? Alors que « les organisations » sont loin de former un tout unique et cohérent, que se passe-t-il quand plusieurs fictions sont en compétition pour réguler une seule et même action collective ? Quels rôles jouent les fonctions d’une organisation dans la production des fictions ?

2. La fiction comme matériau organisationnel. Nos sociétés contemporaines sont marquées par un accroissement du nombre de fictions (livres, films, séries, œuvres théâtrales, musicales, etc.), qui sont produites dans tous les pays du monde. Ces fictions mettent très souvent en scène des organisations, et en proposent dans certains cas une vision infiniment riche. Existe-t-il ainsi un meilleur document que la série Mad Men pour qui veut comprendre l’agence publicitaire aux États-Unis dans les années 1960 ? Non contente d’avoir un fort pouvoir descriptif, les œuvres de fiction contiennent un fort potentiel théorique. Ainsi, Pierre Bayard (2013) a montré comment l’œuvre de Maupassant proposait une grille de lecture alternative à la théorie freudienne. Un deuxième type de proposition d’articles pourra donc consister à utiliser la fiction comme un matériau afin d’enrichir notre connaissance théorique des organisations. Qu’il s’agisse de questionner des approches et théories en stratégie, marketing, finance, logistique, etc., les chercheurs sont ici invités à se servir du matériel fictionnel existant afin de tester ou renouveler les schémas conceptuels qu’ils mobilisent. L’enjeu est d’aller au-delà des approches classiques, qui consistent essentiellement à puiser dans la science-fiction (Gendron et Pierssens, 2019) pour explorer toutes les ressources de la fiction.

3. La fiction pour dire les faits organisationnels. Dans un monde d’abondance informationnelle, dans lequel de multiples expertises rivalisent, les chercheurs sont aujourd’hui incités à vulgariser leurs recherches. Ils sont ainsi confrontés à un écart grandissant, devant d’une main produire des documents académiques pour un lectorat extrêmement réduit, et de l’autre des textes de moins de mille mots capables de générer des milliers de clics sur Internet, ou encore des vidéos de quelques minutes capables de « faire le buzz » une courte période sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte, des contributions portant sur la manière dont la fiction peut être utilisée pour mieux restituer les résultats de la recherche en sciences de gestion seront les bienvenues, que ce soit pour mettre en scène des controverses contemporaines (Chauvier, 2012), ou bien pour exprimer le pouvoir performatif d’une recherche (Citton, 2015). Comment faire parler sa recherche ? Quelle histoire raconter et à qui ? A quelle histoire contribuer ? Quelles stratégies de restitution possibles, quelles alternatives proposer au régime médiatique actuel ? A partir de quels supports ? Comment éviter, en ayant recours à la fiction, de maquiller la réalité organisationnelle et ne pas verser dans la post-vérité ?

4. La fiction pour imaginer le possible organisationnel. De manière générale, les sciences de gestion ne peuvent se contenter d’être des sciences de ce qui est, mais doivent aussi être des sciences de ce qui n’est pas (Simon, 1991). Afin d’explorer les possibles organisationnels, un vaste ensemble de méthodes peut être mis en œuvre : par exemple la recherche-action ou la recherche-intervention, qui visent à transformer la réalité d’une organisation, ou bien la méthode des scénarios ou Delphi, qui visent à se projeter de façon prospective dans un futur plus ou moins proche. Le recours à la fiction constitue cependant une alternative. D’une part, la fiction peut être utilisée afin de générer certains comportements organisationnels que l’on souhaiterait observer. Par exemple, Julien Prévieux (2007), en écrivant des « lettres de non-motivation » en réponse à des offres d’emploi réelles, et en publiant les réponses données par les entreprises, nous apprend énormément des pratiques de recrutement des entreprises. D’autre part, la fiction peut être mobilisée afin d’imaginer des formes d’organisation qui n’existent pas encore. S’inspirant des tenants de l’OuLiPo et de leur volonté de libérer les possibles littéraires, des contributions à ce numéro spécial pourraient s’inspirer de ce type de démarche pour décrire à nouveaux frais les organisations. Dans ce cadre, des travaux pourraient s’interroger sur la scientificité de la fiction comme méthodologie de recherche en gestion. A quelles conditions une fiction est-elle valide ? Quels sont les critères de scientificité d’une bonne fiction ? Quels principes suivre pour produire une « vraie » fiction ?

