Questions de société
Appel au boycott général des classements

Appel au boycott général des classements "bibliométriques"

Publié le par Bérenger Boulay

[Page associée: Le SNCS appelle au boycott de l'évaluation bibliométrique].

Appel au boycott général des classements "bibliométriques"

"Lucien Febvre et Marc Bloch auraient-ils fondé les Annales sachant qu'elles seraient durablement «hors classement» ? "

Alain Tallon, professeur d'histoire moderne à l'université de Paris IV Sorbonne,

Texte envoyé le 30 juin 2008 à la liste de diffusion de l'association des historiens modernistes (AHMUF).



Chers collègues,

Je m'étais permis d'attirer votre attention sur le classement des revues historiques fait par un organisme « européen », la Fondation européenne pour la Science, à laquelle le CNRS participe. Cette Fondation a élaboré en lien avec l'Union européenne un classement des revues en sciences humaines, et notamment en histoire, dont la seule lecture ferait rire si ses conséquences n'appelaient pas plutôt les larmes. Pour rappel, vous pouvez le consulter à cette adresse du CNRS :

http://www.cnrs.fr/shs/recherche/classement-europeen-revues.htm

Je pense que vous vous souvenez de notre discussion lors de notre dernière assemblée générale. J'avais alors dit que ce classement ubuesque allait devenir, si nous n'y prêtions pas attention, un mode commode d'évaluation pour tous nos évaluateurs professionnels. Or, dès maintenant, l'AERES comme le CNRS utilisent ce classement et nous demandent de l'utiliser dans nos fiches « bibliométriques » (sic). Certains parmi vous ont peut-être déjà reçu ce type de fiche. Je tiens à la disposition de toute personne curieuse de voir jusqu'où l'on peut aller dans l'aberration kafkaïenne celle que je viens de recevoir. J'y découvre par exemple un « facteur G » de mes recherches que je dois évaluer, à ma grande perplexité.

Notre réponse ne peut plus passer par des compromis, négocier un passage de rang C en rang B, en se réjouissant que le voisin n'y parvienne pas. Je souhaite appeler ici à un boycott général de ce classement, comme de tous ceux qui pourraient sortir de l'imagination fertile de nos euro-historio-technocrates.


Les raisons sont simples :
- aucun classement fondé sur des critères aussi simplistes que A, B, C, ou l'impact international, n'a de valeur scientifique. La simple lecture du classement fait par cette Fondation « européenne » en est la preuve flagrante : il n'est pas vrai que 80 % des revues de valeur sur le plan international sont en anglais, sinon peut-être pour ceux qui ne sont capables de ne lire que cette langue. Mais ce sont peut-être eux qu'il faudrait évaluer.

- Tous nos collègues, y compris aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et dans d'autres pays anglophones, qui sont déjà soumis à ce genre d'évaluation souhaitent en sortir et en soulignent les inconvénients majeurs : le paysage des revues est durablement figé, ce qui empêche par exemple toute création de nouvelle revue un peu iconoclaste. Lucien Febvre et Marc Bloch auraient-ils fondé les Annales sachant qu'elles seraient durablement « hors classement » ? La concurrence chère à certains disparaît avec ces tables de marbre de l'élite historique.

- En effet, ce système crée des rentes de situation pour des revues au passé glorieux, mais au présent bien plus terne.

- Ce système est la mort des revues régionales. Elles sont pourtant le tissu vivant de la recherche en France, mais aussi dans la plupart des pays européens.

- Ce système tue les revues publiées par les sociétés savantes, qui là encore sont indispensables à la vie de notre discipline.

- Ce système assassine la notion même d'évaluation, qui passe par une étude attentive de la production scientifique d'un chercheur, d'un laboratoire, d'un département, d'une revue et pas par la quantification arbitraire de l'impact de cette production, dont les arguments pseudo-scientifiques ne résistent pas au plus simple des examens.


Et que l'on ne vienne pas nous dire que nous nous isolons en refusant cette évolution ! Tous nos collègues dans les pays européens et nord-américains soit en ont par-dessus la tête de telles méthodes, soit redoutent de se les voir imposer. Tous ceux qui parmi nous ont des contacts avec des chercheurs d'autres pays européens, en dehors de prébendes administratives et idéologiques telles que la Fondation européenne pour la science, savent très bien qu'un tel classement est partout rejeté avec véhémence.

En cet anniversaire de 1968, soyons réalistes et demandons l'impossible : que les évaluations en sciences humaines bannissent le principe même de classement automatique, qu'il vienne des Etats-Unis, de l'Union européenne, de Shangaï ou de la principauté de Monaco. Qu'une véritable politique européenne de la recherche en sciences humaines se mette en place, avec pour objectif non de singer les évolutions américaines, mais de développer des synergies entre des recherches nationales actives et brillantes. Jusqu'ici, les diverses tentatives ont lamentablement échoué, parce qu'elles ne s'appuyaient pas sur des structures existantes et ignoraient superbement leurs demandes. Toute ressemblance avec d'autres problèmes actuels de l'Union européenne ...

Mais pour en revenir à l'actualité scientifique, je renouvelle mon appel à refuser explicitement d'utiliser ces classements sans aucune valeur scientifique. Je sais que les organismes de recherche font un chantage éhonté, liant l'attribution de crédits et le renouvellement des équipes à ces évaluations qui sont au mieux de la poudre de perlimpinpin. Il suffit alors de dire que toutes vos publications sont en rang A. Les « évaluateurs» n'auront qu'à vérifier, ce qui les obligera déjà à lire les titres des articles et non à se fier uniquement à des critères qui sont simplement nuls et non avenus.

Je pense diffuser un tel message à nos collègues d'autres périodes, ainsi qu'aux associations d'historiens des autres pays européens. La coupe est simplement pleine. Ce n'est pas un manifeste pro ou anti Europe, pro ou anti traité de Lisbonne, pro ou anti souveraineté, pro ou anti je ne sais quoi, mais un simple constat de bon sens : l'harmonisation européenne ne doit pas se traduire par l'imbécillité.

Je vous prie de croire, mes chers collègues, en l'expression de mes sentiments dévoués

Alain Tallon