Actualité
Appels à contributions
Bande dessinée et culture matérielle (revue Comicalités)

Bande dessinée et culture matérielle (revue Comicalités)

Publié le par Marc Escola (Source : Bounthavy Suvilay)

La revue Comicalités lance un appel à contributions sur la thématique « Bande dessinée et culture matérielle ».

Modalités pratiques :

Le présent appel à communication est ouvert à tou·te·s les chercheuses et chercheurs, quel que soit leur statut et leur origine. Nous les invitons à nous répondre en nous soumettant deux documents :

  • Une fiche signalétique prenant la forme d’un court curriculum vitae exposant les axes de recherche.
  • Un texte anonyme en français ou en anglais de 3000 signes espaces compris maximum, présenté sans aucun enrichissement autre que l’italique ou le caractère gras, et adoptant une présentation standardisée (Times New Roman 12 pts pour le corps de texte, 10 pts pour les notes, aucun alinéa ou retrait de paragraphe, interligne 1,5). Ce texte présentera le positionnement théorique et le corpus retenus, ainsi que les principales conclusions attendues.

Pour chacune des approches présentées ci-dessus, il est possible d’envisager un format différent de celui d’un article : nous acceptons également les entretiens, en particulier avec des professionnels du secteur (éditeurs, imprimeurs, chefs de fabrication, chargés de produits…), des collectionneurs, etc..

La proposition sera évaluée de façon anonyme par deux membres du comité scientifique de la revue : son acceptation vaudra encouragement et suggestions quant à un article d’une taille comprise entre 15 000 (pour les formes brèves) et 40 000 signes (articles plus classiques), espaces compris. Elle doit nous parvenir avant le 25 juin aux adresses électroniques suivantes :

bounthavy@gmail.com

sylvain.lesage@univ-lille.fr

*

Texte de l’appel :

La notion de culture matérielle suscite depuis quelques années un intérêt renouvelé ; elle offre un cadre conceptuel pour « rematérialiser les principes de notre connaissance »1, afin de mieux comprendre la manière dont la matérialité des objets culturels de la bande dessinée encadre le rapport au monde des lectrices et des lecteurs. Selon Roger Chartier, « il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire, pas de compréhension d’un écrit qui ne dépende des formes dans lesquelles il atteint son lecteur »2 ; pas plus que d’autres formes d’expression, la bande dessinée ne peut se penser hors des matérialités par lesquelles elle parvient aux lecteurs, du papier à l’écran, du verre à moutarde à la planche originale, de la figurine en résine au tirage princeps.

Au moment où émergent, avec le numérique, de nouvelles formes de matérialités, peut-être moins visibles, il nous paraît nécessaire de poser la question de l’inscription matérielle de la bande dessinée. Les œuvres de bande dessinée passent en effet par des supports et des objets relevant de circuits techniques et éditoriaux, commerciaux et sociaux, qui conditionnent des usages, encadrent les appropriations, nuancent ou infléchissent les constructions imaginaires. Avant même d’ouvrir un album, la technique de façonnage (cartonné ou broché), le poids du papier, le brillant du pelliculage suscitent un imaginaire et participent à l’élaboration du « pacte de lecture ». Un ouvrage grand format n’offre pas la même expérience de lecture qu’un pocket, une série de comics ne se lit pas de la même manière que le recueil qui rassemble les épisodes. Certains ouvrages jouent d’ailleurs délibérément sur des formes perturbant l’expérience de lecture : Saga de Xam de Nicolas Devil et Jean Rolin se présentait ainsi sous forme d’un très grand format incluant une loupe, indispensable pour discerner tous les détails du dessin3. Pour Jean-Christophe Menu, l’édition indépendante avait même développé des formats alternatifs qui marquaient son identité – avant d’être récupérés : le « roman graphique », de ce point de vue, participe bien de cette construction discursive d’un format de publication comme forme stylistique4.

La culture matérielle de la bande dessinée pose également la question des déclinaisons publicitaires des univers graphiques. Bill Watterson est connu comme l’un des rares dessinateurs de bandes dessinées à avoir refusé de transformer sa série à succès en une suite de produits dérivés. Mis à part quelques objets dont un timbre et un T-shirt, il n’y a pas de marchandises affichant le duo loufoque et spirituel de Calvin & HobbesA contrario, un empire du produit dérivé s’est bâti autour de Peanuts, les aventures de Charly Brown et son chien générant 30 millions de dollars de profit annuel en 2016 ce qui place Charles Schulz au deuxième rang du classement des auteurs morts les plus riches.

En Europe, le merchandising de la bande dessinée prend également une part de plus en plus importante au niveau économique. Les droits de Tintin sont gérés par la société Moulinsart qui exploite la figure du petit reporter sous toutes les formes possibles : du coussin à la statuette à collectionner, en passant par le mug ou la lithographie en édition limitée. Les produits dérivés ont pris le dessus sur les ventes d’album puisqu’il n’y a plus de nouvelles publication depuis la mort de l’auteur. Entre 2015 et 2016, le chiffre d’affaire de cette société était estimé à 10 millions d’euros5. Du côté des Schtroumpfs, la société IMPS qui gère les droits sur la série a vendu la licence à 700 sociétés dans le monde6.

