Revue
Nouvelle parution
Cause commune, hiver 2008: dossier Albert Camus

Cause commune, hiver 2008: dossier Albert Camus

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Direction de la redaction)

Cause Commune

Revue d'actualité réfléchie

Hiver 2008

Éditeur: Cerf

Isbn 13 (ean): 9782204084451

Cause commune, revue bi-annuelle, s'adresse à tous les citoyens francophones, et se définit à partir d'un projet : développer quelques thèmes en lien avec le traitement réfléchi de l'actualité, cet enracinement dans un souci du monde commun faisant nécessairement signe vers les oeuvres majeures qui permettent de le penser, en dehors des stéréotypes et des facilités médiatiques.

Ce projet s'inscrit à l'intérieur de l'idéal de diffusion des Lumières: par la publicité faite aux idées et aux oeuvres, participer à la formation de l'intelligence de tous dans la mesure où, « la liberté étant interdite à l'ignorant » (Diderot) un peuple démocratique ne saurait se gouverner s'il n'est au préalable éclairé, c'est-à-dire instruit.

La revue Cause Commune est donc ouverte à toute contribution de collègues, enseignants en Lycée, en Classes prépas ou d'Universitaires, d'étudiants et de lettrés, dans la mesure où celle ci répond aux critères minimaux d'une production théorique. Toute proposition sera soumise au comité de lecture pour avis, puis au comité de rédaction, décisionnel. Elle est la revue pluraliste des étudiants et des professeurs : tous ont vocation à y contribuer !


Sommaire

  • Editorial : Camus, ou le style contre l'idéologie, Pierre Dupuis [éditorial reproduit au bas de cette page]

    « Je me révolte, donc nous sommes !» Albert Camus, à hauteur d'homme

I - L'absurde

- L'absurde dans le Mythe de Sisyphe, André Comte-Sponville

- Sisyphe, un étranger (De la fiction à la réalité, l'absurde chez Camus), Eirini Papadopoulou

- Albert Camus, une révolte absurde, ou la solitude de la solidarité, Giangiacomo Vale

II- La révolte

- Les frontières entre la révolte et la révolution dans L'Homme révolté, Lassàad Héni

- Albert Camus, l'âme de la révolte, Vanessa Parent

- Camus, de l'illusion communautaire à la solitude libertaire, Sylvie Arnaud-Gomez

- Vivre la révolte, Sophie Lambert

III - L'homme, la politique et l'histoire

- Penser l'histoire contre la philosophie de l'hisoire, sur La Peste et L'Homme révolté, Sylvie Servoise-Vicherat

- «La crise de l'homme» et la question de l'anthopogénèse, Laurent Bove

- Albert Camus, la tragédie, et les ambiguïtés de la politique, Jeffrey Isaac

IV - Fanatisme et justice

- Justice, jugement, justification: la question du juste chez Albert Camus, Lissa Lincoln

- Figures de l'innocence dans l'oeuvre de Camus, Denis Salas

- Camus et le fanatisme, Agathe Cagé

V - La philosophie

- La métaphysique de la mort chez Albert Camus: une philosophie du bonheur, Hang-Nga Vo

- Camus, philosophe? Guy Basset

- A force de vivre, Patrick Renou

- Philosophie transversale: Camus vs Sartre?, Nathalie Dufayet

- Camus / Sartre: une «polémique» à front renversé, Guy Samama

VI - L'art de Camus

- L'art selon Camus: un point de vue dont l'actualité ne se dément pas, Michel Serceau

- Effacement et dérision dans La Peste d'Albert Camus, Kamel Feki

- Dostoïevski, Camus et le Grand Inquisiteur: au-delà d'un mythe, Jean-Louis Benoît

- La force de l'admiration: Albert Camus et Roger Grenier, Frédéric Farah


Nihilisme et absurde

- D'une consolation désespérée : nihilisme, création, littérature, Kateri Lemmens



Avons-nous encore un monde ?

Politique et humanité chez Hannah Arendt (II)

V- Actualité d'Arendt

- De la véritable signification de La crise de la culture d'Hannah Arendt, Charles Boyer

- Penser la condition humaine, une exigence moderne? (Arendt et Strauss), Carole Widmaier

VI- Réception d'Arendt

- Double éclairage: La réception d'Arendt en France, Michelle-Irène Brudny / Le paradoxe français. Réception et influence d'Arendt en France, Perrine Simon-Nahum


Les parties I, II, III, IV de ce dossier ont été publiées dans le numéro précédent (3) de Cause commune



Rubrique «Philoso-focus» (romans, BD, DVD), Frédéric Grolleau

Rubrique cinéma: L'art et la Psychè (A propos de Lady Chatterley), Michel Serceau / Filmer, regarder, penser: esquisses pour un manuel de conjugaison, Alain Vauchelles


Editorial:


Camus, ou le style contre l'idéologie

Pierre Dupuis

Directeur de rédaction de Cause commune

« Le plus grand style en art est l'expression de la plus haute révolte »1, écrivait Albert Camus dans L'Homme révolté. Le poète est, tel René Char qu'il admira, un résistant : celui qui, dans la fulgurance du style, refuse de s'abandonner aux « évidences » du langage commun, au monde manichéen de l'idéologie, et finalement refuse la résignation devant les clivages politiques binaires, en plaidant, entre ombre et lumière, pour une politique de la nuance.

