Actualité
Appels à contributions
Aux confins de l'enquête : entre excès et évidement, l'art créateur d'instabilité (Rennes 2)

Aux confins de l'enquête : entre excès et évidement, l'art créateur d'instabilité (Rennes 2)

Publié le par Marc Escola (Source : Laboratoire ALEF)

Aux confins de l'enquête : entre excès et évidement, l'art créateur d'instabilité

Le cycle précédent du séminaire ALEF sur l'enquête (Rennes 2), alors même que l'enquête était abordée comme modèle qui fonctionne, a mis en avant le fait que, bien souvent, ce qui intéresse l'art dans ce processus est son impossibilité à atteindre une résolution, ou bien ce qu'il laisse derrière lui, voire ses dérives. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons, dans cette deuxième session, interroger plus spécifiquement ce que font les artistes, les créateurs, les auteurs de ce qui déborde l'enquête, comprendre ce que l'art fait de ces opérations échouées – voire questionner la possibilité de l'art de faire échouer les enquêtes. 

En effet, à la suite des travaux de Boltanski (Énigmes et complots : Une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Gallimard, NRF essais, 2012), le présupposé de ce séminaire est de prendre l’enquête comme outil à même de rétablir une chaîne de causalité rationnelle qui permette de comprendre et de résorber les instabilités du monde. En somme, l’enquête appose un discours sur le réel, qui, comme le soutient Arlette Farge, « a beau sembler être là, visible et préhensible, [...] ne dit en fait rien d’autre que lui-même » (Le Goût de l'archive, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 19). C'est une des raisons permettant de comprendre l'importance accordée par l'État, notamment à la fin du XIXe siècle, aux formes de l'enquête par lesquelles il se donne pour tâche de garantir une stabilité, gage de l'unité sociale. 

Or les pratiques artistiques menant ou issues d'enquêtes s'insinuent souvent dans les failles des investigations officielles (1) ou en adoptent la forme pour la détourner, notamment en la conduisant vers des apories (2). Il s'agirait, dans les pratiques artistiques qui utilisent les formes de l'enquête, son motif et/ou son fonctionnement, de contredire la rationalité de l'investigation à partir de ses propres assises. De ce fait, les arts semblent s'emparer de l'enquête à rebours, comme un moyen pour questionner les discours d'État ou modéliser des mondes concurrents (Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Nîmes, J. Chambon, 1992). L'enquête en art peut-elle être comprise comme un moyen de mettre à l'épreuve les représentations communes ? Que fait l'art de ce qui reste des enquêtes et de ce qui résiste à l'enquête ? 

L'objet de ce nouveau cycle du séminaire ALEF (février - novembre 2016) sera donc de tenter de répondre à ces interrogations, en se concentrant sur plusieurs approches : 

Séance 1. Échec de l'enquête

Cette séance se donne pour objectif d'interroger l'enquête comme processus qui échoue : comment et pourquoi représenter l'échec de l'enquête ? Quelle forme prend cette figuration ? L'art peut-il faire échouer l'enquête, en en dévoilant par exemple les faiblesses ? Cet échec est-il à comprendre comme le refus ou l'impossibilité d'une reconstitution rationnelle du réel ? Peut-il paradoxalement acquérir une dimension positive ? L'art peut-il alors se présenter comme le lieu d'élaboration d'un discours du soupçon, voire d'une mise à l'épreuve de notre compréhension du monde ? 

Séance 2. Enquête et évidement

À partir des questionnements précédents, cette séance vise à interroger l'enquête comme forme creuse, processus qui tourne à vide : en quoi les enquêtes artistiques peuvent-elles conduire à la mise en évidence d'apories ? L'enquête peut-elle être prise à son propre piège ? Peut-on penser une absurdité, une vanité de l'enquête, des enquêtes sans objet ? L'enquête doit-elle toujours faire sens, être constructive ? Vidée de son sens, garde-t-elle une forme ? Pure forme, peut-elle conduire vers autre chose ? 

On pourra se questionner plus spécifiquement sur l'enquête comme protocole que la pratique artistique viendrait corrompre de l'intérieur pour en faire une coquille vide, ou encore sur la possibilité de mettre en œuvre des enquêtes dont l'enjeu n'est plus la résolution d'une énigme. Peut-on penser une enquête qui refuserait toute finalité pour se nourrir de sa propre dynamique ?

Séance 3. L'enquête comme expérience sensible

Dans cette séance, nous souhaitons interroger la place du corps et de l'expérience sensible dans l'enquête. 

En quoi l’enquête implique-t-elle une forme de corporalité ? Quels sont les gestes de l’enquête et font-ils l’objet de réappropriations artistiques ? Le corps enquêté ou enquêteur peut-il faire œuvre d'art ? Peut-on enquêter la mémoire du corps ?

L'enquête peut-elle être envisagée comme moyen d'accès au monde sensible, et de quelle façon ? En quoi l'enquête est-elle une expérience sensible ? En quoi implique-t-elle un rapport à la matérialité, ou à la corporalité via l'expérience de l’enquêteur dans son corps et dans un contexte immédiat (Francesco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L'Inscription corporelle de l'esprit : sciences cognitives et expérience humaine, Editions du Seuil, 1999) ? Cette matérialité pourrait-elle susciter des formes spécifiques de création artistique ? 