La prolifération des objets n’a pas qu’un impact financier : elle transforme également l’expérience du lecteur et l’image de l’œuvre initiale. Ce sont d’ailleurs les raisons avancées par Watterson pour refuser les contrats de licence. Mais nombre d’auteurs font le choix inverse. Comment, dès lors, évolue la perception de l’œuvre ? Qu’est-ce que Mickey pour un enfant qui a d’abord connu la souris aux grandes oreilles sous forme de chaussettes ? En quoi le premier élément matériel d’entrée dans le monde de fiction influe-t-il sur la perception de l’univers imaginaire ? Il serait vain dans ce cadre de faire de ces produits dérivés de simples versions abâtardies d’une œuvre graphique, et d’opposer schématiquement production et consommation, dimension économique et distribution sociale tant, comme l’analysait déjà Karl Marx, « la production est immédiatement consommation, la consommation est immédiatement production »7.

Outre son impact sur la réception, le merchandising influe également sur les processus de création. Que Todd McFarlane ait à la fois créé sa maison d’édition (Todd McFarlane Productions)8 et une société de jouet (McFarlane Toys en 1994) n’est ainsi pas anodin. Du côté japonais, la création de la série transmédia Evangelion est liée à l’industrie du jouet : la forme du robot a été pensée à partir des retours des sociétés de ce secteur. Étant donné l’importance des ventes de licences, il serait intéressant de voir de quelle manière les éditeurs ou les potentiels partenaires commerciaux influencent l’aspect des personnages ou orientent le récit au moment de sa création. Il s’agit de montrer dans quelle mesure le support et la culture visuelle modifient le monde fictionnel et sa réception en dehors de ce qui aurait pu être prévu par les instances du marketing ou les ayant droits dans une stratégie transmédia.

Ces usages publicitaires et l’insertion de la bande dessinée dans une économie de produits dérivés n’a rien de récent. Comme le souligne Michael Rhode, de nombreuses bandes dessinées ont été élaborées comme supports publicitaires et bien des titres pratiquent la technique du placement de produits9. Ces usages n’ont rien de secondaire : Ian Gordon avait montré à quel point, dans les années 1920-1930, la bande dessinée participe de la construction d’une société de consommation. Gasoline Alley, par exemple, peut être perçue comme une réflexion sur la manière dont l’automobile façonne les rapports sociaux et affecte le rapport au langage10.

Nous cherchons moins à appréhender la médiation éditoriale à travers la matérialité de la bande dessinée11 qu’à interroger la multiplicité des supports et leurs apports au niveau de la réception. Plutôt que d’étudier l’écart d’une adaptation ou d’un produit dérivé par rapport à une œuvre originale, plutôt que d’analyser la narrativisation qui accompagne le passage d’un média à l’autre, ce dossier se penchera sur la manière dont le support matériel introduit des modifications dans la perception de la fiction, qu’elles soient narratives, graphiques, etc. Afin d’explorer ces thématiques, nous suggérons les axes suivants :

1. Les matérialités de la bande dessinée

Le premier axe invite à se pencher sur les formes matérielles par lesquelles s’opère la médiation entre une œuvre et ses lectorats. En quoi les différentes formes de publication peuvent-elles influer sur la réception d’un récit par les lectrices et les lecteurs ? Il s’agira ici d’envisager les supports de publication comme des objets faisant l’objet d’investissements matériels divers. De quelle manière, par exemple, les éditeurs jouent-ils sur les formes du livre afin de segmenter leurs publics ? En quoi la multiplication des tirages de tête et des ex-libris témoigne-t-elle d’une rematérialisation précieuse de la bande dessinée ? On envisagera également la manière dont les auteurs s’approprient les formes de publication et travaillent à en transgresser les contraintes, que ce soit sur papier ou sur supports numériques. Quelle est l’implication de l’auteur dans la réalisation de l’objet livre et ses produits dérivés imprimés ?

Outre les pratiques d’édition distinctives, il serait également intéressant d’interroger les pratiques de l’édition patrimoniale et bédéphilique. En quoi l’engouement pour les planches originales a-t-il transformé les pratiques d’édition ? Quels sont les codes graphiques spécifiques permettant de “faire patrimoine” ?

Il nous semble nécessaire également d’interroger les pratiques de collection à l’aune d’un angle matériel : quels objets sont collectionnés ? Quels rapports les collectionneurs entretiennent-ils avec les objets collectionnés ?

Enfin, on interrogera également la matérialité de la recherche en bande dessinée : quels problèmes pratiques fait surgir le recours aux microfilms ? En quoi l’accès à des collections numérisées affecte-t-il les questionnements ou les méthodes de travail ?

