Édition
Nouvelle parution
H. D. Thoreau, Walden

H. D. Thoreau, Walden

Publié le par Laure Depretto

Henry David Thoreau, Walden

Le Mot et le reste

Nouvelle traduction de Brice Matthieussent
Préface de Jim Harrison
Notes et postface de Michel Granger

9 septembre 2010, 368 pages

  • ISBN: 9782360540129
  • Prix: 23 euros

Présentation de l'éditeur:

Tant apprécié par Proust et par Gide qui tous deux envisagèrent de le traduire, le chef-d'oeuvre littéraire de Henry D. Thoreau n'a jamais obtenu la traduction en français qui rendrait justice à sa richesse et à sa complexité. Rédigé à partir d'une conférence donnée pour expliquer le sens de son séjour dans les bois de Concord (Massachusetts), l'essai a été longuement retravaillé entre 1847 et 1854. Il a été réécrit 8 fois, chaque nouvelle version bénéficiant d'ajouts empruntés au Journal et de formulations plus proches de ce que Thoreau cherchait à dire au sujet de son immersion dans la nature, de son refus de la tradition tout autant que du monde moderne.
Le ton employé par cette figure excentrique de la littérature américaine est volontiers provocateur lorsqu'il exprime son refus d'une société trop préoccupée de commerce et d'argent. Thoreau ne veut pas une communication simple, univoque, mais joue sur les mots, retrouve des sens oubliés, voire imagine une étymologie, afin de faire entendre bien plus que le sens commun, au risque d'une obscurité qu'il accepte, si c'est le prix à payer pour s'approcher au plus près de sa vérité intime. C'est dire que cette oeuvre longuement mûrie s'est forgé une langue noueuse, surchargée d'intertextualité et d'allusions culturelles à la vie du XIXe siècle américain et qu'elle est parfois difficile à interpréter.
La pensée étonnament moderne de Thoreau, concernant la résistance vitale de l'individu aux empiètements de la société et la nécessité de garder le contact avec la nature, mérite d'être portée à la connaissance du public francophone : cela ne peut se faire qu'avec une traduction qui rende justice à la qualité et à la densité du texte de Walden.
Michel Granger (spécialiste de Henry D. Thoreau)

Extraits:

Quand j'ai écrit les pages suivantes, ou la plupart d'entre elles, je vivais seul au milieu des bois, à un mile de mon voisin le plus proche, dans une maison que j'avais construite moi-même, sur la berge du lac de Walden, à Concord, Massachusetts, et je gagnais ma vie grâce au seul travail de mes mains. J'ai habité là deux ans et deux mois.

[...]

Simplicité, simplicité, simplicité! Je vous le dis, que vos affaires se réduisent à deux ou trois, et non à une centaine ou à un millier; à la place d'un million comptez une demi douzaine, et tenez vos comptes sur l'ongle d'un pouce. Au milieu de cette mer clapoteuse de la vie civilisée, les nuages, les tempêtes, les sables mouvants et les mille et un problèmes à régler sont tels qu'un homme, s'il ne veut pas sombrer ni aller par le fond sans jamais arriver à destination, doit naviguer à l'estime, et il faut vraiment être un as du calcul pour réussir. Simplifiez, simplifiez. Au lieu de trois repas par jour, n'en prenez qu'un le cas échéant; au lieu de cent plats, cinq; et réduisez tout le reste à l'avenant. Notre vie ressemble à une Confédération germanique, constituée d'États minuscules aux frontières toujours changeantes, si bien qu'à tout moment un Allemand est incapable de dire où se trouve sa frontière. Quant à la nation proprement dite, avec toutes ses prétendues améliorations internes, qui soit dit en passant sont toutes externes et superficielles, elle n'est qu'une institution pataude et boursouflée, encombrée de meubles et trébuchant sur ses propres chausse trapes, ruinée par les dépenses somptuaires et inconsidérées, par le manque de calcul et d'un objectif digne de ce nom, exactement comme les millions de foyers de ce pays; et le seul remède pour cet État comme pour eux est une stricte économie, une simplicité austère et plus que spartiate dans leur mode de vie, ainsi qu'un objectif élevé. Les hommes vivent trop vite.

