Collectif
Nouvelle parution
 Alexandria ad Europam  , S. Basch et J-Y Empereur(dir.)

Alexandria ad Europam , S. Basch et J-Y Empereur(dir.)

Publié le par Jean-Louis Jeannelle (Source : Sophie Basch)

Alexandria ad Europam, Sophie Basch et J.-Y. Empereur (éd.), Paris, Iinstitut français d'archéologie orientale, 2008

Les hommages à Alexandrie, individuels et collectifs, ne manquent pas. Mais tous se focalisent sur une période restreinte, antique ou moderne. À une exception, illustre : Pharos and Pharillon de E. M. Forster, recueil où l'essai côtoie la fiction sans segmenter l'histoire de la ville. De même, les contributions de ce volume s'étagent de l'Antiquité au XXe siècle, sans renoncer à la cohérence. Dans son principe, cet ouvrage s'inspire d'une entreprise qui a fait date : la collecte des « lieux de mémoire », immatériels ou monumentaux, qui ont marqué l'histoire d'Alexandrie et qui ont façonné son image dans la culture européenne. L'archéologie côtoie donc ici la littérature, les arts, la musique, inséparables pour éclairer l'importance du mythe alexandrin.

Introduction

Alexandrie par défaut

Good-bye to Therápia & joys of the hotel
Good dinners that make you exulting swell,
Good beds that refresh you from the toil of the day
Fine sights near wich you'd wish ever to stay

To all these good things the time is well nigh
I must bid a Good-Bye
!

Constantin Cavafy

Alexandria ad Ægyptum, « à côté de l'Égypte », est vouée depuis sa fondation à la marginalité. Son surnom est une litote : conçue et bâtie pour s'ouvrir sur le monde grec, elle s'adosse à l'Afrique. Le monde contemplé par cette cité idéale, dont l'urbanisme s'inspire des principes d'Aristote, celui qu'elle accueille sur ses quais et dans ses artères, est européen au sens large. Il n'est pas réductible aux frontières politiques, ni même géographiques, de l'Europe actuelle, indifférente, voire hostile, au flanc asiatique de son histoire. Les siècles passant, Alexandrie s'est naturellement « égyptianisée », sans perdre son caractère cosmopolite – bien que ce dernier se soit considérablement affaibli au cours des dernières années. Alimentée par les flux migratoires où se mélangeaient toutes les catégories sociales, par une population qui avait tourné le dos à l'Europe sans renoncer à maintenir des contacts qui nourriraient sa nostalgie – et l'insatisfaction inhérente à l'établissement dans l'entre-deux –, Alexandrie est aussi ad Europam. À l'heure où cet arrière-pays s'estompe, nous avons voulu évoquer quelques uns de ses paysages, dans la longue durée. Par cette chronologie très étendue, nous avons souhaité prendre nos distances avec le sentimentalisme qui prévaut dans nombre d'évocations récentes d'Alexandrie aux xixe et xxe siècles. Distance dans le temps, distance critique. Non par insensibilité, mais parce que l'heure est sans doute venue de prendre acte d'une mutation. Alexandrie, qu'on le déplore ou s'en réjouisse (les deux sentiments ne s'excluent du reste pas, c'est aussi une question de dosage et de circonstances), est, enfin, in Ægypto. Mais aucune émancipation ne peut faire table rase du passé, ici plurimillénaire. Non seulement la mémoire d'Alexandrie ne se borne pas aux deux derniers siècles (c'est une évidence, bien que les publications maintiennent une séparation étanche entre l'Alexandrie antique et l'Alexandrie moderne), mais elle ne se limite pas à la production alexandrine stricto sensu. Alexandrie est aussi la création de ceux qui l'inventèrent loin du Delta, Alexandrins exilés ou imaginaires. Aucun livre n'avait pris en compte ces « fabriques », ces « caprices » – qui façonnèrent aussi l'image de la ville, laquelle ne les ignora pas –, en les intégrant à l'histoire de la cité. Les Alexandries rêvées qui fécondèrent Alexandrie sont pourtant des lieux aussi légitimes que la métropole commerciale. Cette double perspective, jointe au souci de ne pas dissocier l'Antiquité et le passé proche, ont guidé notre abord de la mémoire alexandrine.