2. Produits dérivés

Le deuxième axe suggéré s’attache aux produits dérivés, et à la manière dont l’insertion croissante de la bande dessinée dans des industries culturelles peut en affecter la création et la réception.

Afin d’éclairer les processus de création et les liens entre secteur de l’imprimé, industries du jouet et ventes de licences (pour différents types d’adaptation), il serait intéressant de détailler les relations économiques ou juridiques entre les différents supports. Dans son étude ethnologique, Ian Condry avait montré de quelle manière les créateurs japonais travaillaient de manière collaborative afin de déployer un univers de fiction sur plusieurs médiums. Il serait intéressant de poursuivre ces pistes en étudiant des titres élaborés en Europe ou dans d’autres pays. On pourra également se demander dans quelle mesure la visual culture d’une époque donnée influence la représentation du monde dans la bande dessinée.  En quoi les pratiques publicitaires et les graphismes en vogue modifient l’image d’un personnage pour le rendre plus attirant pour le nouveau lectorat ? De quels sens, de quelles fonctions les lecteurs investissent-ils les statuettes, les affiches…

Si dans les années 1940, Les Aventures de Tintin étaient essentiellement connues comme une bande dessinée, de nos jours le premier contact du jeune public avec le héros à la houppe est visuel et lié au merchandising, le support BD arrivant souvent en second. Quel est l’impact sur la lecture quand on commence à connaître l’univers de fiction par le biais de jouets ? Dans le jargon du marketing, le co-branding correspond à l’alliance temporelle de deux sociétés pour la création d’une série de produits ou une campagne publicitaire. En quoi le co-branding sert-il ou non la bande dessinée ? De quelle manière les impératifs du marketing et contraintes liées aux univers de fiction originaux modèlent-ils la bande dessinée ?

Cet axe vise également à explorer la manière dont se négocie le trait dans les industries culturelles : comment le merchandising transforme-t-il (en figeant, en allégeant, en remodelant) des graphismes d’auteurs (ou de séries), en passant de la planche à dessin au volume de l’objet ?

3. La consommation des objets dans la bande dessinée

Enfin, le troisième axe interrogera la manière dont la bande dessinée met en scène un univers de la consommation, en prolongeant les travaux de Ian Gordon. On prêtera notamment une attention particulière à la bande dessinée enfantine et à la manière dont la lecture peut initier aux mécanismes de la consommation. On s’intéressera également aux usages directement publicitaires de la bande dessinée, en particulier aux stratégies narratives déployées. De Malabar à Pistolin, la publicité a constitué une ressource importante pour nombre de dessinateurs, voire un laboratoire graphique. En quoi la bande dessinée publicitaire constitue-t-elle un creuset de renouvellement graphique ?

On s’intéressera enfin aux appropriations critiques de l’imaginaire visuel de la consommation. Dominique Pety avait montré de quelle manière le roman du XIXe siècle témoignait de la prolifération des objets et des collections, structurant l’intrigue et l’espace romanesque, formant une esthétique12. On pourra s’interroger sur la représentation des produits de consommation dans la bande dessinée et ses effets narratifs ou graphiques. Ainsi, Saison brune de Philippe Squarzoni repose largement sur la remédiation des codes graphiques de la publicité, et constitue une forme de pensée critique de l’image par l’image.

1- Roche Daniel, Histoire des choses banales: naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles, XVIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 9.

2- Chartier Roger, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2015, 406 p.

3- Rolin Jean, Devil Nicolas, Saga de Xam, Paris, Losfeld, 1967.

4- Menu Jean-Christophe, Plates-Bandes, Paris, l’Association (coll. « Éprouvette »), 2005, p. 37.

5- Olivier Wurlod, « Tintin a une cote d’enfer »,  Tribune de Genève, 18 novembre 2016, https://www.tdg.ch/economie/Tintin-a-une-cote-d-enfer/story/24760321

6- Sofia Cotsoglou, « Les héros de BD rapportent gros », RTBE.be, 18 octobre 2017, https://www.rtbf.be/info/societe/onpdp/detail_les-heros-de-bd-rapportent-gros?id=9739704

7- Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, trad. fr 1977, p. 156.

8- Todd McFarlane Productions est créée sous l’égide d’Image Comics, société regroupant six maisons d’éditions indépendantes.

9- Rhode Michael, « The Commercialization of Comics: A Broad Historical Overview », International Journal of Comic Art, Fall 1999, vol. 1, no 2, p. 143‑170.

10- Gordon Ian, Comic strips and consumer culture, 1890-1945, Washington D.C., Smithsonian Institution Press, 1998, 233 p.

11- Cette perspective avait été envisagée dans la revue Communication & langages. Voir Pauline Escande-Gauquié, Emmanuël Souchier, « Matières et supports, la bande dessinée dans tous ses états », Communication & langages 2011/1 (N° 167), p. 17-29.

12- Pety Dominique, Poétique de la collection au XIXe siècle : Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2010.

  • Responsable :
    Comicalités