Héritier en cela de Nietzsche, et aux antipodes de la pensée du Système qui culminera avec Hegel et phagocytera l'histoire, Camus placera sa littérature de combat au service d'une vérité difficile, faisant place à la vie, à ses contradictions mouvantes, contre tous les fanatismes philosophiques autorisant délires, dénis et crimes. Difficile « pensée de midi », à l'heure où il était minuit dans le siècle, pour qui affirmait « Il me manque d'abord cette assurance qui permet de tout trancher », à rebours des juges parlant au nom d'une Humanité confisquée par leurs dogmes.

Aussi Camus sera-t-il attaqué par les tenants de l'idéologie : « Idéaliste bourgeois » pour l'inénarrable Francis Jeanson, dans les Temps Modernes, parce qu'il ose conjuguer la formule d'un socialisme démocratique dans L'Homme révolté qui vient de paraître (1951), contre la ligne dominante des staliniens. A quoi répond d'avance la formule cinglante du poète René Char : « Camus est la probité visible même ». Ou celle encore d'Hannah Arendt : « Camus, seul homme digne en France », dans l'une de ses notes.

Au rebours des idéologues, en philosophe revenu des jugements péremptoires et meurtriers, Camus ne cherche jamais à entraîner l'adhésion de son lecteur à quelque thèse que ce soit, mais au contraire à déconstruire les différentes stratégies de pouvoir inhérentes aux idéologies, autant dans l'Etranger que dans La chute. Cette mise en abyme de la question du jugement traverse toute son oeuvre : ainsi amène-t-il le lecteur à se déprendre de ses propres certitudes, et à exercer, sur le fil aiguisé du doute, son propre jugement, sans jamais qu'une pensée du Système vienne hypnotiser l'inquiétude de la pensée. L'absurde en ce sens tient en cela le rôle d'une épokhè permanente2, arrachant la pensée à sa torpeur native, à la naturalité de la doxa, et l'ouvrant au souci du monde. Philosophie de l'éveil.

Ce qui aura en ce sens séparé Sartre et Camus, c'est au fond la question de savoir s'il fallait ou pas dire la vérité sur les camps soviétiques : de Barrès qui mentit au procès de Rennes, où l'on jugeait Dreyfus, pour ne pas désespérer l'armée française, à Sartre ou Aragon qui mentirent sur l'URSS pour « ne pas désespérer Billancourt », il existe une fraternité secrète, désespérante, qui est celle du mensonge politique. Camus prit le parti du monde, dans sa pluralité complexe, contre l'Histoire ou le Peuple divinisés et ses mensonge - que ce soit sur l'Algérie ou l'Europe qu'il appelait de ses voeux - et finalement le parti de l'homme, de la révolte contre les fanatismes de tous bords, et les Absolus qui les justifient.

On comprend que, dans ces conditions, peu d'auteurs aient été comme lui vilipendés, puis à demi oubliés. Il n'était pas ce des doctrinaires et donneurs de leçons qui sévissent dans le monde des demis lettrés, des mondains et des politiques, et plus encore aujourd'hui, sous une autre forme, plus vulgaire, dans celui des médias. Il ne fut pas l'auteur d'un catéchisme démiurgique à usage des simples et des enragés. Sachant ses propres limites, dans un monde absurde, et ne renonçant pour autant pas au combat, il ne se sentait pas obligé de donner un avis sur tout, en Pécuchet philosophant. De tels hommes sont rares. Presque introuvables aujourd'hui. On ne saurait donc conseiller meilleur professeur aux jeunes générations que celui qui écrivait, dans L'homme révolté : « j'ai voulu dire la vérité sans cesser d'être généreux ». Du désespoir de l'absurde à la révolte, et finalement à l'amour du monde, « entre misère et soleil », Camus a tracé une route sans égale, d'une exemplaire dignité, maintenant « cette confrontation désespérée entre l'interrogation humaine et le silence du monde »3. Cette grandeur offensa le petit monde parisien, et explique la haine de nombre de ses plumitifs. Ajoutez à cela que cet homme savait admirer, et faire confiance. Il n'en faut pas plus pour s'attirer la haine des médiocres.