[...]

Pour moi, une fois nos lettres apprises, nous devrions lire le meilleur de la littérature, au lieu d'ânonner nos b-a-ba et les mots d'une syllabe à l'école primaire avant de passer toute notre vie assis sur le banc le plus bas et le plus proche de l'estrade . La plupart des hommes se satisfont de savoir lire ou d'entendre quelqu'un lire; peut être ont ils été sensibles à la sagesse d'un seul bon livre, la Bible, et durant le restant de leurs jours ils végètent et gâchent leurs facultés en lisant ce qu'on appelle des livres faciles. [...]
Ils lisent tout cela avec des yeux grands comme des soucoupes, une curiosité primitive en éveil, et le gésier infatigable dont les replis n'ont toujours pas besoin d'être stimulés, exactement comme le petit écolier de quatre ans dévore son édition à deux sous de Cendrillon, sous couverture dorée, sans la moindre amélioration que je puisse déceler dans la prononciation, l'accent, la diction, ni le moindre talent pour y insérer ou en tirer une morale quelconque. Le résultat c'est l'affaiblissement de la vue, la stagnation des humeurs vitales, une déliquescence générale et un étiolement de toutes les facultés intellectuelles. Ce genre de pain d'épices se concocte tous les jours avec plus d'assiduité que le pain de pur froment ou celui de seigle et de maïs dans presque tous les fours, et trouve un marché plus demandeur.

[...]

Parfois, le dimanche, j'entendais des cloches, celles de Lincoln, d'Acton, de Bedford ou de Concord, quand le vent était favorable, une douce mélodie, tendre et pour ainsi dire naturelle, digne d'être importée dans le monde sauvage. Lorsqu'on l'entend d'assez loin à travers bois, ce son acquiert une sorte de bourdonnement vibratoire, comme si les aiguilles de pin à l'horizon étaient les cordes d'une harpe dont il jouerait. Tous les sons entendus le plus loin possible de leur source produisent invariablement le même effet, une vibration de la lyre universelle, tout comme l'atmosphère rend intéressante pour l'oeil humain la crête d'une montagne lointaine teintée d'azur. Dans le cas présent, m'arrivait une mélodie que l'air avait déformée, et qui avait conversé avec toutes les feuilles et toutes les aiguilles de pin des forêts, cette partie du son dont les éléments venaient de s'emparer pour les moduler et les répercuter de vallée en vallée. L'écho est, dans une certaine mesure, un son original, ce qui explique sa magie et son charme. Ce n'est pas simplement la répétition de ce qui méritait d'être répété dans la cloche, mais en partie la voix des bois; ces mêmes paroles et notes banales, chantées par une nymphe sylvestre.

[...]

Voilà bien une soirée délicieuse, quand le corps tout entier n'est plus qu'un sens et absorbe le plaisir par tous les pores de la peau! Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, je me fonds en elle. Lorsque je longe la rive pierreuse du lac, en bras de chemise malgré le temps frais, nuageux et venteux, sans rien remarquer de particulier qui soit digne d'attirer mon attention, je me sens étrangement à l'unisson de tous les éléments. Les grenouilles taureaux trompettent pour annoncer la tombée de la nuit et les bourrasques m'apportent de l'autre rive la voix de l'engoulevent. L'élan de sympathie qui me pousse vers les feuilles frémissantes de l'aulne et du peuplier me coupe presque le souffle; pourtant, comme le plan d'eau du lac, ma sérénité se ride sans vraiment se troubler. Ces vaguelettes soulevées par le vent du soir sont aussi éloignées de la tempête que la surface lisse semblable à un miroir. Bien qu'il fasse maintenant nuit, le vent souffle et rugit toujours dans le bois, les vagues se brisent, et quelques créatures bercent les autres de leur chant. Le calme n'est jamais complet. Les plus sauvages parmi les animaux, loin de se reposer, cherchent maintenant leur proie; le renard, le putois et le lapin rôdent à travers champs et bois, sans peur. Ce sont les veilleurs de la Nature les liens qui relient les jours de la vie animée.

