Essai
Nouvelle parution
B. Gracián, Le Criticon.

B. Gracián, Le Criticon.

Publié le par Marc Escola (Source : Le Seuil)

Baltasar Gracian, Benito Pelegrín (Annotateur), Le Criticon
SEUIL, 2008, 473 p.

EAN : 9782020950312
24,00 €



" Le cours de ta vie en un discours" : ainsi Baltasar Gracian (1601-1658) définit-il dans sa note " Au lecteur " son roman, "l'incomparable Criticon " selon Schopenhauer.

Allégorie du voyage de la vie en quatre saisons, ce premier roman européen d'apprentissage, dont nous donnons ici la substantifique moëlle, présente "deux pèlerins de la vie" parcourant l'Europe à la recherche de la Félicité, à travers le monde des apparences, systématiquement énoncé, dénoncé et renvoyé dans " La grotte du Néant". Gracian pulvérise les fausses valeurs, si actuelles, de l'image, de l'ambition, du pouvoir, du lucre, en une philosophie au marteau qui brise sans pitié les idoles clinquantes et les faux-semblants.

Il leur oppose l'éducation et la culture qui, de l'homme brut, font une Personne consommée, exalte l'Art, qui est "sans doute le premier emploi de l'homme dans le paradis". Rosse, féroce, la satire s'inscrit dans une veine fantastique, et s'écrit avec une verve fantasque qui fait du Criticon un chef-d'oeuvre de liberté langagière, de bonheur dans le mot et dans le jeu.

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On peut lire sur le blog de P. Assouline un billet sur cet ouvrage :

"Fauteur de troubles et croix de ses supérieurs".

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Dans Libération du 10/7/8, cet article de R. Maggiori :

"Muchas Gracián

Préférence. De Sainte-Hélène à Saint-Blaise, «le Criticon», la plus baroque des épopées du Grand Siècle espagnol. ROBERT MAGGIORI QUOTIDIEN : jeudi 10 juillet 2008 Baltasar Gracián Le Criticon Présenté et traduit par Benito Pelegrín, Seuil, 502 pp., 24 euros.

Ce que dit le Criticon sur le «seul défaut» qu'on peut trouver à un «grand livre» s'applique au Criticon lui-même : «Ne pas être assez bref pour qu'on le pût apprendre par coeur, ni assez long pour qu'on ne le cessât jamais de lire.»Et, de fait, l'oeuvre de Baltasar Gracián y Morales - le premier «romande formation» européen - est insondable : on n'en achève jamais lalecture, comme si on moissonnait un champ infini de plaisirs, et oncesse de lire dès qu'une citation, un mot, une tournure suscitent larêverie ou la méditation : «Ô vie, tu n'aurais pas dû commencer ! Mais, puisque tu as commencé, tu ne devrais jamais finir !» ; «Celui qui meurt de faim ne reçoit pas le moindre morceau de pain et celui qui crève d'indigestion est partout prié à dîner» ; ou «Le vin est le lait des vieux». Schopenhauer, qui de Gracián a lu tous les livres - et traduit l'Oracle manuel -, le disait «incomparable» et le plaçait au-dessus du Don Quichotte ou de Gulliver.

«Amarres». Réduit à sa trame, le Criticon raconte, sur lemode allégorique et satirique, les aventures de deux pèlerins de lavie, que Fortune a fait se rencontrer. De retour des Indes, Critileéchoue au large de l'île de Sainte-Hélène et est arraché aux flots parAndrénio, «un beau jeune homme, ange par son allure et encore plus par son action».Critile est le «criticon», celui qui critique sans cesse, l'hommecivilisé, l'érudit, la Raison ; Andrénio est la Nature, l'Instinct,l'enfant sauvage abandonné à la naissance qui, élévé par des bêtes,n'eût jamais appris le langage des hommes sans la venue miraculeuse, etla conversation, du naufragé auquel il a sauvé la vie. Unis par les «amarres d'un secret aimant»,Critile et Andrénio atteignent l'Espagne, et, là, commencent un longpériple, à la fois voyage initiatique et quête du bonheur - incarné parla figure de Félicinde, dont on apprendra qu'elle est la femme(secrète) de l'un et la mère (inconnue) de l'autre. La tumultueusepérégrination, à travers une Europe à la géographie métaphorique,s'achève à Rome, où advient la rencontre avec la belle-mère de la Vie,à savoir Sa Majesté la Mort. Les deux héros réussissent à lui échapperet débarquent sur l'île de l'Immortalité, après avoir été jugés parMérite. A la fin, ils atteindront le statut de Personne, l'idéalphilosophique de l'homme qui, brut, sauvage, se perfectionne peu à peugrâce à l'expérience, au savoir, à la culture, à l'art.

Morale de l'histoire ? Tout ce qu'a créé le Suprême Artisan estparfait, tout ce que l'homme a ajouté est imparfait. Mais si l'homme,né innocent, est corrompu par le monde, il peut se sauver, bâtir un artde vivre et fonder une société harmonieuse s'il donne à l'éducationpermanente qu'il reçoit la force de pulvériser les préjugés, lesfausses valeurs et le pouvoir des apparences, de renverser un monde où «la vertu est persécutée, le vice applaudi, la vérité muette, le mensonge trilingue». Qu'on ne voie pas là, cependant, quelque chose d'«édifiant». Le Criticon- dont les trois parties sont publiées, sous pseudonyme, entre 1651 et1657 - est une fête baroque, un feu d'artifice, tout en mots d'espritet jeux sur les mots, allitérations et étymologies fantasques, unesarabande endiablée, irrévérencieuse - dont on devine qu'elle plutassez peu à la Compagnie de Jésus, qui déchut le père Gracián de sescharges, le mit au pain sec et le chassa du collège de Saragosse.

«Populaciers».Il est vrai que le jésuite espagnol campe le Criticondans des paysages infernaux ou surréels rappelant les tableaux deJérôme Bosch, et, à travers des scénarios fantastiques, fait allerCritile et Andrénio de la maison de l'Ambition à la cour de l'Orgueil,de la rue de l'Hypocrisie à la place de l'Ostentation, et là, tel unfrère Jean des Entommeurs, tape joyeusement sur tout ce qui bouge, lesfaux savants, les vrais crétins, les arrogants et les petits malins,les «populaciers», les «amis de la popularité» - obtenue par «coups, merveilles et miracles attrape-nigauds pour gogos et gagas incongrus» -, les «idoles du vulgaire», les héros du néant et les princes du vide. Un jeu de massacre, mais doux, spirituel, amusé - mené avec agudeza,cette acuité qui est le label de toute l'oeuvre de Baltasar Gracián.Est-ce raisonnable, par exemple, qu'une mère laisse aller sa fille enpèlerinage «à Saint-Blaise sans elle» ? Sans l…"