Essai
Nouvelle parution
Avital Ronell, Addict : fixions et narcotextes

Avital Ronell, Addict : fixions et narcotextes

Publié le par Arnauld Welfringer

Avital Ronell, Addict : fixions et narcotextes

Traduit de l'anglais (américain) par Daniel Loayza

Bayard Centurion, coll. "Le rayon des curiosités"

247 pages

ISBN : 978-2227477452

Présentation de l'éditeur
" Pour trouver accès à la questionde l'être-sous-drogue ; il nous a fallu suivre la voie de lalittérature. Nous avons choisi une oeuvre qui traite exemplairement del'objet persécutoire d'une addiction : Madame Bovary.[...] Lalittérature, qui n'a certainement rien d'un badaud innocent et seretrouve souvent au banc des accusés, la littérature, laboratoire dereproduction pour hallucinogenres, a quelque chose à nous apprendre surles fractures éthiques et la relation à la loi. Le livre de GustaveFlaubert fut traîné en justice ; on l'accusa d'être un poison. "

Biographie de l'auteur
Avital Ronell saitchoisir ses objets de pensée, toujours inattendus. Les drogues sont aucoeur de ce nouvel essai, comme phénomène non pas social, maislittéraire et philosophique. Et ce n'est rien de moins qu'une nouvellelecture de notre culture que nous propose ici la philosophe américaine,n'hésitant pas à passer Emma Bovary au crible de l'addiction. AvitalRonell est considérée aux Etats-Unis comme une des figures les plusimportantes de la pensée contemporaine.

Table des matières :

HITS
VERS UNE NARCOANALYSE
E B SUR GLACE
HONTE
EROTOXIQUE
CLOD TURKEY OU L'ESTHETIQUE TRANSCEDANTALE DE LA CHOSE-A-MANGER
NOTES

On trouvera un compte-rendu de l'ouvrage sur le site nonfiction par Jean-Christophe Valtat

Ainsi que sur le blog de Frédéric Ferney


Dans Le Monde des livres du 5/6/9, on pouvait lire un entretien avec l'auteur:

Entretien Avital Ronell : "Je veux faire mal aux textes" LE MONDE DES LIVRES | 04.06.09

Porterl'incandescence au coeur du canon philosophique et littéraire au lieude chercher à le domestiquer, comme on le fait usuellement àl'université, tel est le projet d'Avital Ronell, germaniste, philosopheet intellectuelle, qui enseigne à New York University (NYU). "Je veux faire mal aux textes",résume-t-elle avec ce sens du paradoxe et de la formule qui sature seslivres jusqu'à susciter parfois chez le lecteur le mieux intentionné unsentiment mêlé d'admiration et de colère.

empty.gif "Je cherche à rendre inintelligible ce que l'approche académique se contente de remplacer par des banalités", martèle cette disciple de Jacques Derrida, dont le nom seul incarne outre-Atlantique l'inoculation de la "french theory" ausein les grands départements de littérature comparée des campusaméricains. Avital Ronell a ainsi sur son tableau de chasse Goethe,Flaubert aussi bien qu'Hobbes ou Husserl - tous auteurs dont elle necesse de "démanteler", déconstruire les dispositifs trop lissés.

Dela fréquentation, dans le Berlin des années 1970, de Jacob Taubes(1923-1987), ce maître juif ès herméneutique qui n'hésita pas à prendrelangue avec le philosophe Carl Schmitt malgré la compromission de cedernier avec le nazisme, elle affirme avoir, elle, fille de parentsd'origine juive allemande ayant fui l'Allemagne hitlérienne, tiré "une sorte de permis pour aborder les tropes, les gens, les figures toxiques". Heidegger au premier chef ("cet auteur français !") mais aussi Nietzsche ou Jünger. Taubes, se souvient-elle, se voulait alors le "garant" ("Betreuer") de "ses deux petites Américaines" : Susan Sontag et Avital Ronell.

Aen croire cette dernière, il louera son élève d'avoir su renouveler lalangue allemande en osant s'attaquer à Goethe (en montrant l'importancepour la compréhension de son oeuvre de l'interlocuteur oublié des Conversations, l'étrange Eckermann).

Avital Ronell a continué à cultiver la fréquentation des auteurs supposés "interdits" ou "tueurs",sans complaisance toutefois. Parfois, quand elle annonce en Allemagnequ'elle va parler d'Heidegger ou de Nietzsche, la moitié del'amphithéâtre se lève. "Même si vous pensez que ces textes se situent en territoire ennemi, les désavouer est une grande erreur",dit-elle aux étudiants. Beaucoup de ses récits de rencontres sont surle mode de la décharge électrique. Ainsi commet-elle incontinent une"bourde" lors de son premier entretien avec Emmanuel Levinas, qu'elleadmire : celle de lui demander ce qu'il pense de Walter Benjamin, dontle nom seul agace l'auteur de Totalité et infini.

D'oùaussi le caractère halluciné de son écriture, qu'elle a elle-mêmethématisé dans son dernier ouvrage traduit en français sous le titre Addict. Fixions et narcotextes(Bayard, 248 p., 22 €) - ample vaticination autour du corps d'EmmaBovary, le premier personnage, selon elle, de droguée littéraire. Et ilest certain que ses interprétations des grands textes, les dialoguesdes morts fictifs qu'elle imagine entre Duras et Heidegger, ont de quoidéconcerter. Le public français surtout, peu rompu à ces intrusions del'organique, de la sexualité, du genre, mais aussi des objetstechniques les plus triviaux (le téléphone, la télévision, la pharmacieet plus généralement ce qu'elle appelle "les philosophèmes de la rue") dans le commentaire des grandes pensées patrimoniales.

