Questions de société

"Après l'évaluation", par Marc Escola.

Publié le par Marc Escola

Article paru dans la troisième livraison de Huitième sens (janv. 2009), le magazine de Paris 8, au sein d'un dossier sur "l'évaluation de la recherche à Paris 8":

Après l'évaluation
par Marc Escola, Professeur de littérature française, membre du Conseil Scientifique

Chacun de nos laboratoires a donc été « visité » par les experts de l'AERES, chacune de nos formations soumise à « évaluation » : nous avons pris connaissance des différents rapports et des différentes « notes » produites par l'instance, et même, le cas échéant, exercé sans trop d'illusions notre « droit de réponse ». Mais la question reste entière : et après ?

On doit certes tenter d'engager une réflexion collective et critique sur les principes mêmes qui ont présidé à la création de l'Agence et s'opposer par tous les moyens à la fureur « bibliométrique » qui nous menace encore ; les espaces de débats ne manquent pas, il faut s'en réjouir : on en trouvera l'annuaire, avec un florilège des textes souvent remarquables déjà produits, sur les sites des associations « Sauvons l'Université » et « Sauvons la Recherche », à l'initiative d'un « moratoire sur les expertises de l'ANR et de l'AERES » assez expédient : ses signataires (3500 à ce jour) s'engagent individuellement à ne pas effectuer d'expertises pour l'une des deux Agences au cours de la présente année universitaire… S'il est difficile de se soustraire à « l'évaluation », rien (pour l'heure) ne nous oblige à devenir à notre tour des « évaluateurs », et que serait une « expertise » sans « experts » pour la produire et la cautionner ?

Mais il incombe aussi à chacun de nous de prendre dès maintenant conscience que les principaux effets de cette première « campagne d'évaluation » n'intéressent pas seulement nos futurs budgets et la pérennité de nos formations : parce que tout est fait pour que nous anticipions en permanence la prochaine « évaluation » de notre laboratoire, et bientôt de notre propre activité d'enseignant et de chercheur, elle viendra, si nous n'y prenons garde, informer chacune de nos pratiques d'enseignants-chercheurs selon l'un de ces processus d'anticipation auto-réalisatrice qui sont les plus sûrs ressorts de l'idéologie.

Évitera-t-on, par exemple, de se demander désormais, en projetant quelque manifestation scientifique nouvelle, si elle garantit bien la « cohérence » de tel ou tel des « axes » de notre laboratoire et si elle sert la « synergie » entre ses différentes composantes ? De telles questions, sans lesquelles il n'est pas d'esprit d'équipe, ne sont certes pas dénuées de sens — à la seule condition qu'elles ne prennent pas le dessus sur l'intérêt scientifique premier du colloque ou de la journée d'études en question et, osons un vocabulaire en voie d'extinction, sur la passion que cette manifestation est susceptible d'éveiller durablement chez ceux qu'elle réunira.

Saura-t-on encore, dans le plus proche avenir, résister à l'impérieuse « nécessité » de lier le « profil » d'un poste à pourvoir au programme de recherches de son « laboratoire de rattachement », pour accueillir ce que les travaux en cours d'un collègue, et tous ceux qui restent à venir, peuvent receler de promesses ?

Il ne s'agit certes pas de défendre l'idée que chaque enseignant-chercheur puisse exercer au sein de notre Université en profession libérale, mais de se souvenir que l'activité de recherche, quel qu'en soit le champ, doit affirmer à la fois un principe d'indépendance à l'égard des savoirs établis et une dimension authentiquement créatrice.

Article L. 952-2 du Code de l'éducation :
« Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité. »