L'enquête, comme moyen d'obtenir un résultat par la reconstitution d'une causalité, semble impliquer une forme de mise en récit (3) que nous souhaiterions questionner. Toute enquête est-elle forcément narrative ?  Peut-on penser une autre forme de restitution de l’enquête ? 

Séance 4. Violence(s) de l'enquête

L’enquête est-elle nécessairement liée à la violence ? Si elle peut être envisagée comme telle, quelles sont les différentes formes de violence liées à l’enquête ? Sont-elles physiques, oculaires, esthétiques, symboliques, idéologiques ? 

La violence esthétique de l’enquête ne se révèle-t-elle pas dans le spectaculaire et le sensationnel imposés aux récepteurs ? 

Par ailleurs, en quoi l'enquête, comme discours d'autorité ou discours autoritaire, suppose-t-elle une violence symbolique ou idéologique ? Comment questionner artistiquement l'autorité de l'enquête ?

Enfin, l’enquête peut-elle être conçue comme une violence envers ses propres agents, ou une violence envers elle-même, dans un mouvement d'auto-aliénation de l'artiste-enquêteur ? L'artiste peut-il notamment être dépassé par sa propre enquête ?

Séance 5. Enquête et inquiétude du monde

L’enquête, comme pratique d’exploration du réel visant à établir une causalité, semble être ambivalente : parce qu’elle produit un discours de stabilisation, elle peut avoir une dimension rassurante ; mais elle peut, dans le même temps, produire de l’inquiétude en perturbant les représentations communément admises, voire en échouant à bâtir ces certitudes.

Nous aimerions questionner cette ambivalence à partir de la notion d’inquiétude, que l’on peut considérer comme une modalité particulière du rapport entre l'individu et le monde (4). De fait,  l'enquête pourrait être conçue ici comme concrétisation ou symptôme d'une modalité relationnelle particulière et problématique entre l'individu et le monde : inquiétude, angoisse, mélancolie, souci. Quelles formes prennent alors ces déclinaisons de la mise en inquiétude du monde et de l'être-au-monde inquiété ? De quelle façon l’enquête peut-elle conduire à la paranoïa, et en quoi cette enquête inquiétée et inquiétante donne-t-elle lieu à des réappropriations artistiques ? En quoi peut-on considérer l'enquête comme une façon d'inquiéter le monde ?

Séance 6. Les déchets de l'enquête

L’enquêteur opère une sélection signifiante dans les pistes suivies ainsi que dans les traces et indices récoltés pendant l’enquête afin d'ordonner un dossier de preuves reconstituant une structure aisément déchiffrable. Cet acte posé sur la représentation du monde est alors créateur de déchets. Que reste-t-il d’une enquête qui ne soit pas transformé en preuve ? Que nous disent sur l’enquête et sa vision du monde ces traces, restes, vestiges, résidus, mis de côté ? Proche du rebut, comment le déchet interroge-t-il les notions d’exclusion, de marge, de perte, d’oubli, de silence et de béance propres à toute enquête ? Comment l’art s’en ressaisit-il ? Que fait l'art des fausses pistes ? Les recycle-t-il ?

 

Nous vous invitons à envisager l'enquête comme processus et comme résultat. Les communications peuvent s'inscrire dans quatre espaces : l'enquête de l'artiste créateur, l'enquête au sein de l'espace diégétique, l'enquête comme réception et l'enquête comme posture du chercheur. 

Nous proposons aux chercheurs intéressés pour intervenir dans l’une des séances de nous adresser par mail (labo.alef@gmail.com) une proposition de communication de 1000 signes espaces compris, avec une courte notice bio-bibliographique, pour le 1 décembre 2015. Les séances de séminaires se dérouleront, dans la mesure du possible, le deuxième jeudi de chaque mois de 15h à 17h à l’Université Rennes 2. Les interventions dureront 30 à 40 minutes.

Ce cycle de séminaire est organisé par le laboratoire interdisciplinaire ALEF (Art-Littérature-Echange Frontières) constitué depuis 2011 de la rencontre des doctorants du CELLAM (Centre d’Étude des Langues et Littératures Anciennes et Modernes) et d’APP (Art : Pratiques et Poétiques). L’objectif de ce laboratoire est de mener une recherche interdisciplinaire, exigeant la confrontation de méthodologies et de bases bibliographiques différentes. À partir d’une notion transdisciplinaire commune il s’agit d’observer des glissements méthodologiques et théoriques entre les différentes disciplines qui composent ALEF pour dépasser les divergences disciplinaires afin d’envisager la notion dans une perspective transversale.

 

(1) Voir la communication de Sophie Lorgeré, "Dialogue entre les narrative structures de Mark Lombardi et The Wire de D. Simon et Ed Burns : l’investigation comme moteur des propositions esthétiques", résumé en ligne sur le carnet de recherche ALEF : laboalef.hypotheses.org 

(2) Voir les communications de Guillaume Linard Osorio, "Le Comble du paratonnerre" et de Elise Wiener, "L'enquête au fil de l'archive dans les romans de Patrick Modiano", résumés en ligne sur le carnet de recherche ALEF : laboalef.hypotheses.org

(3) C’est notamment le point d’aboutissement de la séance 6 du cycle précédent, à consulter sur http://laboalef.hypotheses.org/

(4) Si l'on s'en réfère à Heidegger, dans Être et Temps, l'enquête, de nature phénoménologique, permet de mettre en jeu l'une des structures fondamentales du dasein, c'est-à-dire l'être-au-monde.