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Ces quatre axes sont ici donnés à titre indicatif, et toute proposition d’article entrant dans la thématique de l’appel sera examinée avec bienveillance par les rédacteurs en chef invités.

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Références

Aunger R. (1995). « On ethnography: Storytelling or science? », Current Anthropology, vol. 36, n°1, p. 97-130.

Bayard P. (2013). Maupassant, juste avant Freud, Paris, Minuit.

Bensa A. et Pouillon F. (2012). Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Toulouse, Anacharsis.

Boje D. M. (1991). « The storytelling organization: A study of story performance in an office-supply firm », Administrative Science Quarterly, vol. 36, n°1, p. 106-126.

Chauvier E. (2010). Anthropologie de l’ordinaire. Une conversion du regard, Toulouse, Anacharsis.

Chauvier E. (2012). Somaland, Toulouse, Anacharsis.

Citton Y. (2012). « Contre-fictions : trois modes de combat », Multitudes, vol. 48, n°1, p. 72-78.

Clifford J. et Marcus E. (ed.) (1986). Writing culture. The poetics and politics of ethnography, Berkeley, University of California Press.

Colville I., Brown A. et Pye A. (2012). « Simplexity: Sensemaking, organizing and storytelling for our time », Human Relations, vol. 65, n°1, p. 5-15.

Demanze L. (2019). Un nouvel âge de l’enquête, Paris, Corti.

Fassin D. (2014). « True life, real lives: Revisiting the boundaries between ethnography and fiction », American Ethnologist, vol. 41, n°1, p. 40-55.

Gabriel Y. (2000). Storytelling in organizations: Facts, fictions, and fantasies, Oxford, Oxford University Press.

Gendron C. et Pierssens M. (2019), « L’entreprise vue par la science-fiction : d’aujourd’hui à demain », Entreprises et Histoire, vol. 96, no. 3, p. 8-13.

Grimand A. (2009). « Fiction, culture populaire et recherche en gestion. Une exploration croisée à travers la série Les Simpsons », Revue Française de Gestion, vol. 194, n°4, p. 169-185.

Hatchuel A. et Weil B. (1992). L'expert et le système, gestion des savoirs et métamorphose des acteurs dans l’entreprise industrielle, Paris, Economica.

Jablonka I. (2014). L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil.

Lavocat F. (2016). Fait et fiction : pour une frontière, Paris, Seuil.

Maclean M., Harvey C. et Chia R. (2012). « Sensemaking, storytelling and the legitimization of elite business careers », Human Relations, vol. 65, n°1, p. 17-40.

Maclean M., Harvey C., Gordon J. et Shaw E. (2015). « Identity, storytelling and the philanthropic journey », Human Relations, vol. 68, n°10, p. 1623-1652.

Moriceau J.-L. (2018). « Ecrire le qualitatif : écriture réflexive écriture plurielle, écriture performance », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, vol. 24, n°57, p. 45-67.

Neiburg F. et Guyer J. (2019). The real economy. Essays in ethnographic theory, Chicago, HAU Books.

Prévieux J. (2007). Lettres de non-motivation, Paris, Zones.

Rancière J. (2016). Les bords de la fiction, Paris, Seuil.

Simon H. A. (1991). The sciences of the artificial, Cambridge, MIT Press.

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Modalités de soumission

Les articles doivent être déposés avant le 1er février 2021 sur le site Internet de la RFG http://rfg.revuesonline.com/appel.jsp (« soumettre votre article en ligne ») en mentionnant dans la lettre d’accompagnement le titre du dossier :

« Ce que la fiction fait aux organisations ».

Ils devront impérativement respecter les consignes de la RFG disponibles sur : http://rfg.revuesonline.com.