En 1997, revenant sur une aventure intellectuelle entamée treize ans plus tôt, Pierre Nora résumait l'ambition ayant abouti à la publication des sept volumes des Lieux de mémoire, entreprise collective qui cherchait à définir « les blocs les plus massifs de nos représentations et de notre mythologie nationale » : « Il s'agissait au départ de mettre en lumière la parenté secrète qu'entretenaient des mémoriaux vrais, comme les monuments aux morts ou le Panthéon, avec des objets apparemment aussi différents que des musées, commémorations, archives, devises ou emblèmes. » L'approche, qui associait l'analyse des hauts lieux à sacralité institutionnelle à des réalités plus humbles et à des phénomènes symboliques, a fait date.

Appliqué à Alexandrie, l'inventaire pourrait atteindre des proportions vertigineuses en raison du poids historique et de la complexité organique de la ville. Il n'était évidemment pas question d'établir un recensement complet, mais de feuilleter un répertoire anecdotique, allant de l'Antiquité à nos jours – en hommage au principe diachronique de Pharos et Pharillon –, des « lieux de mémoire », des « mythologies » ayant contribué à bâtir l'identité subjective d'Alexandrie, son image presque toujours façonnée par le décalage, l'altération ou l'ironie, « légèrement de biais par rapport à l'univers », comme E. M. Forster décrivait le poète Constantin Cavafy, « standing absolutely motionless at a slight angle to the universe ». L'échange semble constitutif de cette identité paradoxale : l'image de la ville, telle qu'elle se propage en Europe, lui revient déformée et engendre de nouveaux écarts. Un fil rouge relie les différents chapitres. Vue d'Europe, Alexandrie, dont tant de livres aujourd'hui célèbrent (ou recréent ?) la grandeur perdue, la culture et la douceur de vivre, apparaît avant tout comme une chambre d'échos. En dépit des vestiges éloquents exhumés par l'archéologie, pour la littérature, pour l'histoire de l'art, Alexandrie est partout sauf en Alexandrie – combien, comme le jeune Cavafy s'arrachant douloureusement aux rives du Bosphore, rêvèrent de n'y point revenir ou de la quitter ? combien, d'Apollonios de Rhodes à Christian Ayoub, la délaissèrent sans abandonner son esprit ? combien, d'Homère relu par les Alexandrins à Anatole France qui arpenta une cité imaginaire, portèrent sa marque sans l'avoir voulu, sans y avoir été – combien, comme Ungaretti qui y vit le jour, ne cessèrent d'être hantés par ce lieu sans monuments ? combien, à l'exemple des frères Thuile, s'évadèrent par leur bibliothèque privée de cette ville à laquelle tant d'autres, sur les cendres de la Bibliothèque incendiée, ont conféré une existence purement livresque ? Chaque fois, un même mécanisme est à l'oeuvre, celui de la mémoire par l'absence. Alexandrie, lieu d'élection de l'ennui et du taedium vitae, fonctionne à la fois comme prisme et comme creuset. À force de recueillir les soupirs des aspirants au départ et des immigrés volontaires ou forcés, au gré des influences, cette boîte de résonance, comme tous les échangeurs, a acquis une densité temporelle sans équivalent.

À côté de sites aussi manifestement mémoriaux que les cimetières d'Alexandrie, la Bibliothèque, la Bourse ou le Musée gréco-romain (où s'élabore une « Gréco-Romanité » typique de l'éclectisme local), l'esprit alexandrin a élu des supports plus précaires dont il ne subsiste parfois que quelques traces : des manuscrits médiévaux, des essais historiques et philosophiques, de nombreuses revues culturelles et mondaines, les souvenirs d'un salon littéraire au Mex, la mémoire des professeurs étrangers. Ces lieux éminents ou obscurs sont indissociables de la renommée d'Alexandrie, dont ils tirent leur justification et leur éclat. Le destin de la ville s'inscrit aussi, plus de deux mille ans après sa fondation, dans le destin de ses exilés illustres comme dans sa périphérie intellectuelle et artistique : la sensibilité alexandrine qui permit à Apollonios de fonder une école de rhétorique à Rhodes, à certains peintres et sculpteurs de se démarquer d'un hellénisme plus classique, comme à la courtisane Thaïs de conquérir la Belle Époque, des siècles après avoir séduit Ptolémée Sôter. L'alexandrinisme ne serait pas, depuis des siècles, sans l'exode d'Alexandrie.

Les journées des 15 et 16 octobre 2005 ont réuni des spécialistes de champs divers au Centre Culturel français d'Alexandrie, sous l'égide du CeAlex (IFAO – CNRS), de l'Institut Universitaire de France et de l'Université de Poitiers. Ce volume réunit leurs contributions.


Sophie Basch et Jean-Yves Empereur