C'esten 1979, sur le conseil du philosophe Hans-Georg Gadamer (1900-2002),que la jeune excentrique en provenance de Princeton se cherchera unautre maître à Paris, qu'elle trouve en la personne de Jacques Derrida,alors en train d'écrire La Carte postale (Flammarion, 1980), dont elle est un des "personnages".

Pourtant,gardons-nous de céder au piège des provocations de la "dame en noir"avec son allure post-punk. Elevée dans les banlieues prolétairesnew-yorkaises où sa famille a atterri dans les années 1950 enprovenance d'Israël, celle-ci a eu des débuts difficiles, marqués parl'immigration et le déclassement. De cette enfance, le style d'AvitalRonell a sans doute gagné ce parfum de gouaille urbaine qui imprègnetous ses textes. Mais ses interlocuteurs français croisent aujourd'huiune femme d'une soixantaine d'années plutôt modeste et attentivequ'exaltée. Dans un livre d'entretiens avec son amie l'éditrice etpsychanalyste Anne Dufourmantelle, American Philo (Stock, 2006), elle confesse d'ailleurs qu'"en France (...) je suis plutôt prise par ce que je vois et entends, et je ne suis pas dans cet état d'irritation que je réserve aux Etats-Unis".

Aujourd'hui, où en est cette pensée française qui a, en partie à travers elle, trouvé son chemin outre-Atlantique ? "C'est comme l'hépatite C, répond Avital Ronell,il y a des moments de latence et d'invisibilité, et puis cela sedéclare comme une maladie. Cependant, le fait que nous nous soyonsdébarrassés de ce crétin de Bush change évidemment les choses, car aucours des années de sa présidence, la pensée française etl'intellectualité hyperbolique qu'on associe à la France étaientquasiment proscrites. Même les universitaires se conformaient,inconsciemment, à ce bannissement par une sorte de malaise."

Spécialiste de Germanistik(études allemandes qu'elle a dirigées à NYU), son programmed'enseignement le plus récent propose l'étude de textes sur la violenceet le terrorisme (elle cite le dramaturge du XIXe siècleHeinrich von Kleist) ou sur la torture. Alors qu'aux Etats-Unis lascience freudienne est en déshérence, Avital Ronell s'empresse de sepencher de façon tout à fait intempestive sur la psychanalyste MelanieKlein : "En Amérique, c'est parfois un geste politique que d'insister sur des textes difficiles ou dépréciés."Il faut résister, pense-t-elle, à la transparence et à la simplicitéartificielle, toutes valeurs mises en avant par le précédent hôte de laMaison Blanche...

L'ambivalence et la transmutation des valeurssont, en tout cas, caractéristiques d'une démarche placée sousl'invocation de la "différance" derridienne. Dans l'idiotie - un de sesthèmes de prédilection (Stupidity, Stock, 2006) -, Avital Ronell dit voir, par exemple, "les conditions d'une innocence radicale".De même l'ironie constante qu'elle affiche n'est jamais gratuite, maistient à la conception même qu'elle se fait de la vérité. C'est parl'ironie qu'on échappe à la définition classique de la vérité commeadéquation de la pensée et de la chose. Pour elle - ce qu'elledéveloppe dans Test Drive. La passion de l'épreuve (Stock, 352p., 20 €) -, le vrai est toujours précaire, sans cesse mis à l'épreuve,comme soumis à la question dans tous les sens du terme.

CommeBruno Latour, Avital Ronell accorde une grande importance auxprotocoles de production, d'attestation et de transmission de la vérité- lesquels influent sur le contenu même du savoir scientifique. C'estau philosophe et chimiste anglo-irlandais du XVIIe siècle, Robert Boyle, qu'elle reconnaît le mérite d'avoir inventé un type expérimental, "modeste",fragile de vérité dans les sciences qu'elle oppose au rejet del'expérience d'un Hobbes. C'est donc aussi dans la tradition de Boyleque s'inscrit Avital Ronell pour pulvériser toute tentation d'absolususceptible de déconnecter la relation qui lie à ses yeux épreuve etvérité.

On doit donc éviter de se laisser déconcerter à bonmarché par l'inventivité et la profusion du personnage et par satendance, derechef très derridienne, à réintégrer dans le corpusphilosophique voire métaphysique les marges et les périphéries. A samanière, Avital Ronell procède aussi comme une phénoménologue classiquequi préfère prendre pour point de départ le monde commun, le monde dela vie, pour remonter, de là, à la constitution des entitésphilosophiques. Il n'y a donc pas volonté de faire exploser laphilosophie dans ce cheminement, mais on sent au contraire à l'oeuvrele souci d'en élargir le champ d'investigation.

"On m'aaffublée du titre de penseur de la technologie, des médias, qualifiéede post-féministe : en réalité je change souvent d'itinéraire, s'amuse-t-elle. C'est ma façon de faire la révolution en m'attaquant aux textes canoniques." Qui sait ? Peut-être est-ce aussi la meilleure manière de se réconcilier avec eux.


Nicolas WeillArticle paru dans l'édition du 05.06.09