En rentrant chez moi, je découvre que des visiteurs sont passés et ont laissé leur carte, un bouquet de fleurs, une branche de pin en couronne, un nom écrit au crayon sur une feuille jaune de noyer ou sur un copeau. Ceux qui marchent rarement dans les bois prennent en main un petit morceau de la forêt pour jouer avec en chemin, qu'ensuite ils laissent là, sciemment ou à leur insu. L'un a pelé une baguette de saule, avant de la tresser en anneau et de l'abandonner sur ma table. Je savais toujours si des visiteurs étaient venus en mon absence, à cause des brindilles incurvées ou de l'herbe courbée, ou de l'empreinte de leurs chaussures, et d'habitude je devinais leur sexe, leur âge ou leur qualité grâce à quelque imperceptible indice, ainsi une fleur qu'on a laissé tomber, un bouquet d'herbes cueillies puis jetées, même aussi loin que la voie de chemin de fer, à un demi miles de chez moi, ou encore l'odeur têtue d'un cigare ou d'une pipe. Mieux, j'étais souvent prévenu du passage d'un voyageur sur la grand route distante de soixante verges par l'odeur de sa pipe.

[...]

Parfois, lorsque je souffrais d'une indigestion de la société des hommes et de leurs commérages, et que j'avais usé jusqu'à la corde tous mes amis du village, je partais à l'aventure encore plus loin vers l'ouest que je n'en avais l'habitude, vers des parties de la commune encore plus écartées, « bois inconnus et nouveaux pâturages », ou bien, tandis que le soleil se couchait, je soupais d'airelles et de myrtilles sur Fair Haven Hill, et j'en faisais provision pour plusieurs jours. Les fruits ne dispensent pas leur vraie saveur à celui qui les achète ni à celui qui les fait pousser pour le marché. Il n'y a qu'une seule manière d'obtenir cette saveur, mais peu s'en donnent la peine. Si vous tenez à connaître la saveur des airelles, interrogez le garçon vacher ou la perdrix. Croire qu'on a goûté aux airelles quand on ne les a jamais cueillies soi même, est une grossière erreur. Jamais une airelle digne de ce nom n'a atteint Boston; là bas, on ne les connaît plus depuis l'époque où elles poussaient sur les trois collines de cette ville. Le goût divin et l'essence de ce fruit sont perdus ainsi que la pruine qui se trouve frottée dans la charrette du marché, de sorte qu'il devient un simple aliment.

[...]

Un lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C'est l'oeil de la terre; en y plongeant son regard, l'homme qui le contemple mesure la profondeur de sa propre nature. Les arbres fluviatiles voisins de la rive sont les cils effilés qui le frangent; les collines et les falaises boisées qui l'entourent, le sourcil qui le surplombe.

[...]

Alors que je rentrais chez moi à travers bois avec ma brochette de poissons, en traînant ma canne à pêche, il faisait maintenant tout à fait nuit et j'entrevis une marmotte qui traversait furtivement mon chemin; je ressentis alors un étrange frisson de délice sauvage et je fus fortement tenté de m'en emparer pour la dévorer toute crue; non que j'aie eu faim à ce moment là, sinon pour cette vie sauvage qu'elle incarnait. Une ou deux fois, néanmoins, pendant que j'habitais au bord du lac, je me surpris à arpenter les bois comme un chien à demi affamé, en proie à un étrange abandon, cherchant quelque gibier que j'aurais pu dévorer, et dont aucun morceau ne m'aurait semblé trop sauvage. Les endroits les plus perdus m'étaient devenus étonnamment familiers. Comme la plupart des hommes, je découvris en moi, et je découvre toujours en moi, une aspiration à une vie plus élevée ou, comme on dit, à une vie spirituelle, et une autre qui me poussait vers une vie primitive et sauvage, et je les respecte toutes les deux. Je n'aime pas moins la vie sauvage que le bien. La liberté et l'aventure inhérentes à la pêche me la recommandaient d'autant plus. J'aime parfois m'emparer de la vie dans toute sa luxuriance et passer ma journée comme font les animaux.