Les Princes qui nous gouvernent, s'ils ne considèrent pas seulement « leurs sujets comme des instruments de leurs desseins »4, et songent sincèrement à donner aux élèves le goût de quelque exemplaire grandeur, devraient proposer de lire, en début d'année, la lettre qu'adressait Albert Camus à son vieux professeur, Monsieur Germain, peu après avoir reçu le prix Nobel. Tout y est dit, de la mission sacrée de l'Ecole, et il n'est point besoin d'y mêler je ne sais quelle insulte à la liberté des professeurs, comme à la Résistance5.

Suprême infirmité aux yeux des imbéciles, Camus doutait de tout, et de lui-même ; « j'ai connu ce qu'il y a de pire, qui est le jugement des hommes », écrivait-il dans La chute6. Il ne pouvait être un de ces bâtisseurs de systèmes qui ruinent le monde. On chercherait en lui en vain un système, une idéologie ; il avait mieux : l'élégance d'un style. De l'absurde à la révolte puis à la sérénité, il n'y a pas une évolution, de certitudes en certitudes, mais une tension interne, constante, faite de pudeur et d'attention au monde, où « la lutte vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme ». Cette simplicité est chose la plus difficile au monde ; elle éclabousse de grandeur et invite aux combats.

Il y eut Marx, et le marxisme ; Sartre, et l'existentialisme ; Smith, et le libéralisme. Il y eut Camus, et point « d'absurdisme ». Mais juste un homme, nous disant que, si le monde est absurde, cela n'est une raison ni de se suicider, ni de se jeter dans un délire philosophique, mais au contraire d'affirmer la dignité de l'homme, que rien au fond ne justifie, et de combattre avec discernement autant qu'avec détermination les idéologies qui toujours la nient. A hauteur d'homme.


Cher monsieur Germain,



J'ai laissé s'éteindre un peu le bruit qui m'a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon coeur. On vient me faire un bien trop grand honneur, que je n'ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j'en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de ce genre d'honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le coeur généreux que vos y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l'âge, n'a pas cessé d'être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces.


Albert Camus, 19 nov 1957


1 Albert CAMUS, L'homme révolté, Paris, 1951, Gallimard, folio-essais, p. 338.

2 Le geste de l'épokhè est celui d'une suspension du jugement, l'équivalent husserlien du doute méthodique cartésien, à ceci près entre autres choses qu'il a un caractère permanent, et ne se limite pas à la fondation d'un premier principe. Il ouvre ainsi à une attitude non naturelle, et à l'exercice permanent du jugement, redécouvrant par là la prodigalité du monde des phénomènes. En ce sens, et par son esprit de finesse, non systématique, Camus est paradoxalement bien plus l'héritier de l'esprit de la phénoménologie qu'un Sartre, qui s'en réclame expressément, alors même qu'il cherche à fonder une nouvelle métaphysique, et apparaît ainsi comme un philosophe d'un autre âge : cf. par exemple la belle mise au point d'Alain RENAUT, in Sartre, le dernier philosophe, Paris, Grasset, « Le collège de Philosophie », 1993.

3 Albert CAMUS, L'homme révolté, op. cit., p. 18.

4 Cf. KANT, Réflexions sur l'éducation, Paris, trad. A Philonenko, 1967, Vrin, pp. 78-79.

5 On sait comment Nicolas Sarkozy avait imposé aux professeurs la lecture de la dernière Lettre de Guy Môquet pour les élèves des lycées lors de la rentrée 2007, après l'avoir demandé par le biais d'un entraîneur futur ministrable aux joueurs du XV de France. Mise sous tutelle médiatique dans les deux cas et rapprochement inédit entre l'univers scolaire et celui du rugby, qui serait ridicule si le fond de l'affaire n'était pas si inquiétant. Le rugby n'est pas la guerre, et les joueurs n'ont pas d'ennemis à abattre, mais des adversaires à respecter. A fortiori s'agissant de l'Ecole. De son côté, les professeurs, à l'intérieur des programmes nationaux, sont responsables des choix pédagogiques qu'ils jugent adaptés à la progression des élèves. On n'a pas à leur imposer quelque catéchisme que ce soit, dans le public comme dans le privé d'ailleurs, fût-ce au nom de ces bons sentiments nationaux dont l'enfer des arrières pensées politiques est pesamment pavé. Que le Prince se mêle de gouverner, il sera à sa place ; les professeurs se chargent pour leur part d'instruire.

6 Albert CAMUS, La chute, Paris, Gallimard, 1956, folio-essais, p. 116-117.